J'ai déjà dit mon admiration pour Paul Celan et Anselm Kiefer : les deux sont indissociables, le peintre se référant très souvent au poète.
Anselm Kiefer, le beau livre de Daniel Arasse paru en 2007 aux Editions du Regard, établit avec force la parenté qui unit les deux artistes. "Ecrire un poème après Auschwitz est barbare", affirmait Adorno dans Kulturkritik und Gesellschaft. Pour Celan, l'allemand est "langue natale et langue mortelle". Comment inscrire son oeuvre poétique dans une culture dévoyée par le IIIème Reich? Bien que né à la fin de la deuxième guerre mondiale, Kiefer se trouve confronté au même dilemme, ou presque : contrairement à Celan, ses origines familiales ne le placent pas du côté des victimes mais des bourreaux. Pétri de culture germanique, il ne sait s'il doit l'oublier, la détruire ou l'assimiler. Son cheminement douloureux et passionnant est lumineusement analysé par Arasse: son archéologie de cette oeuvre à la fois tellurique et subtile y découvre, au delà du labyrinthe apparent, une harmonie ou plutôt une logique. L'oeuvre de Kiefer est un travail de deuil et de mémoire : passant par l'appropriation initiale de l'imagerie nazie - ses autoportraits au salut hitlérien ont choqué et l'ont rendu suspect de sympathies honteuses - il s'agit ensuite de "tuer le mort" pour se libérer définitivement de son emprise. A ce moment, mémoire et avenir peuvent coexister, ce dernier s'enrichissant au contact de multiples références culturelles (germaniques, égyptiennes, babyloniennes, khabbalistiques...). Kiefer les cite et les rapproche, les identifie même parfois, établissant un pont entre ces diverses manifestations de l'humain. Par exemple, "le difficile chemin de Sigried vers Brunhilde" utilise l'image du rail qui ne mène nulle part sinon à un feu lointain (le cercle de feu autour du corps de Brunhilde ou les flammes des crématoires?). Kiefer a vu le film de Lanzman, Shoah, dont les rails de chemin de fer constituent un motif inquiétant. Ses toiles, ses installations, ses bibliothèques de plomb (récupéré des ruines de la cathédrale de Cologne) regorgent de thèmes récurrents qui fournissent un véritable fil d'Ariane : Margaret/Sulamite, leitmotiv d'un poème de Celan, "Fugue de mort", qui reflète bien les préccupations de l'artiste; Isis et Osiris; le serpent (qui unit toutes les mythologies); la palette; le tournesol... Arasse les définit comme surdéterminations (au sens freudien : voir L'Interprétation des rêves). Cette oeuvre aux aspects profondément oniriques est aussi une lecture de l'univers, individuelle mais placée sous l'égide d'illustres prédécesseurs. Ainsi, la série des Ciels étoilés se réfère à Kant : "le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale en moi", inscrit-il en regard de sa toile, reprenant à peu de choses près la phrase de Kant dans la Critique de la raison pratique ("le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi").
Daniel Arasse établit donc un chemin dans cette oeuvre, ou de multiples parcours qui en révèlent à la fois la profondeur et l'intensité : de deuil en voyage, l'oeuvre de Kiefer ne peut se vivre que comme expérience pour un spectateur invité à lui donner du sens, devenant créateur à son tour...