Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

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mardi 26 mai 2009

Celan/ Kiefer, toujours : à propos du livre de Daniel Arasse











J'ai déjà dit mon admiration pour Paul Celan et Anselm Kiefer : les deux sont indissociables, le peintre se référant très souvent au poète.
Anselm Kiefer, le beau livre de Daniel Arasse paru en 2007 aux Editions du Regard, établit avec force la parenté qui unit les deux artistes. "Ecrire un poème après Auschwitz est barbare", affirmait Adorno dans Kulturkritik und Gesellschaft. Pour Celan, l'allemand est "langue natale et langue mortelle". Comment inscrire son oeuvre poétique dans une culture dévoyée par le IIIème Reich? Bien que né à la fin de la deuxième guerre mondiale, Kiefer se trouve confronté au même dilemme, ou presque : contrairement à Celan, ses origines familiales ne le placent pas du côté des victimes mais des bourreaux. Pétri de culture germanique, il ne sait s'il doit l'oublier, la détruire ou l'assimiler. Son cheminement douloureux et passionnant est lumineusement analysé par Arasse: son archéologie de cette oeuvre à la fois tellurique et subtile y découvre, au delà du labyrinthe apparent, une harmonie ou plutôt une logique. L'oeuvre de Kiefer est un travail de deuil et de mémoire : passant par l'appropriation initiale de l'imagerie nazie - ses autoportraits au salut hitlérien ont choqué et l'ont rendu suspect de sympathies honteuses - il s'agit ensuite de "tuer le mort" pour se libérer définitivement de son emprise. A ce moment, mémoire et avenir peuvent coexister, ce dernier s'enrichissant au contact de multiples références culturelles (germaniques, égyptiennes, babyloniennes, khabbalistiques...). Kiefer les cite et les rapproche, les identifie même parfois, établissant un pont entre ces diverses manifestations de l'humain. Par exemple, "le difficile chemin de Sigried vers Brunhilde" utilise l'image du rail qui ne mène nulle part sinon à un feu lointain (le cercle de feu autour du corps de Brunhilde ou les flammes des crématoires?). Kiefer a vu le film de Lanzman, Shoah, dont les rails de chemin de fer constituent un motif inquiétant. Ses toiles, ses installations, ses bibliothèques de plomb (récupéré des ruines de la cathédrale de Cologne) regorgent de thèmes récurrents qui fournissent un véritable fil d'Ariane : Margaret/Sulamite, leitmotiv d'un poème de Celan, "Fugue de mort", qui reflète bien les préccupations de l'artiste; Isis et Osiris; le serpent (qui unit toutes les mythologies); la palette; le tournesol... Arasse les définit comme surdéterminations (au sens freudien : voir L'Interprétation des rêves). Cette oeuvre aux aspects profondément oniriques est aussi une lecture de l'univers, individuelle mais placée sous l'égide d'illustres prédécesseurs. Ainsi, la série des Ciels étoilés se réfère à Kant : "le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale en moi", inscrit-il en regard de sa toile, reprenant à peu de choses près la phrase de Kant dans la Critique de la raison pratique ("le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi").




Daniel Arasse établit donc un chemin dans cette oeuvre, ou de multiples parcours qui en révèlent à la fois la profondeur et l'intensité : de deuil en voyage, l'oeuvre de Kiefer ne peut se vivre que comme expérience pour un spectateur invité à lui donner du sens, devenant créateur à son tour...