Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

lundi 26 juin 2017

De la traduction III : Olivier Le Lay





     Les textes de Luba Jurgenson et de Marie-Hélène Dumas éclairaient le rapport intime qu’un traducteur entretient avec la langue, cette notion revêtant pour les deux auteures une complexité « naturelle », l’une des langues en jeu dans la traduction s’assimilant à un sanctuaire des origines (pour Marie-Hélène Dumas, par exemple, celle qu’on ne parle plus même si elle est natale). Pour elles la relation aux langues familiale et adoptée se jouait déjà dans le cercle familial. Ne pas devenir traductrice faisait courir le risque de se couper de cette langue originelle (même si Marie-Hélène Dumas insiste sur la singularité, pour elle, de refuser de traduire depuis le Russe, elle s’inscrit dans un cheminement conduisant sans arrêt à s’interroger sur le lien qui l’unit à la langue des siens). Les deux livres fournissent chacun des perspectives subtiles, originales et privées qui m’ont passionnée.
     L’avant-propos d’Olivier Le Lay à sa traduction de Berlin Alexanderplatz m’a paru lumineux lui aussi dans une autre mesure : il transmet un point de vue technique et non intime, en expliquant une démarche, des choix et leurs motifs… Il a ainsi rendu ma lecture du roman plus attentive à la langue des personnages, à ce qu’elle modulait, ce qu’elle impliquait. Voici donc cet avant-propos que je vous livre intégralement, avant de donner la parole à Walter Benjamin dont la réflexion à propos de la traduction est encore lumineuse et actuelle.

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Berlin Alexanderplatz est un texte violent et musical, un récit épique qui progresse d’un pas claudiquant, capte l’énergie syncopée de la rue. Classique des lettres allemandes, il connaît le succès dès sa parution en 1929 et demeure un texte de référence pour bien des écrivains contemporains, de Günter Grass à Reinhard Jirgl. La version française dont le lecteur disposait jusqu’à présent remontait au début des années trente et ne correspondait plus aux exigences modernes d’une traduction : il manque des chapitres entiers, l’écriture simultanée et polyphonique de Döblin est anéantie au profit d’une sorte de ménage énonciatif. Surtout, la langue est simplifiée et lissée à l’extrême, comme s’il s’était agi avant tout de ne pas choquer le lecteur. Il fallait donc tout retraduire dans un souci de fidélité au texte original, rendre justice de la puissance et de la complexité du roman, conserver l’étrangeté de la langue de départ.
     Nous nous sommes efforcés de respecter scrupuleusement le rythme et la scansion du texte, sa pulsation, cette marche un peu incertaine qui va toujours selon les accidents du temps. Chez Döblin dès le début la phrase dérape, balbutie un peu, la coupe est rapide et inégale, de là un certain déséquilibre. Pas le temps de réassembler, l’impression est livrée telle que vue, entendu, enregistrée, l’écriture marche au rythme de la rue, dissonante et heurtée. Nous avons conservé l’attaque et la chute des phrases, respecté la ponctuation, les silences, poussant dans certains cas jusqu’au calque sonore, privilégiant ainsi tel mot pour sa sonorité ou sa vitesse, tel autre à rebours parce qu’il freinait la phrase, l’acheminait vers ce point où elle défaille et devient une musique, un miroitement en surface, un simple relais dans toutes les voix au travail dans le monde.
     Voix entremêlées, coupées, indissociables des bruits du temps. Voix des personnages, Franz Biberkopf, Reinhold, Mieze – les traduire à l’oreille en écoutant les interprètes de Reiner Maria Fassbinder –, voix de papier et de celluloïd, voix échappée des microphones, voix de mémoires aussi, comme venues de derrière, d’avant. Dans Berlin Alexanderplatz, Döblin mêle et brouille les fréquences, fait s’entrechoquer avec une science aiguë du montage le berlinois, des extraits de grandes œuvres de la littérature de langue allemande (citations de Gottfried Keller, Heinrich von Kleist ou Schiller mais parfois décalées, subverties), le langage publicitaire, différents lexiques techniques (mécanique théorique, expertises médico-légales), les chansons de cabaret, la Bible. Il nous aura fallu isoler chacune de ces citations, puis la replacer et la traduire dans son contexte d’origine (ce qui nécessitait bien souvent de retraduire pour soi des passages entiers de l’œuvre dont on l’avait extraite, par souci de justesse et de précision), s’efforcer de voir en quoi, peut-être, elle apparaissait ici altérée ou du moins infléchie, puis l’insérer alors dans le corps du texte, sans nécessairement dissimuler les sutures mais avec assez de souplesse toutefois pour que ces voix se superposent et se contaminent l’une l’autre, se fondent dans la grande rumeur de Berlin où le mots des passants se mêlent aux stridences des tramways, au fracas des machines, au bourdonnement des ondes.
     Puis il y avait la parole rugueuse de Franz Biberkopf. Ce mélange de berlinois, d’argot, de rotwelsch, langue elle-même errante et mal assujettie. Plutôt que d’adopter une solution moyenne qui aurait consisté par exemple à saupoudrer d’argot ou de quelques solécismes une langue par ailleurs normale ou normée, nous avons fait le choix de recréer vraiment une langue en français, pour épouser au plus près celle des personnages du roman. Nous avons relevé toutes les fautes, les tics de langage. Procédé par modification phonétique et/ou morphologique, altérant parfois comme Döblin l’intégrité des mots par soustraction, apocope, brisé la cohérence grammaticale de la phrase pour reproduire les mots « comme ils viennent » dans la bouche de Franz Biberkopf.
     Döblin avait une oreille très sûre pour capter les voix de la rue, des bars à gnôle, des asiles de nuit. Aussi nous avons tenté de nous rapprocher de cette oralité, nous nourrissant d’auteurs français contemporains de Döblin aussi bien que d’auteurs modernes travaillant le corps même de la langue, attentif nous aussi à la rumeur de la rue, reprenant plusieurs fois certaines séquences et même certains chapitres pour que tout cela ne paraisse pas artificiel, mais semble tout au contraire pris sur le vif, un peu comme Ingrid Caven disait chanter : Je me contente d’être interprète, avec ce don d’offrir ce qu’on ne possède pas. L’intonation, les nuances me viennent dans la rue. À pas pressés, je laisse la ville sonner dans le texte. »
                      Olivier Le Lay   



 Olivier Le Lay, Avant-propos à Berlin Alexanderplatz d'Alfred Döblin, Gallimard, "Du monde entier", 2009.

mardi 20 juin 2017

De la traduction, II : Marie-Hélène Dumas




     Il y a une phrase, dans Ce qu’ils se mettent sur le dos[1] que j’ai traduit il y a maintenant cinq ans, à laquelle je repense souvent : « Seuls les gens superficiels croient que les apparences ne comptent pas. » Le type qui prononce ces mots est un Juif hongrois émigré à Londres dans les années cinquante, un drôle de loulou qui aime le tango et les vêtements clinquants, a connu les camps puis fait de la prison en Angleterre parce qu’il louait très cher des taudis aux immigrés jamaïcains, et vit avec une jamaïcaine. Je cherche dans mon ancien ordinateur et trouve la suite : « elles [les apparences] sont souvent tout ce qui reste pour continuer, et parfois tout ce qui reste des ruines d’une vie, et comme tout immigré le sait, quand on peut e réinventer totalement, que l’on est sans passé, sans histoire, dans un pays étranger, ce qu’il y a d’important, c’est ce que l’on donne à voir. » À Abidjan, Lydia[2] pouvait se réinventer, oublier le passé comme beaucoup de ceux qui l’entouraient. Après la faim, la pauvreté pour beaucoup, la prison et la privation de droits civiques pour quelques-uns, qui avaient accompli des trucs pas clairs voire vraiment dégueulasses, les coloniaux vivaient libres, dans l’opulence, tous illustrant ce geste de « l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force » qui définit la colonisation, disait Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme en 1949, l’année où mon père, puis six mois plus tard ma mère, ma sœur et moi sommes arrivées à Abidjan. 


Des chansons ? Jamais rien d’autre ? Et ça alors ? (Dont je me suis souvenue en regardant tout à l’heure Les chevaux de feu où je reconnaissais des mots ukrainiens proches du russe, comme коза qui se prononce kaza et qui veut dire chèvre.) Il y avait les berceuses, et il y avait la bébête qui monte qui monte, en russe va la chèvre, va la chèvre, идёт (qui se prononce idiote) коза, idiote kaza, idiote kaza, et le mélange des mots russes et français dans ma tête d’enfant, et les chatouilles, les rires.

Cette histoire de traduire une langue qui n’est pas celle de ma mère et de ne pas traduire celle de ma mère, depuis quelques temps me turlupine vaguement. C’est comme ça. C’est une histoire qui n’a jamais commencé, le russe, les Russes, a, ont, toujours été à la fois là et pas là. Et cette histoire ne s’est pas non plus arrêtée comme elle l’aurait pu quand je leur ai tourné le dos, quand j’ai arrêté d’aller dans leurs églises, de lire d’écrire et de parler leur langue qui de toute façon m’était très difficile, que finalement je n’ai apprise qu’à l’école sans jamais, presque jamais la parler avec eux. Ni quand je leur ai tourné le dos ni même avec leur mort. Car à la fin de leur vie leur langue est revenue. Elle leur est revenue et elle m’est revenue.   


    Leur langue revient, il paraît que c’est normal, courant, banal, habituel. Elle s’impose, repousse l’autre, prend le dessus leurs quelques derniers jours. C’est ce qui s’est passé avec notre grand-père, Vladimir Inostrany. C’est étrange, m’a dit ma sœur Véra car à cette époque-là je n’étais pas en France, de les entendre Lydia et lui. Depuis si longtemps, pour nous depuis toujours, père et fille n’échangeaient plus dans leur langue que quelques mots, quelques phrases, par-ci, par-là. Des phrases du genre маспо кашу не портит, le beurre ne gâche pas la kacha, quand ils avaient fait cuire du sarrasin pour le déjeuner. Lydia disait qu'elle avait un vocabulaire d'enfant de six ans et de six ans en 1925, et depuis le monde avait chagé ce qui rendait difficile la conversation courante.





[1] Linda Grant, Ce qu’ils se mettent sur le dos, traduit par Marie-Hélène Dumas, éditions Joëlle Losfeld, 2010.
[2] Lydia est la mère de Marie-Hélène Dumas.

Marie-Hélène Dumas, Journal d'une traduction, Éditions iXe, 2016, ISBN 9791090062351, 14€.