Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

mercredi 10 mars 2010

Conrad au coeur des ténèbres



« Nous nous embarquerons sur la mer des ténèbres » (Baudelaire, Le Voyage)
« Je vis une étoile précipitée du ciel sur la terre.
Et il lui fut donné la clé du puits de l’abîme » (Apocalypse 9, 1)

   Au début de la quête, il y a le songe… Marlow, narrateur du Cœur de Ténèbres, rêve devant un vieux planisphère, dans un bureau poussiéreux ; mais le monde s’offre à lui comme un trésor à découvrir.  Le voyage, aventure vécue, n’est pas une métaphore pour Joseph Conrad ( ni pour Melville, Stevenson ou Jack London); chacun d’eux a mené une vie aventureuse avant de devenir écrivain. Un peu comme si ces pérégrinations réelles devaient immanquablement conduire à l’exploration de soi : le voyage se prolonge en odyssée intérieure, navigation orphique débouchant sur l’illumination … ou sur le naufrage ! L’on pense à la catastrophe qui clôt la poursuite insensée d’Achab, dont  Ishmaël, image du romancier enclose dans le livre, demeure un témoin, observateur – philosophe perché sur son mât, entre la surface étale et miroitante et l’infini du ciel qu’elle reflète ; postion incommode au demeurant, mais qui l’épargne du naufrage ultime. Devenir romancier plutôt qu’aventurier, c’est amorcer une seconde étape qui mène de l’expérience à la compréhension, inscrivant le vécu - voué à l’oubli - dans la mémoire de l’humanité toute entière.
   Marlow, celui qui donne naissance au récit, figure un double de l’écrivain. Le roman devient ainsi expédition dans ce vaste monde de papier , plus riche encore que le vrai, puisque entrelaçant le rêve au réel...  Mais s’aventurer en « terra incognita », c’est courir le risque de cette découverte qui peut se révéler un enfer ! Passer de la chambre au vaste monde (au contraire du géographe de Vermeer qui se détourne de la carte pour mieux rêver) constitue la promesse d’un danger.  La destination choisie ne se livre pas immédiatement : il faut emprunter des détours, des voies contournées, un navire, puis un rafiot, pour enfin parvenir … au point de départ. De la difficulté de prendre son envol ! Pour partir, il faut donc déjà s’éloigner, s’isoler, cheminer vers des contrées lointaines et exotiques, devenir l’ébauche d’un autre. Ainsi , Marlow, lorsqu’il rejoint le petit port fluvial, dernière étape avant l’embarquement pour le cœur des ténèbres, n’est déjà plus le « petit oiseau sans cervelle » fasciné par le long serpent du fleuve sur la carte. Au moment du départ, un instant de lucidité – ou une prémonition – lui fait comprendre « qu’au lieu de partir pour le cœur d’un continent », il est « sur le point de [s]’enfoncer au centre de la terre ».  A son arrivée en Afrique, une prémonition : il a le « pressentiment que sous l’aveuglant soleil de ce pays, [il va] apprendre à connaître un démon, flasque, hypocrite, aux regards évasifs, le démon d’une folie rapace et sans merci ». Ce démon se niche au cœur des ténèbres, celles de l’âme humaine.
   Le voyage sur le fleuve est une lente descente aux enfers. A son terme, la rencontre attendue avec Mr Kurtz – à qui Coppola a donné une figure saisissante, celui d’un Marlon Brando vieillissant et en proie à une folie étrange, car presque rationnelle, conclusion logique à un cheminement qui l’éloigne du monde civilisé. En effet, Apocalyse Now transpose la nouvelle de Conrad en d’autres temps et d’autres lieux (l’Afrique coloniale laissant place à la jungle cambodgienne), mais les univers se fondent, le cinéma donnant un visage à cette démence de l’humain en symbiose avec la sauvagerie du monde. Ce voyage constitue un retour vers l’état de nature, où l’homme, s’éloignant de la civilisation, se trouve diminué, amoindri, dépouillé de ce qui faisait sa grandeur. Se prenant pour Dieu, il est devenu un monstre, un ange déchu dont les entreprises célèbrent le mal absolu, la cruauté, la destruction, l’asservissement d’autrui…  jusqu’à la mort de soi. Le seuil entre l’humanité et la sauvagerie est imperceptible, surtout si celle-ci se pare des atours de la civilisation (par exemple, dans la conscience illusoire de sa propre supériorité), et Marlow ignore pourquoi il ne l’a pas franchi – peut-être par incapacité à mener jusqu’à son terme ce voyage intérieur. Sa fascination pour Kurtz survit à la catastrophe finale ; lucide, il comprend que cette dualité entre le bien et le mal est profonde et latente. Pour rester humain, peut-être faut-il renoncer au désir, rejoindre les cohortes de tous ceux qui se contentent d’un mode sans espoir…
   « Heart of darkness », titre de la nouvelle de Conrad, a longtemps été traduit par « Au cœur des ténèbres », ce qui ne laissait place qu’à une interprétation univoque. La nouvelle traduction ouvre le champ des possibles : le cœur des ténèbres n’est plus forcément une destination. Le puits de l’abîme s’ouvre en chacun de nous.

Joseph Conrad, Coeur des Ténèbres, traduction d'André Ruyters, in Nouvelles complètes (Gallimard, Quarto, 2003)


  

4 commentaires:

  1. Chère Anne-Françoise

    Tu évoques l'un de mes romans préférés, un de ceux que j'aime offrir de ceux dont Flaubert disait : "On reconnaît la valeur d'un livre à la force des coups qu'il donne et au temps qu'on est à s'en remettre."
    J'ai longtemps attendu avant de lire "Au coeur des ténèbres", craignant d'être déçu par un titre magnifique (pour moi, le plus beau de toute la littérature) et plein de promesses. Et puis, un jour, je me suis lancé, au milieu d'un cycle Conrad, peu après "La folie Almayer" et "Le nègre du 'Narcisse'", juste avant "Nostromo" et "Sous les yeux de l'Occident". Quel choc !
    Tu évoques assez peu le début, quand Marlow se retrouve dans l'immense siège de la compagnie (?), décor qui rappelle ceux du "Procès" de Kaka, où Marlow subodore que son voyage ne sera pas exempt de surprises, où tout est de mauvais augure, à commencer par deux vieilles tricoteuses, présences fantomatiques, quasi irréelles, sortes de Parques dont on ne sait ce qu'elles font là, mais qu'il qualifie de "gardiennes de la porte des Ténèbres".
    C'est aussi le début d'une charge anti-colonialiste qui court tout le long de cette centaine de pages.
    La traduction du titre participe de la valeur du livre. Comme traduire ? La première traduction, celle d'André Ruyters justement, reprise dans le numéro d'hommage de la N.R.F. (1er décembre 1924) propose "Coeur de ténèbres", titre plus polysémique, mais ô combien moins ensorcelant qu'"Au coeur des ténèbres".
    Peut-être faut-il signaler que Marlow est un personnage récurrent dans l'oeuvre de Conrad. On le retrouve notamment dans "Jeunesse", le premier volet d'un triptyque sur les âges de la vie, avec "Au coeur des ténèbres" et "Au bout du rouleau".
    Amicalement,
    Marc.

    RépondreSupprimer
  2. Merci, Marc, pour ton commentaire... J'avoue avoir bouclé ce texte un peu rapidement, et ai choisi de me focaliser sur le sens du voyage vers ce "coeur des ténèbres", dépassée sans doute par la tâche qui s'annonçait... et pourtant j'ai tenu à évoquer ce roman magnifique, de manière insatisfaisante, j'en suis consciente.
    Amitiés
    Anne-Françoise

    RépondreSupprimer
  3. Cordialement.

    PS : Marlow en double de Conrad, non, trop facile.

    RépondreSupprimer
  4. Vous avez raison, Juan. Ma formulation est maladroite : je voyais Marlow comme celui qui produit le récit, qui se trouve à la source, pas vraiment comme Conrad. La scène au cours de laquelle il s'empare de la parole accueillie dans le silence par les autres marins reflète pour moi (mais j'ai sans doute tort) le moment où l'auteur embarque son lecteur dans un dialogue dont il ne perçoit pas immédiatement le retour. Reste la mémoire de ce qui a été dit, écrit, une conversation suspendue aux incertitudes d'une rencontre différée...
    Amicalement
    Anne-Françoise

    RépondreSupprimer