Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

vendredi 25 décembre 2009

Lit de neige

Anselm Kiefer, Claudia Quinta, 2004(photo personnelle)


Les yeux, aveugles au monde, dans le mouroir d'à-pics : je viens,
dur plant au coeur.
Je viens.

Falaise miroir de lune. Chute.
(Lueur tachée de souffle. Sang épars sur zones étroites.
Âme se dissipant en formation nuageuse, une fois encore proche de la configuration nette.
Ombre décadigitale - position crispée.)

Les yeux aveugles au monde,
les yeux dans le mouroir d'à-pics,
les yeux les yeux :

Le lit de neige sous nous deux, le lit de neige.
Cristal après cristal,
treillagées dans des grilles à profondeur de temps, nous tombons,
nous tombons et gisons et tombons.

Et tombons :
Nous étions. Nous sommes.
Nous ne faisons qu'une chair avec la nuit.
Dans les couloirs, les couloirs.

Paul Celan, Grille de parole, 1959 (traduction de Jean-Pierre Lefebvre)

Les flots du Tibre emprisonnant le navire sur lequel voyage la vestale Claudia Quinta semblent n'entretenir aucun rapport avec les neiges de Celan. J'ai choisi cette illustration en raison du lien quasi indissociable entre Anselm Kiefer et le poète : ici, l'idée de pureté joint les deux oeuvres, à travers la vierge Claudia, la neige, le cristal, la netteté...

mardi 22 décembre 2009

Je cède à la mode des listes







Plutôt que de rédiger une nouvelle chronique, j’ai envie aujourd’hui de vous proposer une liste non exhaustive des lectures qui m’ont marquée ces derniers temps : il y aura des oublis, des lacunes, des regrets à venir.
Dans le désordre, et comme cela me vient :
Georges Bataille, - Le Bleu du Ciel
- La littérature et le mal
Cormac McCarthy, -La Route
-Suttree
-Méridien de sang
Andrei Tarkovski, Le temps scellé
Roberto Bolaño,- 2666
- Les détectives sauvages
-Le gaucho insupportable
-La littérature nazie en Amérique
Fernando Pessoa,  Le banquier anarchiste
Eric Vuillard, Conquistadors
Jean-Clet Martin, -La Chambre
-Une enquête criminelle de la philosophie
Bruno Tackels, Walter Benjamin, Une vie dans les textes
Walter Benjamin, -Œuvres I, II, III (lues et relues)
- Rêves
Varlam Chalamov, cits de la Kolyma
Vassili Grossmann, Vie et destin
Sade, Les 120 journées de Sodome
Barthes, La chambre claire
Paul Celan, Entretien dans la montagne

J'ai relu (dans le désordre et avec des oublis):
Dostoïevski, -Les Frères Karamazov
- Les Possédés
-L'Idiot
- Les Nuits blanches




Flannery O’Connor, -La sagesse dans le sang
-Les braves gens ne courent pas les rues

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
Freud, Totem et tabou

... Je voudrais lire et relire :
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité
Vikram Seth, Golden Gate
Les mille et une nuits
Michel Foucault, Histoire de la sexualité
Les oeuvres de Levinas (commencées en cette fin d'année, grâce à Yoann)
Russel Banks, Pourfendeur de nuages (un de ses plus beaux romans)
….
Il se peut que le contenu de cette liste évolue...

mercredi 16 décembre 2009

Déconstruire / reconstruire le monde : Roberto Bolaño, 2666



Tout a été dit sur 2666 de Roberto Bolaño, même si aucune recension n’est capable de saisir ne serait-ce qu’une partie de cette œuvre dont la première caractéristique semble être la démesure. La mienne ne fera pas exception. Comment alors justifier ce besoin d’écrire sur un tel livre ? Est-il possible de figer un instant la pensée en mouvement, fugitive, captivée, égarée, retrouvée puis perdue à nouveau dans les méandres de ce roman tentaculaire ? Le hasard a fait naître Bolaño au Chili : cette terre l’a rejeté comme un organisme indésirable, lui donnant tout de même, involontairement, des racines qui, prolongées indéfiniment, pourraient bien avoir franchi la frontière de l’Argentine, le plaçant au contact des fondations d’un labyrinthe borgésien…
L’image du labyrinthe cède ici à celle de la bifurcaria bifurcata, cette algue autotrophe et pérennante dont les ramifications s’étendent presque à l’infini. 2666 est d’une construction à la fois savante et aléatoire – non que l’auteur n’en ait contrôlé le moindre développement, la moindre digression : à l’égal du monde qu’il englobe, le roman fonctionne à la fois comme une constellation, projetant thèmes et personnages dans un univers apparemment désorganisé, mais il contient aussi de subtiles indications, balises discrètes donnant au lecteur le rôle de détective, comme Fate dans la troisième partie (« Fate » en anglais est le fatum des anciens, la destinée). Mais de quoi est-il ici question ?
Inachevée, l’œuvre se compose de cinq livres aux thèmes distincts. Le premier, « La partie des critiques », suit la quête de quatre universitaires européens unis par leur passion commune pour l’œuvre d’un mystérieux romancier, Benno von Archimboldi, qu’ils décident de pister jusqu’au Mexique, dans une poursuite hasardeuse menacée par l’insuccès. A Santa Theresa, près de la frontière avec les Etats-Unis, leur chemin croise brièvement celui d’Amalfitano, protagoniste de la seconde partie, universitaire comme eux, mais dont l’existence s’organise (ou se désorganise) autour de pôles très différents : sa fille, sa femme disparue (la folie douce de cette dernière trouve écho dans la dernière partie) et un étrange traité de géométrie suspendu par lui à une corde à linge en guise de happening, feuilleté au gré du vent. Le troisième livre, « La partie de Fate », a pour personnage principal un journaliste afro-américain que le hasard (toujours) conduit à Santa Theresa où il doit suivre un match de boxe. Son attention est plutôt attirée par des crimes dont des dizaines de femmes sont victimes, mais qui semblent ne préoccuper personne. « La partie des crimes » lui succède, interminable et sombre litanie, décompte de tous les crimes évoqués précédemment, dont toutes les victimes sont identifiées, décrites, autopsiées. Le dernier, « La partie d’Archimboldi », nous ramène, après des méandres étonnants, à l’énigmatique auteur poursuivi – la quête s’achevant au Mexique après avoir commencé en Allemagne, le roman s’insinuant dans les pas d’Archimboldi dans une grande partie de l’Europe, en URSS, en Roumanie, en Italie…
Mais l’unité de l’œuvre est réelle. Bolaño avait prévu une édition de ces cinq parties, constituant chacun une entité. La mort de l’auteur a conduit ses ayant-droit à éditer le roman dans son intégralité, décision qui nous permet de saisir la profonde diversité du livre, mais aussi son harmonie sidérale, contraignant le lecteur à un cheminement erratique mais attentif. L’épicentre de la narration se situe à Santa Theresa (ville jumelle de Ciudad Juarez, au Mexique, connue pour les nombreux assassinats de femmes qui s’y sont réellement commis). Un lieu auquel l’on accède pour des raisons multiples, mais qui semble aussi l’omphalos d’un monde voué au mal. Bolaño propose une réflexion passionnante sur la relation qui existe entre l’art et le mal, sans faire ouvertement référence aux œuvres philosophiques traitant de ce thème depuis la guerre. Sa pensée est concrète, le roman n’abandonnant presque jamais la narration pour des digressions philosophiques. Cependant, le quatrième livre, par la pénible et longue taxinomie des crimes, nous oblige à nous interroger sur ce qui nous pousse à ne pas refermer le livre… Ce catalogue constitue une sorte d’obstacle à la lecture, montagne dont l’ascension ne mène à rien, si ce n’est à une accumulation d’images morbides livrées sans explication, puisque l’assassin ne sera sans doute pas découvert. Et pourtant naît une sorte d’esthétique criminelle exerçant une fascination indéniable. Nous qui aurions horreur d’être confrontés à une telle réalité, pourquoi en acceptons-nous la description, la lecture suscitant forcément en nous des images épouvantables, d’autant plus qu’elles émanent en grande partie de notre propre imaginaire ?
Un moment, dans la dernière partie, Bolaño nous ramène à une autre horreur, aux origines différentes mais aux effets comparables : la tragédie de la Seconde Guerre Mondiale dans laquelle s’inscrit un moment le destin de Hans Reiter qui n’est pas encore devenu Archimboldi. Mais le mot de « destin » est-il bien choisi ? L’auteur s’y réfère souvent, sous différents avatars (Sisyphe et Odysseus, Fate, le magnétisme de ce lieu de mort qui attire un à un tous les personnages du roman – sauf un, et non le moindre)…Et pourtant, les protagonistes du roman semblent plutôt être les jouets d’une farce monumentale, poussés par le hasard sur toutes les routes du monde, échouant dans leurs quêtes. Le destin de l’homme est-il donc de se perdre ? Bolaño combat l'idée que l’existence individuelle dévoilerait sa signification à la fin – les morts meurent oubliés, loin de ceux qui les cherchent. Mais la destinée de chacun s’inscrit sans doute dans une volonté qui la dépasse, dans un jeu universel dont l’homme ignore les règles.
Que reste-t-il alors ? L’art, et la culture. Bolaño, romancier à l’écriture limpide, presque trop simple parfois, fait preuve d’une érudition exceptionnelle. Tous ses personnages se retrouvent à un moment ou à un autre confrontés à l’idée de littérature. Benno von Archimboldi (dont je ne vous révèlerai rien de plus) n’était pas destiné à devenir romancier. Ses œuvres pourtant sont celles d’un savant (le Bitzius qu’étudient Pelletier, Morini, Espinoza et Norton évoque l’existence d’un auteur suisse peu connu, Jeremias Gotthelf, pasteur d’une petite paroisse près de Morat). Les errances des soldats perdus dans le désastre de la guerre ont parfois d’étranges décors : un château de Transylvanie où ils rencontrent par hasard un général roumain plein de vitalité , mais qui finira crucifié à l’envers par ses propres hommes. Ce château labyrinthique en évoque d’autres ; l’ossuaire qui l’entoure (peut-être celui de Dracula) est un miroir des charniers laissés par les nazis, mais aussi du désert qui entoure Santa Theresa , dont chaque creux découvert recèle des restes humains… Ainsi, la littérature est un reflet de la réalité, et inversement ; il devient difficile de distinguer ce qui relève de l’une ou de l’autre. Le roman est d’ailleurs émaillé de références directes à des œuvres réelles (qui se mêlent à celles, imaginaires, écrites par Archimboldi) : les personnages sont tous des auteurs, des lecteurs ou les deux à la fois. Même le pharmacien camarade d’Amalfitano en fait partie : à la grande désolation de son ami, il s’intéresse à La Métamorphose plutôt qu’au Procès ou au Château, et à Bartleby plutôt qu’à Moby Dick.
Ainsi le monde se dévoile-t-il par petites pièces, comme dans un gigantesque puzzle dont nous attireraient uniquement certaines parties : le bleu étincelant d’un ciel mexicain, le corps d’une jeune fille violée, le dessin compliqué d’une algue, la silhouette dégingandée d’un soldat perdu… Autant de morceaux que nous ne pouvons rassembler, car il manque toujours un élément, une petite pièce à la forme contournée qui nous échappe, dissimulée à nos regards, et que nous ne retrouverons qu’une fois le puzzle détruit dans un geste d’impatience…
Je m’aperçois ici que j’ai omis une idée m’étant venue à la lecture de la dernière partie, et proche de celle de puzzle. Ce nom, hommage à l’italien Giuseppe Arcimboldo, évoque ces compositions savantes et surprenantes de légumes, de viandes composant des visages que l’on décèle en retournant le tableau, dont le sens diffère selon que l’on regarde l’œuvre à l’envers ou à l’endroit. J'aurais pu commenter aussi le titre du roman, dont la symbolique arithmétique est presque limpide...
Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois éditeur, 2008.


 Mon texte , un peu remanié, a été publié par Jean-Clet Martin sur son site "Strass de la philosophie" http://jeancletmartin.blog.fr/2010/01/05/roberto-bolano-7696561/

lundi 7 décembre 2009

The Road to Nowhere



Il est ici question de seuil, de passage. La Route de Cormac McCarthy, roman paru en 2006 aux Etats-Unis et couronné par le prix Pulitzer de la fiction en 2007, emprunte une étrange voie d’un monde familier à un ailleurs (ou un nulle part). Deux personnages sans nom, un père et son fils, rescapés d’un cataclysme dont nous ignorons tout, se déplacent sans relâche sur une route bordée par les reliefs d’un monde perdu – le nôtre. D’où viennent-ils ? Que sont-ils ? Où vont-ils ? Nul ne le sait, pas même eux sans doute. Prisonniers d’une trajectoire indéfinie, ils sont comme figés dans ce mouvement qui les confronte à un univers où il est impossible de trouver une place. Quelques repères subsistent pourtant : un caddie abandonné qui devient espoir de survie (ils y entassent tous leurs maigres biens), quelques maisons détruites, les ruines d’une ville, puis d’une autre. Cette odyssée privée de but les immerge cependant dans l’humanité tout entière : le bien, le mal, Dieu (est-il possible qu’il y ait un Dieu ?), l’avenir, la mort… Le voyage est silencieux : les mots ne peuvent souvent que dire l’effroi, l’incompréhension, l’angoisse de l’avenir. Du coup, le père se sent incapable de tenir son rôle, il ne peut rassurer son fils et lui montrer la route, comme on dit. Il l’aime, le protège, tente de lui inculquer quelques valeurs : mais celles-ci se limitent le plus souvent à apprendre à distinguer le bien du mal, les « gentils » des « méchants », à ne pas nuire mais à prévenir le danger.
Le chemin du père est tracé : il se meurt, s’affaiblissant à chaque pas, craignant à chaque instant d'abandonner son fils, le laissant vulnérable. Ce père prépare son fils à mourir, plaçant dans sa main le revolver qu’il devra utiliser s’il tombe entre les mains d’une de ces bandes de hors-la-loi qui menacent, s’adonnant à la violence, au pillage et au cannibalisme (il faut bien manger…). Le monde est retourné au chaos, la société a disparu, les rares survivants essayant de subsister au détriment des autres. C’est un monde dangereux à tout point de vue : les hommes s’entretuent, la nature n’offre aucun abri, ses grondements effrayant régulièrement l’homme et son fils. Pourtant, c’est en elle qu’ils ont confiance, pensant trouver au sud non pas un eldorado, mais au moins un endroit moins exposé au danger.
Ainsi, le père ne peut plus perpétuer les enseignements ordinaires. Même les mots se révèlent inutiles : dans cette destruction totale, bien des réalités habituelles ont disparu. Les mots sont donc condamnés, vidés de leur sens par l’absence de référent. Les gestes du quotidien (celui d’avant l’apocalypse) n’ont plus aucune signification pour l’enfant. Comment dans ce cas transmettre ? Pourtant, à chaque rencontre, à chaque occasion le père tente de maintenir en l’enfant « le feu », cette étincelle d’humanité qui fait leur dignité. La peur le pousse parfois à contrevenir aux règles qu’il a fixées ; il dépouille un homme qui les a volés, refuse une offrande de nourriture à un vieillard aveugle. Son fils le corrige : finalement, la transmission des valeurs s’est faite. Il subsiste donc un espoir.
Ils arrivent au bord de l’océan. L’eau inquiétante ne reflète que le gris du ciel. L’espace est ouvert, père et fils sont vulnérables. D’ailleurs, c’est à cet endroit que s’éteint le père. Mais l’enfant y était préparé, et même si le chagrin le submerge, il sait qu’il doit partir. Seul. Mais il est l’avenir : le monde pourrait bien se régénérer par lui. C’est ainsi qu’il trouve sa place, tout naturellement, dans une famille. Il reste donc des familles, un père, une mère, des enfants ! Une possibilité de repeupler la terre, si celle-ci ne se détruit pas. Cormac McCarthy ne nous dévoile rien. Ce roman poétique nous invite à méditer sur le mal, sur Dieu (ou le diable, le séparateur), sur l’existence…
Le cinéma s’est depuis quelques temps emparé de l’œuvre magnifique de McCarthy, les frères Coen avec No country for the old man, et tout récemment John Hillcoat pour La Route. Bien des spectateurs, attirés par l’aura de film catastrophe, seront déçus. Mais du roman, il subsiste indéniablement une certaine magie, dans les images d’une fidélité exemplaire aux évocation du texte, dans la discrétion – la violence est montrée, mais le réalisateur a eu le bon goût de ne pas en faire le pivot du film. L’interprétation est magnifique, tant pour Viggo Mortensen (le père) que pour le petit garçon , incroyable de fraîcheur et d’intensité.

PS : le titre de ce post m'a été inspiré par une chanson des Talking Heads ...

dimanche 15 novembre 2009

The Wooster Group : Vieux Carré, de Tennessee Williams


Parfois, l'expérience théâtrale peut se révéler éprouvante. Un fauteuil - inconfortable, un auteur trop ou trop peu connu, un spectacle dont on avait presque oublié qu'on devait aller le voir... Et puis, un cataclysme.
La scène est en désordre : des praticables disposés au hasard; un cable d'où pend une unique ampoule, nue; des écrans de tailles et formes aléatoires. Des piliers de métal, des portes coulissantes, simples contreplaqués noircis. Un sac de déchets gît, éventré. Un seau de plastique blanc, dans lequel on devine un amas d'objets hétéroclites.
La lumière ne s'éteint pas : pourtant, nous sommes au théâtre. Qu'en est-il du rituel, du rideau, de l'annonce du début du spectacle? Même l'ouvreuse omet l'habituel message demandant l'extinction des portables. On s'installe et on attend.
Un brouhaha d'abord : des voix enregistrées, des sons indistincts. Le spectacle est en anglais, les voix superposées, entremêlées, m'empêchent de comprendre. Les acteurs sont arrivés, en désordre: on n'a pas réalisé que la pièce avait vraiment commencé. Puis, les voix se font plus nettes, le jeu commence. Est-ce vraiment un jeu? Des images nous choquent, nous exaspèrent, le sexe s'affiche, envahit l'espace scénique. Un vieillard poursuit un jeune homme de ses assiduités : la scène est crue, directe, rien n'est allusif, tout est montré. Une spectatrice quitte la salle.
Quel lien unit ces personnages, dont on commence à reconnaître les noms? Rien, sinon ce lieu, un immeuble délabré de la Nouvelle-Orléans, dans le quartier de Vieux Carré. Petit à petit, le désordre s'organise, non sur scène, mais dans l'esprit du spectateur. Ce personnage que nos yeux ne quittent jamais, le seul à ne pas être nommé, c'est l'Ecrivain qui découvre dans ce désastre à la fois son identité et sa mission.
Vieux Carré, pièce non traduite en français, est l'une des dernières de Tennessee Williams. Une pièce de piètre renommée, semble-t-il. Et pourtant, le Wooster Group en fait une expérience étonnante de souffrance partagée. La trame narrative en est absente. Le synopsis distribué à l'entrée est de peu d'utilité pour comprendre ce qui se joue sur scène... Il est question de vivre, d'écrire, et de finalement s'effacer à la vie pour continuer à écrire. Williams transpose au théâtre ses débuts d'écrivain en même temps que la découverte de son homosexualité. Cette révélation n'a rien de romantique : le jeune homme ne fuit pas les manoeuvres de séduction du voisin débauché et souffreteux qui l'initie. Le plaisir est sordide ; la salle, gênée. Sur scène se déroulent successivement ou simultanément des rencontres dont les enjeux ne se découvrent qu'au fur et à mesure. Des personnages se dessinent : une vieille femme recherchant son fils, sombrant peu à peu dans la folie, un couple mal assorti, que seul le sexe semble unir, le vieux libidineux mais aussi mourant à petit feu, des personnages disparates réunis par la misère, et qui ne créent jamais de véritable lien. L'écrivain se tient au milieu de tout cela, faisant l'expérience de la vie et de la misère, mais se retirant petit à petit, refusant tous les rôles qui lui sont offerts (amant, ami, fils), oubliant son projet de fuite pour mieux observer les tragédies qui se révèlent à lui. Pour Tennessee Williams, l'écriture est une souffrance. Elle se nourrit des blessures des autres et du renoncement à soi, pour aboutir à l'effacement du monde réel et à la solitude. Autour de lui, les humains disparaissent, relégués dans la pénombre de l'absence. La vie n'est possible que par les mots frénétiquement posés sur le papier.
La lumière s'éteint. C'est la fin. Sur scène ou en coulisses, des personnages sont morts, d'autres ont fui. Le silence s'est finalement établi : le cliquetis de la machine à écrire s'est tu. Les applaudissements tardent à venir, non par désapprobation, mais parce qu'à un tel spectacle il est difficile de montrer sa joie. Les comédiens saluent, le visage grave. Ce "jeu" ne les a pas laissés indemnes...
Du théâtre, ou pas? Peu importe. Mais un temps partagé dans la misère, la violence et le désastre quotidien...
Sortie du théâtre, je ne peux parler. Il me faut donc écrire.

PS (le 7 décembre) : je viens de revoir "Un tramway nommé désir". Le film et la pièce s'éclairent, se renvoient l'un à l'autre... La voisine de l'écrivain et Blanche se ressemblent un peu ; l'on retrouve dans Vieux Carré l'eau bouillante versée par un trou du plancher sur des voisins bruyants. L'immeuble où vivent Stanley et Stella Kowalski est ouvert aux quatre vents, sonore des voix de la rue et des cris des habitants de la cour. La pièce présentée par le Wooster Group pourrait constituer une genèse de l'oeuvre de Tennessee Williams, et pourtant elle a été écrite beaucoup plus tard, ce qui la rend encore plus poignante, l'auteur se regardant dans le miroir du temps, osant affronter la vérité que refuse Blanche Dubois.

samedi 7 novembre 2009

Tarkovski, Andreï Roublev





Où y a-t-il de la beauté ? Là où tout mon vouloir m’oblige à vouloir ; où je veux aimer et périr afin qu’une certaine image ne demeure pas uniquement une image. (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)


L’oeuvre dont je parle n’est pas un film. En tout cas, pas comme vous entendez ce mot. Ici, la caméra se fait pinceau, l’herbe et la terre matières, la voix, chant. Les cieux sont gris, et pourtant chaque nuance de bleu est perceptible ; l’eau se mêle à la terre, les prairies meurent au bord du fleuve, les flammes s’élèvent, les lumières dansent… Pourtant, Tarkovski a tourné en noir et blanc. Par magie, les couleurs manquantes s’imposent à nous, comme les parfums que l’on imagine ; le monde se crée sous nos yeux et avec nous en une série de scènes tristes ou joyeuses, tendres ou grotesques, violentes ou apaisées.
Trois silhouettes noires cheminent lentement dans un paysage d’une tristesse sereine. Des moines, l’un derrière l’autre, ne rompant le silence que lorsque s’abat sur eux une pluie d’orage. Des mots simples, de ceux qu’on échange sans y penser : ces hommes semblent frustes, comme les paysans qu’ils rencontrent dans la misérable auberge qui leur offre un abri. Leur entrée calme l’histrion qui se donnait en spectacle : non, ils ne sont pas tout à fait de ce monde…Leurs visages semblent taillées dans le bois ou dans la pierre : leurs gestes mesurés, leur verbe parcimonieux les éloignent de la vie qui jaillit autour d’eux.
Une trinité : Kyril, Danila et Andrei. Dans les films de Tarkovski, les personnages vont souvent par trois, comme les anges de l’icône peinte par Andrei Roublev, « La trinité de l’Ancien Testament ». Kris, Khari et Snaut dans Solaris ; le Stalker, l’Ecrivain et le Scientifique...
Kyril le terrien souffre d’avoir à renoncer aux biens de ce monde, Danila semble fait d’amour uniquement, Andrei, lui, a un don… La galerie Trétiakov à Moscou renferme des trésors de la peinture russe, en particulier des œuvres d’un certain Andrei Roublev dont on ne sait rien : seules ses œuvres attestent de son existence. Tarkovski lui crée une vie, comblant les lacunes de l’histoire. Andrei Roublev n’est pas un film historique, mais une méditation sur le temps, Dieu, l’art… Le cinéma de Tarkovski s’abreuve aux sources de l’art, de la philosophie et de la religion. Profondément mystique et russe dans l’âme, il a étudié la peinture, la sculpture, la musique. Sa Russie est celle de Dostoïevski, déchirée entre les conflits brutaux et l’idéal de la Terre Mère Sainte Vierge, alors même que le régime soviétique tente de renverser ces valeurs ancestrales. Pourtant, il ne renonce jamais et comme par miracle réussit, malgré d’immenses difficultés, à faire produire ses œuvres. Le film enchaîne des séquences au rythme méditatif, même lorsque les images sont violentes. Ces scènes s’organisent en une ample chronologie qui recouvre les premières années du XVè siècle, suivant le peintre en différents lieux, conciliant immobilité et mouvement. Autant de tableaux dont Andrei Roublev n’est pas l’auteur, mais le spectateur. En effet, si ses œuvres constituent le motif du film, jamais on ne le voit peindre. L’une des scènes initiales se voue aux icônes de Théophane le Grec, qui devient son maître. Plus tard, Andrei est impuissant face à la blancheur des murs d’une église sur lesquels on lui a commandé un Jugement Dernier – dans un geste de colère, il y projette une tache de couleur comme une giclée de sang, la peinture dégoulinant de ses doigts semble une souillure. Les fresques réalisées dans la basilique de Vladimir sont détruites lors du sac de la ville par les Tatars, dans une scène d’apocalypse. Nous ne verrons rien de cette œuvre sinon des débris. Andrei, à ce moment, fait vœu de silence et renonce à la peinture.
Ces détours, le refus de montrer le geste du peintre, l’absence de la représentation de ces images sacrées nous dévoilent que le sujet est ailleurs. Roublev est à la fois voué au monde et hors du monde : il porte sur lui un regard de commisération, mais aussi d’incompréhension. Un chrétien, le Petit-Prince, participe au saccage d’une cathédrale ; une sorcière le délivre lors d’un sabbat… L’innocente qu’il a sauvée d’un viol (et qui rappelle par bien des aspects les Douces de Dostoïevski, ces jeunes femmes faibles d’esprit mais détentrices d’une forme de sainteté, menacées par la violence et la concupiscence des hommes - Lisaveta Smerdiachtchaïa, violentée par Fiodor Karamazov, par exemple) refuse d’être protégée par lui et choisit de rejoindre le guerrier Tatar qui veut la séduire. Roublev semble n’avoir plus de place dans le monde, et la caméra de Tarkovski se détourne de lui pour un temps. A l’issue de l’avant-dernière séquence du film, « La cloche », il comprend enfin que ce don qu’il possède n’est pas au service des hommes, mais de Dieu. Mais Tarkovski n’est pas simplement un croyant orthodoxe consacrant son film à son idéal chrétien : toute l’œuvre témoigne d’un déchirement et d’un questionnement douloureux. Parfois paisible, elle est traversée d’éclairs de violence ( l’arrivée des guerriers Tatars rappelle la vitalité brutale des cavaliers de Ran ou de Kagemusha) ; les paysans refusant la conversion au christianisme sont bien plus doux que ceux qui viennent pour les tirer de leur paganisme (la scène du sabbat alterne exultation des corps et paix des images, étoiles glissant entre les herbes hautes, scintillement des flammes sur les eaux calmes). Pour lui, l’esprit est supérieur à la matière : tout son cinéma explore le conflit entre spiritualisme et matérialisme. Les deux premières scènes du film nous montrent des fous : l’un tente de s’envoler grâce à un étrange ballon et s’écrase, l’autre est cet histrion –un fou, un bouffon médiéval- que sa langue trop bien pendue conduit au bagne pour dix ans. L’irrationalité de ces deux personnages se lit comme une vraie liberté. Le premier, avant sa chute (dont on ne connaîtra jamais les conséquences) est parvenu à voler, à s’élever vers le ciel. Sa folie lui confère le courage de tenter cette expérience inouïe et de la réussir. Le second est celui qui se détache de toute contrainte pour vivre libre d’esprit. Andrei Roublev découvre que la liberté pour lui réside dans le détachement de tout jugement humain, dans l’abandon de toute crainte de l’échec. Il se libère de lui-même , et la fin du film, retrouvant la couleur, nous montre enfin ses œuvres, dans un mouvement de caméra lent et sensuel consacrant paradoxalement la pureté de ces icônes.
On ne peut évoquer Andrei Roublev sans celui qui l’incarne, l’acteur Anatoli Solonitsyn, extraordinaire d’intensité, de force et d’hésitation, de courage et de faiblesse, véritablement habité…

mardi 3 novembre 2009

Bethsabée (2) : le regard de Marc Bonetto



Qu'est-ce qui rend possible l'appropriation de l'oeuvre d'art par chacun? Une fois achevée, elle échappe à son auteur pour devenir objet de multiples recréations. Un peu plus bas dans ce blog je donnais mes impressions sur Bethsabée, l'une de mes toiles préférées. Marc Bonetto m'a fait l'amitié de me confier sa méditation sur cette même oeuvre, et de m'autoriser à la publier ici, telle quelle, poétique et vivante.

Paris, le 5 octobre 2009, 9 heures 20.

Chère Anne-Françoise,

À peine arrivé au Louvre, je me suis rendu dans les salles de peinture hollandaise, devant la Bethsabée de Rembrandt. Quel silence ! Aucun visiteur. À moi le tableau, à moi seul, et je vais m’en délecter jusqu’à l’ivresse.
Je ne sais plus si dans ton remarquable article, tu as noté la volupté triste de Bethsabée. Elle est belle, désirable ; quelques bijoux, un collier et son pendentif, un bracelet serre le bras droit, une perle comme pendant d’oreille, le voile négligemment jeté sur les cuisses et ce ruban rouge qui tombe de la chevelure à moitié défaite, tout fait d’elle une amante de rêve, si ce n’était le regard pensif. Elle est ailleurs, loin de nous, et c’est heureux ! Nous ne sommes pas des gens de si bonne compagnie. La tristesse du regard la change en victime. Le titre seul, et dans une moindre mesure, la culture protestante des Hollandais du XVIIe siècle, indiquent le thème. On pourrait imaginer une reine, une esclave promise au sultan ou dame à sa toilette. L’artiste n’en a pas voulu ainsi : c’est l’épouse d’Urie, et nulle autre. C’est sa servante et compagne que le peintre honore. Quelle femme admirable ce fut ! Le peu que je sais d’elle m’incite à l’admiration et la rend adorable. Plus je la contemple, plus le visage, dans sa détresse muette, détresse acceptée, me la rend proche. Pour ne rien te cacher, le vicieux que je suis aime les femmes adultères, notamment quand l’infidélité, passée ou à venir, se teinte de regrets.
Je t’avais parlé de la seconde interprétation, celle où la lettre annonce la mort d’Urie. Le lit défait serait celui qu’elle partagea avec David. La servante muette, dans l’ombre, une allusion à la pécheresse qui lave les pieds du Christ ou le Christ lavant les pieds des apôtres, deux images sublimes du pardon.
Oui, tout est dans le regard, le reste est secondaire, voire superflu. N’y aurait-il pas communion de pensée entre les deux femmes ? Dans le silence, sans se regarder, elles semblent se comprendre.
Et le lit au fond ? Est-ce bien un lit ? Peut-être. David y dort-il ? La forme de la couverture pourrait le faire penser.
Enfin, il y a ce bras gauche. Qu’il est mal peint ! comme ébauché, de même que la main. Regarde le pouce. En as-tu vu de ce calibre ? Et si haut placé par rapport aux autres doigts. Le peintre délaissa-t-il ces détails, leur préférant la servante, les jambes, l’autre bras (pas vraiment réussi lui non plus) le buste, le visage ?
Une touriste vient de s’arrêter. Juste le temps de photographier le tableau. Pas plus. Que font ces imbéciles au Louvre ! Donnez-leur un album de reproductions et qu’ils cessent d’encombrer les musées. Tiens, la revoilà. Non pour mieux voir, tu parles ! mais pour se faire tirer le portrait sous le tableau. Va-t’en, vilaine, indigne de Bethsabée ! Suis-je intolérant ? Possible. Pourquoi ces gens qui n’aiment pas l’art, qui s’en foutent, encombrent-ils les musées aux dépens des amoureux dont, sans vanité, je me targue d’être ?
Revenons à Bethsabée qui vaut mieux que ces Jean-foutre. Misanthrope ? Oui, et pas qu’un peu. Dans la même salle, il y a un autre portrait d’Hendrickje Stoffels, daté lui aussi de 1754. Elle porte les mêmes pendants d’oreilles, l’air pensif, légèrement triste, admirable et admirée. Rembrandt dut l’aimer profondément, à moins qu’il ne l’ait magnifiée, magnifiant son œuvre, se magnifiant lui-même. Dans tout créateur travaille un vampire. Souviens-toi du « Portrait ovale », d’Edgar Allan Poe. Bienheureuses les victimes de ce vampirisme ! mille fois heureuses, celles dont le sang tiré abreuve et rend immortelle, plus forte… quand elles n’en meurent pas.
Facétie, intuition, goût des correspondances ? La nouvelle disposition des œuvres met face à face la Bethsabée et l’Autoportrait au chevalet de 1660, tu sais, celui que j’aime tant. Le peintre contemple et son œuvre et l’amante, même si le regard se perd davantage vers l’intérieur de l’être, au fond de lui-même, plus profond que lui-même, plus loin que vers un extérieur tout d’apparence et de frivolité.

mardi 27 octobre 2009

Ran, la tragédie et le souffle du vent


A qui imagine l’univers des films de Kurosawa comme un monde d’une esthétique absconse, la vision de Ran oppose un retentissant démenti. Certes, l’immense réalisateur japonais nous offre des images d'une beauté irréelle, des scènes de combats splendidement chorégraphiées, des décors extraordinaires et des costumes somptueux, mais l’œuvre réussit l’étonnante symbiose d’une épopée et d’un film intimiste.
Dans la veine de ses grandes fresques historiques, le film nous transporte dans le Japon du XVIème siècle, déjà cadre de son film précédent, Kagemusha. Comme dans celui-ci, Kurosawa propose au spectateur une réflexion sur le pouvoir, la violence, le sacrifice. Kagemusha était l’histoire d’un voleur échappant à la crucifixion en raison de sa ressemblance avec Shingen, chef du clan Takeda, dont il devenait pour un temps la doublure, l’ombre (selon la traduction du mot « Kagemusha » qui en japonais signifie « l’ombre du guerrier »). Il apportait à son rôle de la truculence, par sa difficulté à s’adapter à l’univers policé et codé des chefs de guerre, mais aussi de l’humanité dans sa relation avec son petit-fils d’adoption, et enfin un dévouement véritable dans son ultime sacrifice. Le film, tourné la plupart du temps en intérieur, était théâtral, hiératique, empruntant directement au Nô et à ses cérémonies parfois hermétiques pour le spectateur occidental.
Ran débute en pleine nature : le paysage ondule au souffle du vent, des paravents de tissu sont déployés pour créer un espace de réception (et cette image m'en suggère une autre, prémonitoire : les tentures de soie du décor dépouillé de Richard II mis en scène par Ariane Mnouchkine au festival d'Avignon. Ce soir-là, le mistral avait uni son souffle à celui de Shakespeare pour magnifier la tragédie). C’est là que le vieil Hidetora, chef des Ichimonji, a réuni ses fils et ses alliés pour leur annoncer qu’il renonce au pouvoir. Son choix se révèle rapidement désastreux : ayant confié le gouvernement de ses terres à ses fils aînés et chassé Saburo, le plus jeune, parce qu’il lui avait parlé avec trop de franchise, il se retrouve presque immédiatement dépossédé de tout, sans abri même. Le spectacle des violences déchaînées par ses fils ingrats lui fait perdre la raison. Commence alors une errance, un chemin de croix, dont le seul compagnon est son bouffon, personnage complexe qui se comporte dans le film comme le chœur dans les tragédies antiques.
En effet, tout dans ce film se réfère au théâtre, même si l’espace y est ouvert. Sous le ciel (des nuages annoncent ou ponctuent l’action) et dans les vastes plaines, Hiderota est prisonnier de sa décision, de ses erreurs. Sa folie traduit son refus de reconnaître la vérité, de comprendre les conséquences terribles de sa faute. Saburo le prédisait au début du film : c’est la fin d’un monde, la fin du monde… Certains signes subtilement placés par Kurosawa annonçaient une suite tragique : le fils renié est celui qui a disposé des branches au-dessus de son père endormi, créant un petit arbre pour lui faire de l’ombre ; le vieillard (qu’on croyait peut-être mort) se réveille en sursaut d’un cauchemar dont le sens ne se dévoile que progressivement, celui d’une solitude terrible. La fatalité pèse sur ce personnage qu’on voudrait sage mais dont la conduite a été folle. Rapidement, le spectateur reconnaît dans ce scénario une histoire plus ancienne, celle du roi Lear, que le réalisateur a ouvertement choisi d’adapter – il a déjà filmé Macbeth et s’est inspiré d’Hamlet pour un autre de ses films. Son univers cinématographique se réfère aussi à Dostoïevski (L’Idiot) et à Gorki (Les Bas-fonds) qu’il a portés à l’écran au cours des années 50. Comme dans la pièce de Shakespeare, la tragédie s’éclaire par moments d’un sourire apporté par Kyoami, le bouffon. Mais celui-ci se désespère et pleure autant qu’il rit, devenu le protecteur de son maître. L’esprit égaré du vieillard l’empêche de reconnaître la voie du salut, aveuglement symbolique qui trouve son écho dans les yeux de Tsurumaru qu’il a lui-même crevés après avoir fait massacrer sa famille. Mais le jeune homme a pardonné, tout comme sa sœur Sué qui cherche dans la pratique religieuse la force de l’absolution, aimant celui qui a semé terreur et mort dans son univers.
Ran, film aux multiples richesses, splendeurs et merveilles, se lit aussi comme une réflexion sur la grâce et le pardon. Sué et Tsurumaru sont en effet les réceptacles du bien, dans la pureté et la prière – le jeune homme est d’ailleurs asexué (lorsqu’ils le rencontrent – fatalement – Hiderota et Kyoami voient en lui une fille), ni adulte, ni enfant ; sa sœur cherche la paix dans le Bouddha. Mais dans cette œuvre désespérée, Dieu ne répond pas. Les purs sont massacrés comme les autres, il n’y a de salut ni pour Hiderota, ni pour Saburo : père et fils meurent en se retrouvant. Une statuette de Bouddha tombe dans un précipice, lâchée par Tsurumaru qu’elle était supposée protéger : ainsi, Dieu est mort, et l’homme condamné à survivre dans un monde sans avenir.
La pureté et la beauté des images ponctuent ou accompagnent ce cheminement pessimiste dans une œuvre universelle.
Akira Kurosawa, Ran (1985)

Conquistadors d'Eric Vuillard : critiques croisées


Le labyrinthe inextricable de la fabuleuse toile qui nous tient prisonniers offre de magnifiques rencontres. Au hasard de mes errances sur le web, j'ai découvert en certains blogs des trésors d'intelligence et de culture. Grâce à eux mes horizons s'ouvrent, mes lectures s'enrichissent. A ce propos, je tenais à vous faire partager l'une des découvertes que m'a rendue possible la fréquentation assidue des blogs de Jean-Clet Martin et de Juan Asensio : l'un des plus beaux romans qui m'ait été donné de lire ces dernières années, Conquistadors, d'Eric Vuillard. J'aurais voulu en faire une recension complète, mais préfère vous renvoyer à deux articles très différents mais aussi subtils et puissants l'un que l'autre : la lecture croisée de Jean-Clet Martin et d'Alain Baudemont sur "Strass de la philosophie", et celle de Juan Asensio sur "Stalker - Dissection du cadavre de la littérature" (deux de mes sites "de chevet", pourrais-je dire).

Voici donc les liens à suivre:







Puissiez-vous y puiser comme moi l'envie de vous plonger dans cette oeuvre au souffle épique, poétique et désespérée.
Eric Vuillard, Conquistadors, Editions Léo Scheer, 2009

lundi 19 octobre 2009

Herman Melville, Taïpi

                                              Paul Gauguin (D'où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? 1897)



Comme vous êtes loin, paradis parfumé ! (Baudelaire, Moesta et errabunda)

« Les marins sont les seuls humains qui, de nos jours, voient encore quelque chose qui touche à la poignante aventure ; ils se sentent aussi à l’aise, au milieu des choses qui paraîtraient aux pantouflards étranges et romanesques, que dans une veste bien usée aux coudes ». Quel autre destin pour un aventurier que de devenir écrivain, celui qui donne à lire le récit parfois incroyable de ses errances, de ses épopées à l’échelle du globe ? La littérature anglo-saxonne se nourrit des œuvres de ces « clochards célestes » dont le terrain de jeu n’a pas de frontière. De Melville à London, de Stevenson à Kerouac, que de voyageurs toujours affamés d’ailleurs, usant leurs semelles et leur santé au gré des vents, des océans, des continents… Chez nous, seuls Montaigne et Rimbaud (et Cendrars, et Céline), si éloignés l’un de l’autre par le temps et la vie, témoignent de cette avide curiosité d’autres mondes lointains et pourtant très proches. Mais Montaigne n’a pu fourbir ses chevaux que jusqu’en Italie ; Rimbaud a remplacé la poésie par l’aventure vécue , son absence s’épanouissant dans le silence. Melville, lui, accouche son œuvre de l’expérience du voyage. Ishmaël, le narrateur de Moby Dick, reflète le romancier : à la fois acteur et observateur de la sinistre épopée, il est le seul survivant, celui qui ne revient au pays que pour raconter. Mais avant ce monument de littérature, il nous livre Taïpi, son tout premier roman, publié en 1846 – est-ce bien un roman, tant l’œuvre s’inspire de son expérience réelle ?
Melville considère que sa vie commence le 3 janvier 1841, jour de son départ du port de New Bedford (dont il fait également le port d’attache du Pequod de Moby Dick) pour le Pacifique à bord de l’Acushnet, un baleinier (modèle du Dolly de son roman). Cette expérience exaltante et brutale lui inspire plus tard certaines de ses plus beaux romans (Taïpi, Omoo) et son chef-d’œuvre, Moby Dick. L’aventure débute dans l’ennui, les jours succédant aux jours, les veilles aux quarts, sous les ordres d’un capitaine irascible et injuste. L’arrivée à Nuku Hiva, dans la baie de Taipivai, l’incite à déserter. Cette décision impulsive est à l’origine de ce roman dépaysant, étrange et inquiétant.
La fascination des écrivains pour le Pacifique date sans doute des relations de voyage par les découvreurs du Pacifique, Cook, Bougainville : elles ont suscité une abondante littérature et inspiré les philosophes des Lumières, matérialisant leur réflexion sur la nature humaine. Même si Rousseau s’inspire plutôt des Essais de Montaigne (I, XXXI, "Des Cannibales") lorsqu’il prend à contre-pied les théories de Hobbes sur l’état de nature, et si ses « sauvages » sont plutôt des Indiens que des Polynésiens, sa curiosité pour l’ailleurs a certainement été avivée par les voyages effectués par ses contemporains. Diderot rédige un Supplément au voyage de Bougainville étonnant de lucidité sur les effets de la confrontation entre natifs et envahisseurs. Melville, à son tour, incite par ses textes Stevenson à tenter l’aventure des antipodes : celui-ci visite les mêmes lieux, et ses écrits rassemblés dans l’ouvrage Dans les mers du Sud répondent en quelque sorte aux observations de son aîné. L’étonnant, chez Melville, c’est qu’il n’a pas de modèle. Probablement, ce désir de tout voir, tout connaître, son insouciance de très jeune homme l’ont-ils poussé dans cette aventure. Mais ce qui importe est cette œuvre qu’il nous offre après avoir pris un peu de recul, son regard distancié qui propose de multiples pistes de réflexion.
En effet, le récit n’est ni critique, ni dithyrambique. Le lecteur progresse dans la découverte des lieux et des êtres en même temps que son guide, l’auteur-narrateur. La nature, tout d’abord, se montre hostile. A la douceur des alizés qui l’invitent à la fuite succède la pluie froide et incessante qui le mène au découragement , à la mort, presque. Il ne possède aucune des clés qui lui permettraient de survivre avec son compagnon dans cet environnement qui ressemble si peu à ce qu’il imaginait. Inconsidérément, il s’est volontairement perdu dans les montagnes inhospitalières des Marquises, allant d’une vallée à l’autre à la recherche d’un abri. Il a pris la direction que lui déconseillaient les indigènes rencontrés au port : la vallée de Taïpi, au-delà de Haapa, qui lui a été décrite comme un repaire de cannibales. Pour ces jeunes gens, c’est plus une incitation qu’une mise en garde ! Le cheminement du fugitif s’effectue entre angoisse et curiosité. La confrontation est inévitable, mais quand elle se produit, elle se révèle bien plus rassurante que prévu. Son compagnon et lui sont accueillis à bras ouverts dans le village des Taïpis dont le sourire et la sollicitude les rassurent immédiatement.
Ce roman aurait pu ne nous proposer qu’une romance exotique dans un éden de pacotille. Mais Melville est malgré son jeune âge un fin observateur doté d’une vraie conscience. Ainsi, le début de l’œuvre fourmille de critiques acérées sur les relations qui se sont établies entre colons et colonisés. Les Français occupants de l’île ne lui inspirent aucune sympathie, pas plus que les missionnaires dont il considère le zèle avec méfiance. Quant aux Marquisiens, ils se divisent entre complices et réfractaires, ces derniers étant traités comme de véritables sauvages. Le narrateur (Tommo pour ses hôtes) découvre un univers à la fois terriblement différent et très proche du sien. Les relations humaines semblent marquées par le respect de la famille, des anciens. Adopté par le chef, il découvre l’amour et la douceur de vivre. Le paradis existe-t-il ? Avant son arrivée, Tommo éprouve une angoisse légitime, liée aux récits de cannibalisme qu’il a entendus. Pourtant, il vit dans cette vallée retirée comme dans un hortus deliciarum… Les humains y profitent des bienfaits de la nature avec laquelle ils vivent en parfaite harmonie. Nulle exploitation abusive, nulle atteinte à son intégrité. Chaque homme en tire avec raison les fruits qu’elle lui prodigue généreusement, mais nul ne cherche à la contraindre, à l’épuiser, à la détruire. Les sentiments humains sont eux aussi empreints d’harmonie : Tommo n’assiste à aucun conflit ; tous acceptent sa présence comme un don. Pourtant, une sourde et inexplicable inquiétude l’envahit parfois, peut-être due aux préjugés qui ne l’ont pas entièrement abandonné.
La révélation est terrible : un matin, se réveillant seul, il comprend que les hommes sont partis se battre contre le village voisin. A leur retour victorieux, il assiste en cachette (les villageois l’ont adopté mais tenu à l’écart de certaines cérémonies) à une scène effrayante : le cannibalisme des habitants n’était pas une légende… Alors qu’il n’est menacé en rien, le paradis se mue en enfer – qu’il faut fuir absolument !
Finalement, le voyageur est-il celui qui cherche une place dans l’univers, ou celui qui n’est capable d’en garder aucune ? Etranger à son propre monde, il ne cesse d’espérer trouver ailleurs le bonheur, chassé à chaque fois par la désillusion. Le voyage est donc vécu comme réponse à une crise d’identité : qui suis-je, moi qui ne ressemble à aucun de ceux que je vois autour de moi ? L’idée de semblable n’est qu’une utopie, ou alors, si je suis semblable aux autres, quelle est cette image sinistre qu’ils me renvoient de moi-même ? La réponse est peut-être dans l’écriture, qui oblige à une forme d’immobilité, de concentration, tout en permettant le voyage intérieur. Melville, après avoir voyagé, se fixe et devient écrivain. Son cheminement intime le dispense de fuir – de se fuir…

mercredi 14 octobre 2009

Mourir à Venise (mort et beauté chez Thomas Mann et Visconti)




« Celui qui contemple la beauté humaine, le souffle du mal ne peut rien sur lui : il se sent en accord avec lui-même et avec le monde » (Goethe, cité par Schopenhauer, Le monde comme représentation et comme volonté, livre III, 45)

Dans la nouvelle de Thomas Mann, la beauté humaine est pourtant constamment frôlée par le mal. Contemplée de loin par Gustav von Aschenbach, dont la fascination ne se défait jamais d’une once de mauvaise conscience, elle s’incarne en Tadzio, un éphèbe de quatorze ans. La rencontre avec cette beauté presque divine, surnaturelle, engage l’écrivain – Aschenbach en effet pourrait être un miroir de l’auteur, ce lien ayant été d’ailleurs revendiqué par Mann – dans une sorte de traque lointaine mais obsessionnelle. Le voyage à Venise se mue en quête de la beauté, celle de ce garçon « à la grâce sévère » dont « le visage encadré de boucles blondes comme le miel, [le] nez droit, [la] bouche aimable, [la] gravité expressive et quasi divine » fait « songer à la statuaire grecque de la grande époque ». Praxitèle à Venise ! Aschenbach, le romancier, se fait observateur ; il se satisfait de la seule contemplation, craignant peut-être la déception d’une véritable rencontre. L’esthète est ému par ce miracle qui tranche sur un paysage humain indigne de lui : maîtres d’hôtel, gouvernantes, et même sœurs moins gâtées par la nature… Le lieu, le décor se consacrent à la glorification de cette beauté inhumaine. Venise a presque disparu, s’évaporant pour ne pas faire d’ombre à ce prodige. Seule demeure la plage peuplée de familles cosmopolites et bourgeoises, dont les heures sont rythmées par l’appel lancinant de la mère inquiète à son feu-follet de fils : « Adgio, Adgio ». Mais Aschenbach reste un artiste : la proximité avec Tadzio l’occupe « d’idées abstraites, métaphysiques ; sa pensée [cherche] le mystérieux rapport devant relier le particulier au général pour que naisse de l’humaine beauté ». Cet intérêt tout spirituel se teinte progressivement de sensualité ; ému par une voix à peine entendue, par de furtives images (il observe en se cachant, adoptant l’attitude d’un voyeur), le voyageur se désintéresse de tout autre sujet de curiosité, perdant progressivement conscience du monde qui l’entoure. Il oublie la malhonnêteté du gondolier ; il ne sent plus les fétides effluves de la lagune mortifère mais magnifiée par la présence du garçon ; il ne réalise pas immédiatement la fuite des touristes chassés par la peur du choléra. Le « souffle du mal » est sur lui, mais il ne s’en rend pas compte !

Visconti filme à merveille les poursuites dans les ruelles vénitiennes qui n’ont d’autre intérêt pour Aschenbach que de répercuter le bruit du pas de Tadzio : le décor que l’on espérait stupéfiant de beauté se révèle sale, sinistre même, les seules taches de couleur provenant des affiches de mise en garde placardées sur les murs lépreux. Venise a disparu, s’effaçant devant le jeune homme, sa gloire n’existe plus, mais l’artiste n’en a cure dans sa poursuite de l’humaine beauté. La vulgarité des personnages de rencontre crée un contraste saisissant avec la perfection physique de Tadzio.
L’univers peut pourrir, s’écrouler, disparaître : pour Aschenbach, seul existe encore cette méditation socratique sur l’Eros charnel et l’Eros spirituel…Thanatos, certes, est tout proche. Cette idée parcourt à la fois la nouvelle et le film. D’ailleurs, Thomas Mann, en commençant ce récit, dit s’être inspiré de la passion presque grotesque d’un Goethe septuagénaire pour une jeune fille de dix-sept ans. La beauté et la mort qui approche ne font pas bon ménage. Mais qu’importe l’âge ! Visconti rappelle en exergue de son film que Thomas Mann s’est également inspiré de Platen, poète allemand dont il appréciait particulièrement les vers :

« Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté
Est déjà livré à la mort,
N’est plus bon à rien sur terre
Et cependant il frémira devant la mort,
Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté.

A jamais durera pour lui le mal d’aimer,
Car seul un insensé peut espérer sur terre
Ressentir un tel amour et le satisfaire.
Celui que transpercera la flèche de beauté,
A jamais durera pour lui le mal d’aimer.

Hélas, que ne peut-il tarir comme une source,
Humer dans chaque souffle aérien un poison,
Respirer la mort dans chaque pétale de fleur !
Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté,
Hélas, que ne peut-il tarir comme une source ? »
Platen, Sonnets vénitiens.

Le temps s’est arrêté pour Gustav von Aschenbach ; la mélancolie du deuxième mouvement de la Cinquième Symphonie de Mahler opère ici un ralentissement, crée une plénitude éloignant Aschenbach du monde des humains pris dans la tourmente de la fuite. Il s’isole, renonçant à la vie, à sa personne même : sa pitoyable tentative de rajeunissement symbolise ce désir à la fois d’échapper au temps et de devenir autre. Mais la beauté le nargue ; la mort s’empare inéluctablement de lui, et son cadavre est emporté, ridicule poupée maquillée, image même de la décomposition.

Cette fin évoque Schopenhauer qui dissocie la contemplation du principe de raison :
« Lorsque, s'élevant par la force de l'intelligence, on renonce à considérer les choses de la façon vulgaire ; lorsqu'on cesse de rechercher à la lumière des différentes expressions du principe de raison les seules relations des objets entre entre eux, relations qui se réduisent toujours, en dernière analyse, à la relation des objets avec notre volonté propre, c'est-à-dire lorsqu'on ne considère plus ni le lieu, ni le temps, ni le pourquoi, ni l'à-quoi-bon des choses, mais purement et simplement leur nature ; lorsqu'en outre on ne permet plus ni à la pensée abstraite, ni aux principes de la raison, d'occuper la conscience, mais qu'au lieu de tout cela, on tourne toute la puissance de son esprit vers l'intuition; lorsqu'on s'y engloutit tout entier et que l'on remplit toute sa conscience de la contemplation paisible d'un objet naturel actuellement présent, paysage, arbre, rocher, édifice ou tout autre ; du moment qu'on se perd dans cet objet, comme disent avec profondeur les Allemands, c'est-à-dire du moment qu'on oublie son individu, sa volonté et qu'on ne subsiste que comme sujet pur, comme clair miroir de l'objet, de telle façon que tout se passe comme si l'objet existait seul, sans personne qui le perçoive, qu'il soit impossible de distinguer le sujet de l'intuition elle-même et que celle-ci comme celui-là se confondent en un seul être, en une seule conscience entièrement occupée et remplie par une vision unique et intuitive ; lorsque enfin l'objet s'affranchit de toute relation avec ce qui n'est pas lui et le sujet, de toute relation avec la volonté : alors, ce qui est ainsi connu, ce n'est plus la chose particulière en tant que particulière, c'est l'Idée, la forme éternelle, l'objectité immédiate de la volonté; à ce degré par suite, celui qui est ravi dans cette contemplation n'est plus un individu (car l'individu s'est anéanti dans cette contemplation même), c'est le sujet connaissant pur, affranchi de la volonté, de la douleur et du temps. » (Schopenhauer, Le Monde comme représentation et comme volonté, III, 34).

Dans cet affaissement du corps, dans le renoncement à la vie, Aschenbach, paradoxalement, se trouve grandi par son don total à la contemplation, son enveloppe charnelle subissant le même sort que la lagune, redevenant objet – l’esprit seul lui survivant, pour l'éternité.
Oeuvres consultées:
Thomas Mann, La mort à Venise (Fayard, 1971)
Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (PUF, 1966)
Visconti, Mort à Venise, 1971

mardi 29 septembre 2009

Un étrange Feu Pâle ( Nabokov dans un miroir brisé)

American Visionnary Art Museum, Baltimore, juillet 2009 (photo personnelle)




"C’était moi l’ombre du jaseur tué

Par l’azur trompeur de la vitre ;

C’était moi la tache de duvet cendré – et je

Survivais, poursuivais mon vol, dans le ciel réfléchi."


Feu pâle, long poème de John Shade en quatre chants, constitue plus que le prétexte de cette œuvre étrange, toute en ombres et en reflets. Un lecteur candide ou peu familier des malicieuses manipulations de Vladimir Nabokov pourrait pénétrer dans cette œuvre en ignorant que la fiction débute dès la première ligne : en effet, si le poème occupe apparemment la place centrale dans le livre, sa présentation et ses annotations en font partie intégrante. Ainsi, auteur (Shade) et éditeur (Kinbote) sont les deux protagonistes de ce texte intrigant qui en réalité se définit comme un roman, puisqu’il s’agit d’une fiction le plus souvent narrative. Un étrange dédoublement, car Kinbote, voisin voyeur et obsédé par l’idée de la mission à accomplir, s’introduit de force dans l’existence du poète, puis dans son œuvre, le commentaire envahissant le poème, le commentateur voyant en Shade une image de son destin - rocambolesque pour le moins.
Que de pièges, de chausses-trappes, de méandres dans cette œuvre aux multiples niveaux de lecture ! Il est impossible d’en résumer les péripéties, tant elles sont nombreuses, surprenantes et… compliquées. Mais là n’est pas l’essentiel. En effet, se tisse entre Shade et Kinbote une relation indescriptible, et peut-être peu goûtée par le poète, ou alors tout simplement fantasmée par son zélateur. Petit à petit, à mesure que le poème semble s’étioler (ses premiers vers, magnifiques, perdent peu à peu leur mystère et laissent progressivement la place à une simple autobiographie versifiée), le commentaire prend de l’ampleur, Kinbote y laissant libre cours à une sorte de délire de persécution et une identification de plus en plus nette du poème avec sa propre existence, comme s’il s’était incarné en Shade ou que celui-ci ait pu s’immiscer dans sa conscience.
Au-delà de l’érudition commune à Kinbote et à Nabokov (on retrouve dans l’œuvre la prédilection de celui-ci pour l’entomologie, la botanique, l’ornithologie, comme dans Ada ou l’ardeur) et de l’humour dont il fait preuve, Feu Pâle présente au lecteur un miroir, l’incitant à une réflexion poussée sur le processus de lecture et d’écriture. En effet, le texte de Shade n’existe que parce que Kinbote désire plus que tout le lire ; et l’écriture (romanesque, ou plutôt fantasque) naît de cette lecture. Les premiers vers du poème semblent définir cette relation : l’oiseau (le jaseur, celui qui ne cesse de parler – n’oublions pas que Nabokov a attentivement et scrupuleusement supervisé la traduction en français de son roman) traverse la vitre, survivant à sa propre mort ; une vitre plutôt qu’un miroir, car le miroir reflète assez fidèlement la réalité alors que le reflet dans la vitre est ombré, tremblé, presque effacé par la transparence même qui au lieu de révéler dissimule. Cette fenêtre sur le monde est une ouverture mais aussi une cloison, un mur sur lequel on peut se fracasser… De l’horrible danger de la littérature ! Shade d’ailleurs le paie de sa vie, assassiné par un tueur dont on ne sait qui il poursuit réellement (ne serait-ce pas plutôt Kinbote qui était visé ?). Deux destins se rejoignent ou plutôt se succèdent : la mort de Shade confère à Kinbote, le lecteur, le pouvoir de poursuivre l’œuvre à sa manière par le processus de l’interprétation.
Mais que reste-t-il à la fin ? « Le feu pâle de l’incinérateur » dans lequel le poète brûle régulièrement toutes ses ébauches ? Ou alors le face à face meurtrier auquel Kinbote continue à s’attendre ? Nabokov nous égare, mais nous rappelle que toute œuvre littéraire se nourrit de la citation des autres : il convoque ainsi Goethe, Proust, Dostoïevski, Robert Browning, Joyce et… lui-même (à travers des allusions à Lolita ou à Pnine), plaçant son roman sous le signe du plus mystérieux de ses prédécesseurs, Shakespeare :

« The moon’s an arrant thief,

And her pale fire she snatches from the sun… »

(La lune est une voleuse de grand chemin, / Sa pâle lumière, elle la fauche au soleil…, Timon d’Athènes, IV, 3).

La littérature est transmission, mais aussi tromperie, illusion ; le regard qu’elle pose sur le monde n’est jamais figé mais insaisissable. La vérité de l’auteur n’est pas celle du lecteur, elle ne vaut pas mieux non plus, mais l’une et l’autre se complètent, s’enrichissent dans une spirale vertigineuse.

mercredi 23 septembre 2009

Las Hurdes, tierra sin pan




Etrange découverte à la fin d'un DVD : dans les bonus proposés avec Viridiana de Bunuel (film auquel je consacrerai certainement bientôt un post), le court-métrage de 1932 sur Las Hurdes, région misérable d'Estramadure, à l'ouest de l'Espagne, près de la frontière portugaise. Ce film d'un réalisme tellement implacable qu'il frôle le surréalisme sous le signe duquel Bunuel a placé toute son oeuvre jusqu'à présent crée encore aujourd'hui un véritable choc...

J'en avais entendu parler il y a quelques années lors d'une émission de radio, mais avais complètement oublié son existence. C'est le hasard, donc, qui l'a offert à mes regards... pour inscrire en moi une marque indélébile. Ces images violentes (il n'y a pourtant ni bagarre, ni crime) constituent un terrible constat de la société pré-franquiste.

La région est presque inaccessible. Le cinéaste et ses techniciens s'engagent dans une véritable expédition pour l'atteindre, franchissant obstacles naturels ou humains (la dernière barrière est un ensemble d'églises à l'abandon, d'ermitages désolés). Puis la montagne, desséchée et hostile, qui ne laisse présager aucune présence humaine. Puis d'étranges écailles géantes, posées à même le sol : ce sont les toits des maisons de la plus grosse bourgade de ce territoire isolé. Aucune fenêtre , aucune ouverture n'est ménagée dans les murs de ces maisons de pierres grossièrement assemblées; la fumée ne sort par aucune cheminée, mais s'échappe des failles des cloisons. La rue principale du village (mais peut-on vraiment parler de rue?) est le lit d'un torrent, où adultes, enfants et bêtes (des porcs, uniquement) boivent à même le sol. L'instituteur du village - aux Hurdes, il y a tout de même une école - a du mal à empêcher les enfants d'y tremper le pain qu'il leur distribue, les obligeant à le manger devant lui. Les paysans misérables sont contraints d'aller à la montagne pour y chercher la terre de leurs champs, qu'ils aménagent au bord de la seule rivière de la région. A chaque crue, tout est à recommencer. Ici, pas de médecin, pas de travail : c'est une société livrée à elle-même et qui ne sait comment évoluer - le crétinisme y est fréquent, les maladies touchent toute la population. Certaines scènes sont insoutenables : une femme fiévreuse est couchée sur le sol, le visage creusé (le commentaire nous apprend qu'elle est morte deux jours plus tard); un homme figé devant l'entrée de sa maison est le père d'une petite fille qui vient de mourir. La mère n'a plus de larmes, et l'enfant est emportée dans une sorte d'auge qui servira même de bateau (car il faudra bien traverser la rivière pour arriver au cimetière, maigre prairie dont les herbes folles dissimulent les croix).

Témoignage ethnologique ou dénonciation d'une intolérable misère?

Le film, très vite interdit en Espagne à l'époque, a tout de même suscité la juste indignation de nombreux spectateurs, et a constitué un motif de révolte : son influence dans le déclanchement de la guerre civile est réelle.

Mais le plus étrange est cette fascination esthétique qu'il fait naître : on est mal à l'aise d'être un peu voyeur, de juger et surtout de ne pas comprendre cette résignation totale face à la misère.

dimanche 13 septembre 2009

Lire La Chambre de Jean-Clet Martin





Qu’y a-t-il à l’origine d’un roman ? Trop souvent, le besoin presque maladif de se raconter, de donner une importance démesurée à sa petite vie. Le piège de l’autofiction guette la plupart des auteurs d’aujourd’hui, réduisant l’écriture romanesque à un exercice nombriliste et, il faut l’avouer, peu intéressant pour le lecteur. Mais parfois, le hasard (ou le destin) favorise la rencontre avec un texte hors norme, évitant avec intelligence et brio les embûches narcissiques dans lesquelles tombent très souvent les romanciers d’aujourd’hui. La Chambre de Jean-Clet Martin fait partie de ces heureuses et trop rares surprises…
Cette chambre, lieu clos éclairé par une lucarne traversée par l’intense rayonnement du soleil, est le point de rencontre entre l’intérieur et l’extérieur, mais aussi, de façon différée, entre les trois protagonistes de l’œuvre. Propice à la réflexion, à la solitude, elle se laisse cependant pénétrer par le monde, lumières, sons, effluves provenant de l’extérieur, à la manière d’une monade. Elle conserve en elle l’empreinte des corps qui y ont vécu, à travers des traces (celles d’un cendrier, d’un verre), des objets abandonnés qui prennent au fur et à mesure une place de plus en plus grande, comme cet album consacré à Hopper, qui constitue un lien entre les personnages, mais aussi avec le lecteur. Jean-Clet Martin nous offre ainsi des repères identifiables – la peinture de Hopper, de Manet : en réalité, plus que des repères, les œuvres constituent un départ ou un aboutissement. De nombreuses scènes (j’ose ce terme cinématographique, mais il me paraît refléter la structure du roman) renvoient à Hopper : Marlène et Serge, les futurs amants dans le bar se reflètent dans les personnages de Nighthawks; Pauline, seule dans sa chambre, offre l’image à la fois sensuelle et éthérée de la jeune femme de Morning in a city



D’ailleurs, ce roman à l’écriture précise et précieuse, taillée et polie comme les faces d’un joyau, concilie sensualité et abstraction, comme Hopper dans ses toiles, à la fois stylisées et fortement marquées par la présence –ou l’absence- des corps. La matière s’allie à l’immatériel ; la vitre crée une frontière en même temps qu’un seuil. Elle isole les êtres du reste du monde, et paradoxalement donne accès à eux. Vitrine ou fenêtre, elle sépare et unit, par la transparence, le rayonnement qu’elle rend possible. Ce lien se prolonge en aura, substance immatérielle d’un corps disparu, par l’imperceptible trace laissée sur la surface brillante d’une table basse. Dans ces objets oubliés, ces marques presque effacées, les morts survivent au néant et à l’oubli.
Pourtant, le livre n’est pas un huis-clos : il propose un parcours qui s’éloigne de la chambre, de la ville, pour conduire très loin deux de ses personnages ! Cette ville sans nom nous devient presque familière : le pont Kamaran, traversé et retraversé, le fleuve aux eaux mouvantes, le bar, le musée, la bibliothèque…Chacun de ces espaces ouvre une réflexion : la bibliothèque évoque le labyrinthe borgésien, le musée est un lieu vivant, où se nouent des intrigues, où le visiteur est parfois un reflet des personnages des œuvres exposées (celles de Hopper). Les toiles du peintre s’animent, au restaurant par exemple où l’œil de Marlène est attiré par un couple qui semble sorti de Chambre à New-York. Chaque déplacement semble constituer un voyage en miniature, comme dans ce bus qui donne l’occasion d’une réflexion sur le point de vue, sur le dépaysement, et même sur la philosophie présocratique ! A travers une étonnante mise en abyme, le lecteur se trouve projeté dans le parcours romanesque des personnages : chaque page recèle une occasion de réfléchir, et Jean-Clet Martin, sans rien imposer, suggère des pistes, distille des références littéraires, artistiques, philosophiques…
Le lecteur peut y suivre son propre chemin : la première lecture de ce roman m’a véritablement happée dans une réflexion sur l’empreinte comme persistance d’un corps au-delà de la mort, comme lien avec l’être disparu. Mais la richesse et la beauté du livre de Jean-Clet Martin se dévoilent à chaque instant ; les méandres de l’intrigue épousent et révèlent nos interrogations existentielles, et, comme par magie, nous offrent des réponses.
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Jean-Clet Martin, La Chambre, M@nuscrits, Editions Léo Scheer, 2009.
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NB:La Chambre est le premier roman de Jean-Clet Martin, qui est philosophe, et auteur d'une vingtaine d'ouvrages. Voici d'autres lectures qui, je l'espère, vous intéresseront autant qu'elles m'ont passionnée:
100 mots pour jouïr de l'érotisme, Les Empêcheurs de penser en rond, 2004
100 mots pour 100 philosophes, Les Empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2005
Borges, Une biographie de l'éternité, "Philosophie imaginaire", Editions de l'éclat, 2006
Eloge de l'inconsommable, "Philosophie imaginaire", Editions de l'éclat, 2006 (à lire d'urgence!!!)
Et le tout dernier en date, sorti la semaine dernière:
Une intrigue criminelle de la philosophie - Lire la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte,2009.

mercredi 26 août 2009

Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David (1655)



En quoi une œuvre picturale peut-elle totalement bouleverser celui qui la contemple ? En arpentant les galeries d’un musée, l’on peut se considérer simple promeneur dans un bel environnement ; ou alors, méthodiquement, s’attarder devant chaque œuvre – plus encore si l’on s’est procuré le guide audio presque systématiquement proposé à l’entrée ; l’on peut également opérer un choix prémédité en préparant sa visite. Mais il est possible aussi – et c’est ce que je préfère – se laisser séduire, appeler par les œuvres. Certains tableaux accrochent le regard, nous obligent à nous arrêter devant eux pour les détailler, entreprendre avec eux un dialogue à la fois sensuel et intellectuel. Il arrive alors de se laisser gagner par l’émotion, comme à l’écoute d’un concerto ou à la lecture d’un roman. Cependant, accepter d’être fragilisé par le tableau exposé est parfois difficile : le spectateur devient spectacle ; l’intimité avec l’œuvre ne peut exister que dans des conditions trop rarement réunies.
Lorsque je me rends au musée du Louvre, c’est en général par envie (besoin, presque) de me retrouver face à Bethsabée…
Cet attrait est presque inexplicable. Certes, il s’agit d’une toile relativement connue, dont le thème se réfère à un épisode célèbre de l’Ancien Testament. Une scène qui pourrait donc être convenue, Rembrandt n’étant pas le seul à avoir représenté ce sujet.
Sur une toile de grandes dimensions (un carré d’1m42x1m42), le corps dénudé d’une femme au bain, tenant dans sa main droite une lettre, se découpe sur un fond assez sombre et pourtant chaleureux par la richesse du tissu brodé d’or qui s’y expose. Assise sur un sofa d’un rouge éclatant mais qu’on devine à peine, elle s’appuie avec langueur sur un fin drap blanc. Ce corps définit dans l’espace pictural une diagonale qui sépare la toile en deux parties qui contrastent avec douceur : la partie gauche dans l’ombre, celle de droite toute de clarté. Un clair-obscur à la Rembrandt, donc… Oui et non.
En général, chez Rembrandt, cette technique (très utilisée à l’époque, depuis Le Caravage et La Tour) sert à mettre en évidence un visage (celui du philosophe, de Saskia, le sien même), un personnage dans une foule (effet utilisé pour les deux personnages au premier plan dans La Ronde de Nuit). Ici, c’est la nudité de Bethsabée qu’il magnifie. Or Rembrandt a peint peu de nus. Son époque est austère, les Pays-Bas se sont convertis au Protestantisme, et si les sujets bibliques (de l’Ancien Testament le plus souvent) sont appréciés, la peinture est plutôt intimiste.
Justement, dans cette œuvre, c’est l’idée d’intimité qui s’impose d’abord.
La jeune femme est à son bain, une servante à ses pieds, scène que nul regard extérieur ne devrait troubler. Elle est riche – c’est la femme d’Urie, général dans l’armée du roi David. Sa nudité révèle d’ailleurs son opulence, la blancheur du corps étant soulignée par les bijoux qu’elle porte : un bracelet au bras droit, un pendentif et des perles d’oreille. Sa chevelure luxuriante est à peine retenue, prête à s’échapper d’un entrelacs de ruban et de corail. Sa domestique lui essuie délicatement le pied, dans un geste habituel mais emprunt de respect. Mais les regards ne se croisent pas : chacune des femmes est seule, la servante à sa tâche, et Bethsabée à ses songes…
La lettre – un peu chiffonnée, qui semble avoir été lue et relue, occupe le centre de la toile. On devine que c’est son contenu qui suscite la rêverie. Le contemporain de Rembrandt, d’ailleurs, n’a aucun doute à ce sujet : il connaît l’histoire de David et Bethsabée. Le roi David, ayant aperçu Bethsabée au bain (déjà) et s’étant épris d’elle, la convoque par cette lettre à un rendez-vous qu’elle ne peut refuser mais qui fait d’elle une traîtresse. D’autres peintres ont déjà représenté cette scène, mais celui de Rembrandt, plus que tous les autres, fait de Bethsabée un personnage seul et poignant.

Ce corps représenté grandeur nature dégage une grande sensualité : chaque repli, chaque ombre, chaque nuance de chair semble avoir été peint avec amour. Rembrandt ne peut cacher l’amour qu’il éprouve pour son modèle, Hendrickje, sa compagne après la mort de sa femme Saskia qu’il a très souvent représentée elle aussi. Il connaît ce corps, le peint avec un érotisme plein de pureté. C’est sans doute ce paradoxe qui crée l’un des charmes du tableau. La peinture est ici matière, elle semble créer la respiration. Bethsabée – Hendrickje respire sous nos yeux, ou plutôt soupire, car à la sensualité de l’œuvre est étroitement associée la tristesse du regard que le corps ne peut démentir. Plus que ce corps pourtant exposé à la lumière, c’est le visage de Bethsabée qui attire notre attention. Jeune, beau, il est un peu penché, dans une attitude songeuse ou résignée.
A travers cette œuvre, Rembrandt peint le passage entre l’innocence et la trahison, le moment où la décision se prend, inéluctable. Bethsabée n’est pas encore coupable en acte, mais malgré elle sa trahison se projette dans cette toile. Le regret est perceptible –or un regret ne devrait s’éprouver qu’après… Une réflexion s’engage sur le temps qui change et parfois corrompt, sur le seuil que l’on franchit presque avant d’agir. Bethsabée est seule avec sa servante, mais elle ne s’appartient plus, elle est déjà dans le désir du roi, dans le projet de l’acte. Elle accepte son sort avec résignation : la fin du bonheur se lit ici, dans le contraste entre la décontraction du corps et la tristesse du regard.
Si Rembrandt saisit ce moment avec une telle intensité, une concentration du sentiment, une perfection dans l’harmonie des formes et des couleurs, c’est peut-être aussi que le thème le concerne. Non pas que Hendrickje s’apprête à le trahir – au contraire, elle a toujours été envers lui d’une fidélité indéfectible, s’arrangeant avec Titus, le fils, pour sauver Rembrandt de la ruine, et mourant avant lui, trop jeune. Mais l’on se demande si à travers ce tableau le peintre ne saisit pas l’idée même du passage, du changement insensible mais qui sépare les êtres… Bethsabée va trahir à contre cœur, Hendrickje, la jeune femme si fraîche qu’aime Rembrandt, mourra six ans après l’achèvement de la toile (et Rembrandt, très aimé, a déjà connu ce deuil avec la mort de sa femme Saskia). A-t-il conscience que son bonheur est menacé ? Le mot de mélancolie me vient ici : c’est ce que me suggère l’expression du visage de Bethsabée ; c’est-à-dire une tristesse, un regret de ce qui ne peut plus exister.

Hendrickje est au centre d'un beau travail de René Chabrière que vous pouvez consulter sur son blog.

mercredi 5 août 2009

Quoi de neuf à San Francisco...


(Photos personnelles : San Francisco, 25 juillet au 1er août 2009) : le cinéma du Castro ; vue de North Beach; graffiti à Ashbury/Haights ; cable car sur California Street ; site d'abandon d'enfant ; supporters des coureurs du marathon sur Divisadero Street ; Alamo Square.






























Posée en équilibre instable sur des collines escarpées au bord du Pacifique, San Francisco se construit en vagues successives, chacune mourant où l'autre commence. Imperceptiblement, le promeneur passe d'un quartier à l'autre, sans avoir conscience de franchir un seuil quelconque. Ainsi, l'Italie succède à la Chine, la Mission hispanique donne naissance au Castro, Alamo Square aux édifices presque victoriens (mais multicolores : la ville ne se renie jamais) accouche du Haight toujours hanté par les fantômes de Janis Joplin et de Jerry Garcia, Russian Hill débouche sur North Beach. Là, à l'intersection entre Columbus Avenue et Adler, on espère encore croiser Kerouac et Moriarty/Cassidy, Ginsberg, et tous les poètes de la Beat Generation... Les ruelles vertigineuses, parcourues par des cable cars s'annonçant par des grincements reconnaissables entre tous, évoquent le souvenir de Kim Nowak et de James Stewart : normal que Vertigo y ait trouvé son décor...
Rien ne s'étale; tout s'élève, s'effondre, serpente en dépit de la rigueur des lignes qui se coupent à angle droit. Les plans sont trompeurs: à la manière américaine, ils semblent établir un quadrillage serré et rectiligne que déjoue l'étrangeté du terrain. Pas de place ici pour l'horizon. Chaque rue suit son inclination naturelle, mettant muscles et freins à rude épreuve. Chaque ascension en annonce une autre, chaque sommet dévoile le prochain, dans un paysage mêlant intimement nature et humanité: le Golden Gate se perd toujours dans le brouillard.La seule frontière est celle de l'océan...
Etrangement, cette ville est fluide : tout y est mouvement, mais sans précipitation. Le touriste est chaleureusement abordé par l'habitant du quartier promenant son chien; dans les cable cars, véhicules antédiluviens que l'on croirait réservés aux touristes, mais qui transportent tout le monde, des vieillards parlent aux enfants. On croise dans les bus des personnages de Bukowski : cela n'étonne personne.
San Francisco, une utopie?
Creuset abolissant les différences et qui mêle les populations, lieu de toutes les libertés rejetant en apparence tous les stéréotypes américains – ici, le financial district occupe peu de place par rapport aux espaces verts et aux maisons basses – c'est une ville belle et attachante, rendant possible toutes les rencontres. Mais le voyageur attentif y sentira tout de même les ravages d'une société dont le dollar est une des valeurs essentielles. Les vagabonds n'y sont plus des poètes, on n'y croise plus de clochards célestes mais des vieux sans abri, des jeunes gens au visage marqué par la misère et la solitude, tous cherchant dans les caniveaux les mégots laissés par de plus chanceux qu'eux...