Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

jeudi 28 avril 2011

Les atopies d'Eric Bonnargent

        Aujourd'hui paraît aux jeunes et dynamiques éditions du Vampire Actif le premier livre d'Eric Bonnargent, dont le blog, Bartleby les Yeux Ouverts (aujourd'hui mis en sommeil mais que ceux qui n'ont pas encore eu l'occasion de découvrir pourront visiter en suivant le lien proposé dans mes "amis de toile" - il y a conservé les entretiens réalisés), est une référence en matière de chroniques littéraires sur le web. Atopia, petit observatoire de littérature décalée est un ouvrage singulier, dans lequel l'auteur nous livre un regard extrêmement personnel sur des oeuvres disparates qu'il confronte dans un dialogue qui dépasse les frontières habituelles du temps et de l'espace. Ainsi se répondent des textes qui s'inscrivent tous dans la notion d'atopie, un non-lieu qui permet au lecteur de trouver sa place dans le mouvement de la création littéraire.
       Eric Bonnargent a accepté de répondre à quelques questions qui nous permettront de mieux comprendre sa démarche, et je l'en remercie de tout coeur.


-          Comment est né le projet « Atopia » ? A force de lire et de défendre les œuvres écrites par d’autres, as-tu eu envie de devenir un auteur toi aussi ?
Si, par la force des choses, je suis bien un auteur, je ne le suis pas au même titre que ceux sur lesquels j’écris. Eux, sont de vrais écrivains, leur domaine est celui de la fiction et ils créent des univers qui leur sont propres. Sans eux, ce Petit observatoire n’existerait pas. Je ne fais que de la critique, c’est-à-dire que mon objectif est de présenter des univers, de mettre en valeur des œuvres, soit pour inciter à s’y intéresser, soit pour mettre en relief ce qui s’y joue. Je me considère donc plutôt comme un passeur. Bien entendu, je revendique une certaine subjectivité et c’est cette dernière qui est à l’origine de ce projet. Sans vraiment le vouloir, se dégageait de mes lectures, un thème, l’atopia, qui leur conférait une certaine unité. Il y avait donc une cohérence entre mes chroniques et une amie, poète et traductrice, Blandine Longre, m’a suggéré l’idée d’en faire un livre. J’ai alors commencé à y penser.

-           Ton blog, Bartleby Les Yeux Ouverts, a fourni une partie du matériau littéraire que tu proposes dans Atopia. Quelle différence essentielle vois-tu entre l’écriture de chroniques pour internet et le travail que tu as mené en vue de la publication d’Atopia ? Qu’est-ce qui a présidé à tes   choix ?

L’écriture sur un blog et l’écriture d’un livre sont, en tout cas pour moi, deux choses très différentes. Lorsque j’écris un article pour un blog, je m’applique certes, mais les enjeux ne sont pas les mêmes. Sur internet, un article publié est lu pendant quelques jours et est ensuite relégué dans les limbes de Google d’où quelques esprits curieux viendront peut-être et plus ou moins par hasard le tirer quelques minutes. C’est peut-être idiot, mais le papier a ce que Walter Benjamin appelait une « aura », d’où, probablement, ma réticence face au livre électronique. Le livre reste, il est là, solide. Peut-être ai-je un vieux fond mystique, réac diront certains, mais le papier est sacré. L’écriture ne peut donc pas être envisagée de la même façon. C’est pourquoi ceux qui ont lu mes chroniques sur internet n’auront pas l’impression de les relire. Atopia est constitué dans sa majeure partie de chroniques, trente exactement, mais elles ont été totalement réécrites et parfois même repensées pour assurer à mon propos une certaine cohérence. Le souci de cette dernière m’a d’ailleurs empêché de parler de livres que je considère comme des chefs-d’œuvre, mais qui ne trouvaient pas leur place dans l’ensemble. Je pense, par exemple, au Tunnel de William Gass. Comme mon objectif était aussi de mettre en valeur des livres récents et inconnus du grand public, j’ai choisi de ne pas parler de grands auteurs comme Franz Kafka, Samuel Beckett ou Ernesto Sabato. Pour être complet, il aurait fallu que ce livre fasse quelques milliers de pages ! J’ai tenté d’établir un équilibre entre écrivains reconnus et inconnus. Comme pour m’excuser, j’ai placé en exergue de chaque chapitre une citation extraite d’une œuvre qui, à mon sens, aurait été susceptible de figurer dans ce livre.


-           Peux-tu nous expliquer le concept d’Atopia ? Je sais que tu le fais brillamment dans le préambule qui ouvre ton livre,  mais le terme peut sembler obscur à certains…

Il est normal que ce terme paraisse obscur : il s’agit d’un mot grec bien difficile à traduire que je suis allé chercher chez Platon. L’atopia est l’une des rares caractéristiques que Socrate accepte qu’on lui attribue. Le « a » est privatif et « topos », en grec, signifie lieu. L’atopia désigne donc le sentiment d’étrangeté que l’on peut ressentir face aux autres et au monde. C’est être en décalage avec la réalité. On pourrait comparer cette impression d’étrangeté à ce que l’on ressent lorsque l’on a une sensation de « déjà-vu ». On voit les choses, mais on a l’impression d’être en décalage avec elles, d’être là sans y participer. L’atopia n’est cependant pas éphémère, au contraire, elle est constitutive de notre être et de notre rapport au monde et naît d’une reconnaissance de sa propre individualité. Ce qui paraissait évident ne l’est plus et, au lieu de vivre au même rythme que les autres, on se tient en retrait, on cesse d’agir et on se met à penser le monde, à s’interroger sur la place qu’on y occupe. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce sentiment d’être unique entraîne plutôt un malaise et c’est ce malaise qui caractérise les personnages de tous les grands romans que j’ai pu lire. Exister ne va plus de soi. Certains, comme le Marcello Clirici d’Alberto Moravia, ne peuvent supporter cela et consacrent leur vie à tenter de se conformer à l’ordre établi.
Maître des Cassoni Campana, Thésée et le Minotaure, v. 1510-1520

-          Tes chroniques ici rassemblées posent un regard acéré sur une littérature qui n’est pas toujours consensuelle ; beaucoup des auteurs que tu évoques sont considérés comme confidentiels. Qu’est-ce qui te conduit vers un livre ? D’autant que dans Atopia, tu opères des rapprochements à la fois hardis et subtils… De l’inattendu naît parfois l’évidence.

Le consensus se réalise bien souvent dans la médiocrité ; il n’y a qu’à voir les palmarès des ventes de livres en France et à l’étranger. Il faut, je crois, distinguer une littérature de grande consommation qui permet de se distraire et une littérature plus exigeante, plus difficile, une littérature qui nécessite des efforts de la part du lecteur. Seule cette dernière est un art. Sébastien Doubinsky est certes un écrivain que tu qualifierais de confidentiel et pourtant ses qualités d’écrivain sont si supérieures à celles d’Anna Gavalda qu’il serait tout simplement impossible d’établir la moindre comparaison. Le politiquement correct, obsédé par un pseudo-égalitarisme démocratique, répugne à établir cette discrimination dans le champ littéraire alors qu’il l’accepte pour le cinéma, par exemple. La popularité d’une œuvre n’est pas une preuve de sa qualité. Bienvenu chez les Ch’tis a connu un énorme succès. Qui oserait cependant comparer Dany Boon à François Truffaut ? Bref, ce que je veux dire c’est qu’il n’y a finalement aucun rapprochement hardi. Il est vrai que je parle d’écrivains reconnus du grand public, comme Ionesco ou Jorge Luis Borges, d’écrivains en passe de l’être, comme Cormac McCarthy ou Roberto Bolaño et d’écrivains connus des seuls amateurs, comme B.S. Johnson ou Vénédict Erofeiev, mais il y a quelque chose qui les réunit et qui a la force d’une évidence : ce sont tous de très grands écrivains qui ont un style et une vision du monde singuliers. C’est cela qui m’attire dans un livre : l’expérience de la singularité.


-          De ton livre se dégage un regard particulier sur la littérature d’aujourd’hui (en relation avec des auteurs plus anciens), mais aussi sur l’acte de lire. C’est un livre de lecteur, ce qui m’intéresse prodigieusement comme tu l’imagines. Revenant sur le concept d’ « atopia », ta conclusion place cette activité dans un non-espace, entre le réel et le rêve, l’isolement et la communion. Les auteurs que tu as choisi d’évoquer répondent-ils de manière particulière à cette interrogation ?

La lecture occupe une très grande place dans ma vie, et, à en croire mes proches, peut-être une trop grande place. Il est vrai que la lecture est une activité solitaire. Comme tu le dis, la lecture n’isole pas, elle nous place dans un non-espace intermédiaire entre le réel et l’imaginaire, elle nous rend atopos. Exister, c’est être prisonnier d’un ici et d’un maintenant, c’est être réduit à cette place que j’occupe et à l’époque à laquelle je vis. La lecture permet de détruire nos limites spatio-temporelles. Je n’aurais peut-être jamais l’occasion d’aller au Zimbabwe, je ne suis jamais allé en Colombie, mais en ayant lu Dambudzo Marechera et Fernando Vallejo, je connais sans doute mieux ces pays qu’en y ayant passé quinze jours en touriste. De la même façon, dans notre vie, nous rencontrons un certain nombre de personnes, plus ou moins intéressantes, souvent moins. En prenant un livre, je rencontre des gens passionnants qui, parce qu’ils n’ont jamais existé, condensent un maximum d’être. En lisant Madame Bovary, par exemple, j’en apprends beaucoup plus sur la bourgeoisie provinciale que je pourrais en apprendre dans la réalité. Comme beaucoup, j’ai la chance de n’avoir jamais connu l’horreur des camps, mais en lisant Si c’est un homme, je peux comprendre ce qui s’y est passé, beaucoup mieux qu’en lisant un livre d’histoire. Les livres dont j’ai choisi de parler sont de grands livres parce qu’après les avoir lus, on est plus à même de se connaître et de comprendre le monde et les autres. Seul le détour par la fiction permet cela.
Piranesi, Prisons imaginaires, 1749-1761

-          Je pense à un écrivain cher à ton cœur, Enrique Vila-Matas, qui semble avoir fait de l’atopie un aspect essentiel de l’œuvre littéraire. En quoi cette œuvre qui naît et se construit sous nos yeux peut-elle nous influencer, nous faire évoluer en tant que lecteur, auteur, humain ? Faut-il disparaître à soi-même et devenir autre pour entrer dans une œuvre? En fait, lire, est-ce essayer de devenir un autre que soi-même ?

Oui et non. Le temps de la lecture, nous sommes un autre. Mais lorsque le livre se ferme, nous redevenons nous-mêmes, mais transformé. C’est d’ailleurs un bon moyen de savoir si nous avons lu un grand livre ou non. Si en le refermant nous sommes toujours le même, si le livre que nous venons de lire ne transforme pas notre manière d’être ou de penser, il s’agissait d’un mauvais livre. A moins, bien entendu, que nous soyons un mauvais lecteur ! Lire, c’est chasser celui que nous étions. C’est sans doute ce qui est en jeu dans l’œuvre de Vila-Matas. Dans le Voyage vertical, dont je parle, Mayol disparaît, fait de la disparition un art. Il commence à disparaître à 70 ans, lorsque, suite à son divorce, il prend conscience de sa singularité. Cette prise de conscience le conduit à lire. Lire lui donne l’envie de disparaître. Mayol n’a pourtant pas disparu. C’est l’ancien Mayol qui a disparu, le catalan catholique et nationaliste qui a fondé les Assurances Mayol. La lecture est une chrysalide qui fait de nous un être nouveau.


-          Comment as-tu vécu cette aventure en compagnie de Karine Cnudde et de Hugues Beseeau ? T’a-t-elle changé ?
Je ne sais pas si elle m’a changé… Il est peut-être trop tôt pour le dire. Sinon, tout s’est merveilleusement passé. Karine et Hugues lisaient mon blog et m’ont un jour envoyé en service de presse §iamoises de Patrick Dao-Pailler, le premier roman qu’ils publiaient au Vampire Actif. J’ai trouvé ce livre excellent et j’ai immédiatement écrit un article. Et puis voilà. Nous échangions quelques mails, jusqu’au jour où m’est revenue à l’esprit l’idée suggérée par Blandine Longre. Je l’ai proposée à Karine sans y croire, juste pour me dire que bon, au moins, j’aurais essayé. A ma grande surprise Karine en a parlé à Hugues et tous les deux se sont montrés enthousiastes… Ce sont deux personnes formidables, érudites (bien plus que moi) et passionnées, au point de consacrer leurs nuits au Vampire actif alors qu’ils ont d’importantes responsabilités pendant la journée.

-          Et, pour finir, es-tu A.C.R. ? Sa préface est magnifique…
Ah… Je ne peux pas répondre à cette question… Je me suis déjà exprimé dans une revue espagnole (ICI), mais je ne veux pas en rajouter. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il y a un lien entre Antoni Casas Ros et moi. Les lecteurs que cela intéresse le comprendront peut-être en lisant Les Chroniques d’une révolution qui sort chez Gallimard en septembre prochain…



Vous pouvez lire les chroniques d'Eric Bonnargent et de Marc Villemain sur leur site L'Anagnoste.

vendredi 15 avril 2011

Se tenir là, dans l'ombre : Forêts Noires de Romain Verger .

Aokigahara Jukai

   Chacune des oeuvres de Romain Verger est un voyage étrange, où l'humain s'affronte ou se fond à la nature, se perd, se métamorphose pour mieux se retrouver, fusionnant avec les éléments qui l'absorbent et se l'approprient. Forêts Noires se trouve au confluent de plusieurs lieux, de plusieurs temps, comme son narrateur, un biologiste envoyé malgré lui en mission dans un village reculé du Japon. Ici les eaux mortes du  lac se chargent des vapeurs soufrées d'un volcan qui sommeille, ce Fuji-Yama à la silhouette faussement familière; l'humidité semble dissoudre une forêt, Aokigahara Jukai, qui s'enfonce dans la moiteur de la terre. Ce dédale d'arbres morts ou en putréfaction appelle l'homme, comme il a attiré de tout temps les autres hommes du village que la forêt  a engloutis, mêlant les racines de ses arbres fantomatiques aux dépouilles humaines, en un gigantesque et secret ossuaire. Il choisit comme guide Shintaro, l'un des seuls villageois rescapés, sans doute parce qu'il est un homme-forêt, sa silhouette s'intégrant au sombre paysage pour en maintenir l'équilibre :

Fidèle, Shintaro était là, assis sur le perron, planté à l'égal du volcan, depuis des millénaires peut-être. Shintaro devenu partie prenante du tableau, indispensable à la composition paysagère et à l'harmonie de l'estampe, comme l'était la forêt ou le volcan. Homme posé en vanité au pied du mont Fuji, aux flancs barbés de brume.

L'oeil de Shintaro reflète le paysage, chaque vaisseau est le souvenir d'un sentier; oeil-labyrinthe dans lequel le narrateur est prêt à se perdre, renonçant pour cela à la douceur de la peau d'Hatsue, compagne voluptueuse dont les courbes épousent les mouvements du terrain, accueillant les caresses avec une douceur parfois inquiétante - s'ouvre-t-elle à lui ou à son mari disparu? Chaque être est un paysage sous l'égide menaçante du Fuji-Yama; chaque homme, chaque femme semble aspiré dans la contemplation inquiète du volcan presque endormi. Hatsue guette-t-elle le retour de son mari englouti par la forêt et devenu fantôme la hantant pendant l'amour? Le regard de Shintaro se pose impénétrable sur cet entrelacs, gardien d'une nature énigmatique et mortifère où la terre magmatique se mêle à l'eau noirâtre et aux vestiges d'un brasier mal éteint. Entrer dans cette forêt, c'est accepter de glisser entre les morts, de fouler aux pieds les restes décomposés de ceux qui s'y sont pendus, des cadavres éventrés dont les entrailles amalgamées à l'humus imprègnent l'air d'odeurs méphitiques. L'obscurité se referme sur lui et sur le villageois enraciné dans l'infâme terreau bouillonnant.

Mervyn Peake, The Ancient Mariner

   A ce moment le récit se dédouble; la fin nous ramène au commencement de tout, à cette énigme de  l'enfance dont la mémoire naît des eaux noires du lac, comme une brume qui s'installe et voile le présent. Le Japon s'efface; seuls en subsistent quelques éclats, pages arrachées qui s'interposent entre les différents souvenirs et qui, petit à petit, les relient et les rattachent au temps de la narration. Ainsi alternent le passé et le présent, dans une cohérence qui se construit mais qui ne révèle rien de ce qui doit rester un mystère. Chaque épisode constitue un récit à part entière, mais les souvenirs ne s'égrènent pas, ils semblent surgir de la douleur vécue et à venir. En effet, l'enfance n'est pas un heureux temps, "ombre qui vient à moi avec tout ce qu'elle porte, en soi, de ténèbre intérieure plus vaste qu'elle-même" (Claude Louis-Combet, Figures de nuit, cité en exergue de Forêts Noires). Le narrateur ne cherche pas à ressusciter le souvenir : celui-ci s'impose à lui, reflété par la surface miroitante des eaux qui baignent la forêt. La mort, ici, n'est pas séparation, elle crée un pont entre les différents temps, les lieux qui, si disparates qu'ils soient, sont toujours liés à la pénombre de la forêt. Ce dédale semble dessiner les méandres de l'inconscient; les repères habituels de l'enfance - une salle de classe, une cour d'école, le jardin de la propriété d'une grand-mère, loin d'être rassurants, entraînent la mémoire vers d'angoissantes dérives. D'ailleurs, celles-ci s'imposent, donnant à la réminiscence sa sinistre harmonie. Comme Aokigahara Jukai, l'enfance est le terreau dans lequel s'ancre la mort.
Mervyn Peake, Life in death


   Celle-ci prend chair, s'incarne; elle fait d'une personne familière un mannequin de cire, d'un inconnu mort de froid un compagnon familier; elle s'apprivoise, à tel point qu'elle semble parfois plus rassurante que la vie. Elle fige les traits un instant, arrête le temps dans sa fuite éperdue, et pourtant, comme dans cette forêt japonaise, elle est source de vie, des bulles gazeuses remontent à la surface des eaux, les matières fusionnent en explosions de magma et de gaz... Le dédale boisé de Meaulnes, surgi du passé, n'est pas le lieu du rêve : n'y naissent que des visions cauchemardesques.  Griffures profondes, massacres sanglants jalonnent les étranges vagabondages initiés par Vlad, camarade d'école qui se repait du sang de ses disciples, et que le narrateur retrouve plus tard, vampire ou Actéon séduisant, vainqueur de la meute. Ces bacchanales le conduisent aux sources de la vie, à ce sang chaud dont il s'abreuve à son tour, en un rituel de vie et de mort.

Le sang me brûlait la trachée. Chaque gorgée me consumait d'un plaisir arriéré, charriait un flot de visions incultes et de réminiscences : l'immense dos de Vlad tout flagellé de ronces et le torrent qui déferlait. C'étaient d'étranges rites propitiatoires où des mains enduites de sang marquaient les écorces et caressaient les feuilles. L'ivresse m'inondait, celle des holocaustes, des chairs immolées. Sous ma poitrine, je sentais la bête haleter comme l'agneau, et mon coeur se calquer sur son rythme, de brèves trépidations de chair que scandait mon hoquet.


   L'écriture de Romain Verger, précise et poétique, fait naître une mythologie à la fois énigmatique et familière. Forêts Noires, méditation onirique et troublante, nous interroge sur notre être, matière et esprit, sur notre rapport au monde, aux éléments dans lesquels nous sommes destinés à nous fondre en un mouvement incessant, dans l'inquiétude, notre destin.

 
Forêts Noires a suscité de nombreuses chroniques et interviews,  auxquelles vous pourrez accéder par le beau site de l'auteur.
Je me permets de vous renvoyer à deux d'entre elles, non par copinage (quoique...) mais parce qu'elles sont de grande qualité, comme d'habitude chez Edwood et Nikola :