« Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre.» (Proust, Du côté de chez Swann)
« Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi. » (Kafka, Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin, cité en exergue par Perec dans Un homme qui dort)
« Ah! Bartleby! Ah! Humanity! » (Melville, Bartleby the scrivener)
La chambre d’Un homme qui dort, espace clos, prison, est aussi « le centre du monde ». Dans cette cellule se joue le mystère de l’isolement et du lien, expérience mystique engendrant une réflexion sur l’être au monde. Etrange roman où le personnage reste sans voix, dans l’expérience ultime du détachement, mais observé de l’extérieur, décrit à distance par une instance dont il serait l’interlocuteur. Expérience unique, mais qui semble s'inscrire dans une dynamique du langage fondant le moi dans l'autre, opérant simultanément le recentrage (le moi pris entre ces quatre murs si rapprochés se concentre, tente la mise à distance d'autrui) et la dissociation du soi; pratique périlleuse mais qui semble s'imposer aux poètes du déplacement. Ainsi, Paul Celan, dans Louange du lointain, écrit :
"Plus noir dans le noir je suis plus nu.
Infidèle seulement je suis fidèle.
Je suis tu quand je suis je." (Pavot et mémoire)
"Plus noir dans le noir je suis plus nu.
Infidèle seulement je suis fidèle.
Je suis tu quand je suis je." (Pavot et mémoire)
L’univers de Perec est celui de la coupure, amnésie causée par le traumatisme originel de la séparation évoqué dans W ou le souvenir d’enfance, cicatrice à la lèvre constituant la trace d’un de ses rares éclairs de mémoire, un accident de ski pendant son séjour à Villars de Lans pendant l’occupation… Signe revendiqué, coupure qui relie Perec à son enfance, mais aussi au « Condottiere » d’Antonello de Messine dont le portrait se détache du blanc monacal de cette chambre dans le film de Perec et Bernard Queysanne. La coupure crée le lien, avec le souvenir, avec Jacques Spiesser, l’acteur choisi pour représenter ce personnage indissociable de l’auteur : vu au Louvre et devenu le protagoniste du « premier roman (…) à peu près abouti » de Perec , « le Condottiere et sa cicatrice jouèrent également un rôle prépondérant dans Un homme qui dort (par exemple, p. 105 : « …le portrait incroyablement énergique d’un homme de la Renaissance, avec une toute petite cicatrice au-dessus de la lèvre supérieure, à gauche, c’est-à-dire à gauche pour lui, à droite pour toi… ») et jusque dans le film que j’en ai tiré avec Bernard Queysanne en 1973 et dont l’unique acteur, Jacques Spiesser, porte à la lèvre supérieure une cicatrice presque exactement identique à la mienne : c’était un simple hasard, mais il fut, pour moi, secrètement déterminant » (Perec, W ou le souvenir d’enfance, chapitre XXI). Ainsi, le romancier se trouve à la fois à la source et à l’aboutissement de l’œuvre, l’écriture constituant un moyen de se construire et de se trouver.
Or, ici, la chambre presque vide pourrait figurer la mémoire presque vierge de Perec, appel du blanc de la page demandant à être noirci, vide à combler, récit originel à ressusciter. Au départ, le néant : les racines détruites doivent être recréées à partir du rien, œuvre d’une vie qui se voue à la construction d’un univers complexe, disparate en apparence mais fondamentalement harmonieux. En effet, si la chambre est le lieu de l’oubli volontaire, île déserte pénétrée tout de même par les bruits que l’on n’écoute pas, par la clarté du jour ou la pénombre, elle ne peut devenir hermétique au dehors. Le lien refusé s’impose, s’immisce, oblige l’homme à prendre position par rapport au monde, « parfois, maître du temps, maître du monde, petite araignée attentive au centre de [sa] toile », puis, réintégré à l’univers, il n’est « plus l’inaccessible, le limpide, le transparent » (Un homme qui dort, section 7). L’imperméabilité au monde est impossible, le détachement ne peut durer, l’humanité reprend ses droits au moment où l’homme apprend qu’il n’est pas un personnage de tragédie : « Nulle épreuve ne t’attend, nul rocher de Sisyphe, nulle coupe ne te sera tendue pour t’être aussitôt refusée, nul corbeau n’en veut à tes globes oculaires, nul vautour ne s’est vu infliger le pensum de venir te boulotter le foie, matin, midi et soir. Tu n’as pas à te traîner devant tes juges, criant grâce, implorant pitié. Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec horreur. » Un homme qui dort, section 13). Il n’y a pas de fatalité qui accable, et même l’oubli peut être combattu. L’amnésie conduit à la création, l’oubli du passé individuel reflétant peut-être celui des temps immémoriaux. L’œuvre littéraire doit se substituer à ce vide angoissant, créant le lien absent, fabriquant de la mémoire…
De cendres et des ruines naissent le monde : le rêve suscite l’œuvre qui, née de l’inconscient, met au jour un univers cohérent où lieux réels et géographie imaginaire s’entrecroisent, personnes et personnages se réfléchissent, éclos du langage auquel on n’échappe pas. Un tissage serré unit ces deux mondes : la fiction olympique de l’enfance, W, trouve un écho dans l’univers concentrationnaire qui a vu mourir Cyrla Schulevitz Perec, mère de l’auteur ; un monde se peuple de figures récurrentes, comme des témoins d’une reconstruction : Gaspard Winckler, narrateur-protagoniste de W, découvrant et explicitant ce monde qui bascule dans l’horreur des camps ,est aussi l’artisan magicien de La vie mode d’emploi ; des noms réapparaissent d’une œuvre à l’autre, Serge Valène, Simon Crubellier, indifféremment être ou lieux, repères en tout cas, témoins d’une cohérence et d’une unité. L’écrivain ne se refuse pas au monde, au contraire : il en est le démiurge, refusant pourtant la toute-puissance, mais utilisant ses pouvoirs pour trouver sa place dans l’humanité. Il est celui à qui vient s’offrir le monde, comme l’écrit Kafka, dont l’existence s’achève au départ de celle de Perec dans une étrange coïncidence – si la famille de Kafka périt dans les camps, rompant définitivement avec le monde, catastrophe brisant une continuité logique, celle de Perec, par sa disparition, fait naître l’œuvre. Dans les deux cas perdure la création : le roman ne peut être tenu à distance du monde, au contraire, il en maintient la cohésion, maître du temps plus que les personnages qu’il déploie. A la source de la création, ce rêve de l’homme qui dort, qui réorganise inlassablement « les fissures du plafond » en un labyrinthe à l’image du monde. « La conjonction des ombres et des taches et les variations d’accommodation et d’orientation produisent sans effort, lentement, des dizaines de formes naissantes, organisations fragiles que tu ne peux saisir qu’un instant, les arrêtant sur un nom : vigne, virus, ville, village, visage, avant qu’elles ne se disloquent et que tout ne recommence : l’apparition d’un geste, d’un mouvement, d’une silhouette, ébauche de signe vide que tu laisses grandir, hasard qui se précise : un œil qui te fixe, un homme qui dort, un remous, léger balancement de voiliers, bout d’arbre, rameau explosé, préservé, retrouvé, de l’intérieur duquel émerge en se précisant point par point l’amorce encore d’un visage, à peine différent de l’autre tout à l’heure, plus sombre peut-être, ou plus attentif, visage en suspens où tu cherches sans les voir les oreilles, les yeux, le cou, un front, ne retenant, ne retrouvant, pour les perdre aussitôt, que l’empreinte d’un sourire ambigu, l’ombre d’une narine, que peut-être prolonge la trace - infamante ou glorieuse, qui sait ? – d’une cicatrice." (Un homme qui dort, section 7)
Le dormeur se mue en écrivain, dans l’élan d’une « poétique de la rêverie » élaborant le lien perdu entre mémoire et oubli, passé et avenir, vacuité et totalité…
Je me suis toujours dit que pour Perec la question de l'écriture ou la vie n'avait aucun sens. Il y a des enfants qui font un feu et s'amusent à sauter par dessus pour avoir la certitude d'exister en retombant sur le sol. Georges Perec, tourne autour d'un feu froid. D'un gouffre originel dont on ne peut prononcer le nom à l'instar du Dieu des Juifs. Alors il danse au-dessus du volcan éteint comme un personnage de Vincente Minelli. Chacun de ses pas, chacun de ses entrechats le relie au monde par cercles concentriques, par accumulation de briques, de morceaux de puzzle et ce jusqu'au rebord de l'univers infini. Le centre est partout, la circonférence nulle part. Le corps qui danse, le corps qui se déplace et le corps qui dort sont des incarnations de l'histoire, avec sa grande hache.
RépondreSupprimerTrès beau texte Anne-Françoise, qui éclaire un peu plus ma lanterne, merci.
A.G
Très beau commentaire, Alain...
RépondreSupprimerJe crois que pour Perec, c'est peut-être la vie qui n'a aucun sens (littéralement, il n'y a pas de point de départ, pas de destination, juste l'écriture qui tente de refermer ce cercle que tu évoques - ça y est, je me mets au "tu", c'est louche! dans une construction désespérée). Désespoir masqué par une légèreté feinte...
Merci de me lire...
Ah oui ! c'est assez terrible mais peut-être bien. L'homme qui dort, ou somnole derrière sa fenêtre ( la photo avec le chat tu sais ?)...
RépondreSupprimerToujours un plaisir d'aller de seuil en seuil.
p.s : à quand le blog de Gallimard en Gallimard ?
Ou de Michel Lafon en Michel Lafon (peut-être plus de mon niveau)...
RépondreSupprimer