Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

dimanche 21 février 2010

Brian Evenson, Père des mensonges


« Bien et mal sont les préjugés de Dieu, disait le serpent ». (Nietzsche, Le Gai Savoir, III, 108)
« Dieu est mort ; mais tels sont les hommes qu’il y aura peut-être encore pendant des millénaires des cavernes dans lesquelles on montrera son ombre… Et nous…, il faut encore que nous vainquions son ombre. » (Le Gai Savoir, III, 259)

   Père des mensongesFather of lies), dont la publication toute récente en français ne doit pas faire oublier qu’il s’agit d’un roman paru il y a une douzaine d’années aux Etats-Unis, bien avant Contagion et La confrérie des mutilés, pourrait, à un premier niveau, ne se lire que comme le récit – non linéaire et polyphonique – de crimes pédophiles commis dans l’Eglise, thème particulièrement en vogue ces derniers temps. Or, en donnant une voix au criminel, Brian Evenson n’inscrit pas son œuvre dans le sensationnel, mais engage une réflexion puissante sur la religion, le mal, la relation à la divinité ou au démon, et contraint le lecteur à se pencher sur sa propre perception du fait religieux. L’Eglise (ecclesia, assemblée) est le carcan qui emprisonne tous les personnages du roman (et qui n’est abandonné que lors d’un bref détour dans un autre univers oppressant, l’hôpital ), hiérarchisée selon un système rigoureux qui évoque l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours, la secte mormone, de laquelle l’auteur s’est dissocié après y avoir grandi. Le protagoniste, Eldon Fochs, en est un dignitaire, un Doyen, amené par sa femme à consulter un psychothérapeute, qui lui aussi appartient à cette église. Il lui confesse d’étranges rêves pleins de violence et de fureur, et lui découvre indirectement son attirance pour de jeunes garçons qu’il éduque à la foi sanguiste .
   Le récit emprunte différents chemins et différentes voix : il débute par la correspondance entre Feshtig, le thérapeute, et son directeur, lui-même sous la pression des plus hauts dignitaires de la congrégation. Il importe à l’Eglise de faire obstacle à la révélation, le mal doit rester caché, tu ; la loi du silence bafoue le droit des victimes, faisant d’elles des coupables au besoin, pour protéger le criminel, non personnellement, mais en tant que représentant de cette église. Ensuite, le rapport de Feshtig nous propose une approche objective, mais nuancée d’humanité par l’inquiétude légitime du psychothérapeute. Puis la parole est donnée à Fochs lui-même, le criminel, parole multiple car l’homme se dit guidé par une voix incarnée en un « homme fait de souffle » qui l’incite à commettre sévices, viols et assassinats. Cette schizophrénie semble à la fois propre au personnage, mais aussi générée par le milieu dans lequel il exerce ses fonctions, puisque l’individu doit céder le pas à l’homme d’Eglise (Brian Evenson s’explique sur l’influence qu’a exercé sur lui l’œuvre de Deleuze et Guattari dans le remarquable entretien qu’a mené avec lui Eric Bonnargent – Bartleby, et que vous trouverez ICI).
   La structure narrative de l’œuvre est à la fois simple et rigoureuse, alternant les pressions ecclésiastiques, l’investigation psychique et le point de vue de Fochs. Le mot « anamnèse », qui introduit le rapport de Feshtig, est particulièrement intéressant, puisqu’il joint les différents niveaux de sens du récit : le plan philosophique et platonicien, l’anamnèse (ανάμνησις, action de rappeler le souvenir) étant le souvenir de l’idée de l’âme dans le ciel des idées, réminiscence nécessaire à l’incarnation de celle-ci ; le plan médical, l’anamnèse constituant le récit par le patient de ses antécédents médicaux et de ses symptômes – c’est la phase qui rassemble Festig et Fochs ; et surtout le plan religieux, l’anamnèse correspondant ici au rappel des souffrances et de la résurrection, au moment  de l’Eucharistie qui donne chair au Christ. Or, Fochs est sous l’emprise d’une voix intérieure,  ce fameux « homme fait de souffle », qu’il associe souvent au Christ, se dédouanant ainsi de l’horreur des actes commis : ils étaient justes, puisqu’inspirés par le Sauveur… Mais ses certitudes se fissurent parfois, et le doute s’installe : est-ce Dieu ou le diable ? Quelle que soit la réponse, l’Eglise choisit de protéger le criminel, dont le mensonge, bien qu’éventé, demeure la seule défense, acceptée malgré l’évidence. La parole a suffi à contredire les actes : cette prévalence du verbe n’est-elle pas le reflet des exigences de la foi ? La mise en cause de la croyance religieuse est violente et implacable : en son nom, tout est permis, y compris le pire, à condition qu’il reste inavoué. Evenson semble s’insinuer dans les pas de l’Insensé du Gai Savoir, reprenant à son compte cette question rhétorique : « Que sont donc encore les églises sinon les tombeaux et les monuments funèbres de Dieu ? » (III, 125).
   Mais au-delà de la question de Dieu, du bien et du mal s’insinue également l’énigme de l’Autre : qui est cet autre que je ne suis pas ? Ou alors, se peut-il qu’il ne soit qu’une émanation de moi ? Dans le roman, l’Autre est celui qui inspire à Fochs toutes ses exactions, et qu’il distingue de lui-même sans doute par incapacité à en assumer pleinement la responsabilité. S’opère alors une démultiplication de ses personnalités, qui prennent des visages insaisissables et non identifiables. Cependant, Fochs nie l’idée qu’il soit habité par d’autres : « Non, il n’y a personne de ce genre à l’intérieur de moi. » Le mal est donc parfaitement extériorisé, relégué hors du territoire de l’humain, presque. Il s’incarne en l’Autre impalpable,  prend souvent l’apparence d’un homme à la tête sanglante, mais se métamorphose selon les circonstances en vieillard, en malade à l’hôpital, en médecin… Impossible épiphanie ! Sans visage, il ne présente aucune possibilité de devenir un autrui absolu permettant l’existence d’un Moi – je ne puis être moi-même si l’autre n’a pas de visage reconnaissable et distinct du mien, je ne puis être libre : « Le visage où se présente l’Autre – absolument autre – ne nie pas le Même , ne le violente pas comme l’opinion ou l’autorité ou le surnaturel thaumaturgique. Il reste à la mesure de celui qui accueille, il reste terrestre. Cette présentation est la non-violence par excellence, car au lieu de blesser ma liberté, elle appelle à la responsabilité et l’instaure. Non-violence, elle maintient cependant la pluralité du Même et de l’Autre. Elle est paix. » (Emmanuel Levinas, Totalité et infini, p.222).
   L’individu, renonçant à sa responsabilité, perd ainsi sa liberté, récupérée par l’institution religieuse. Le mal triomphe dans le silence imposé ; la vérité capitule devant le système ; l’homme n’est plus qu’un rouage dans le mécanisme qui s’apprête à le broyer…

PS: ce texte, légèrement modifié grâce à JCM, est paru sur son blog Strass de la philosophie, sous le titre "Autrement Autre..."

D'autres romans et nouvelles de Brian Evenson:
La confrérie des mutilés, Le Cherche Midi, Lot 49, 2008
                                           Vitrine à San Francisco, juillet 2009 (photo personnelle)
Inversion, Le Cherche Midi, Lot 49, 2006
Contagion, Le Cherche Midi, Lot 49, 2005



A propos de La Confrérie des mutilés (ou plutôt, de sa deuxième partie, Derniers jours, les deux romans, se faisant suite, publiés en français en un volume), je vous invite à lire la magnifique analyse de Marcel Inhoff sur son blog Shigekuni (en anglais) : Bloody Hell : Brian Evenson's "Last Days"
Et, toujours pour mes lecteurs anglophones, un entretien mené sur Bookbabble par François Monti (Fric Frac Club), Marcel Inhoff et d'autres...

10 commentaires:

  1. Votre article est remarquable et sans doute bien meilleur que le livre lui-même !
    Vous savez à quel point j'aime Evenson, l'homme et l'écrivain. Dans cet opus qui, comme vous le notez, est l'un de ses premiers livres, il y a, me semble-t-il, tous les thèmes qu'il va développer dans le reste de son oeuvre, la schizophrénie et la "morbidité" de l'Eglise, mais le traitement qui en est fait m'a paru simpliste : la charge contre l'Eglise, comme l'analyse de la folie de Fochs.
    Mais il faut reconnaître que vous avez réussi à mettre tout cela parfaitement en valeur.
    Bien à vous.

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  2. Merci beaucoup! Au début, j'ai été un peu rebutée par l'apparente facilité de l'écriture - j'y voyais quelques effets de mode... Mais je croise beaucoup de personnages sans visage dans mes lectures depuis quelques temps,cela m'intrigue et m'intéresse, d'autant que je viens de découvrir (il y a très peu de temps, quel scandale) les textes de Levinas sur le visage. C'est ce qui m'a donné envie d'écrire sur ce roman (dont je découvre l'auteur grâce à vous...)

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  3. Et puis, un petit clin d'oeil à Yoann, qui m'a fait lire Totalité et infini...

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  4. Chère Anne-Françoise,
    Ton article est une nouvelle fois clair, passionnant et donne envie de se plonger dans la lecture du livre. J'ai beaucoup aimé ta reprise de la notion de Visage, et ton analyse en trois sens du terme anamnèse. Ta question de ces personnages sans visage, qui sont récurrents, me semble extrêmement intéressante. Encore bravo.

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  5. Bonjour Anne-Françoise.
    Je cite : " Mais au-delà de la question de Dieu, du bien et du mal s’insinue également l’énigme de l’Autre : qui est cet autre que je ne suis pas ?"
    Je ne peux que m'incliner devant une telle qualité d'écriture.

    Le bien et le mal... éternel dilemme. Mais quand serait-il, si nous n'avions point de morale?
    J'en profite pour faire la liaison avec ma question.
    Avez-vous lu "The reader" de Bernhard Schlink ?
    Si oui, quand pensez vous.
    A.D.O.

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  6. Chère Anne-Françoise,

    Encore un article remarquable, tellement bien écrit que je me demande, et ce n'est pas la première fois, s'il n'est pas supérieur au livre.
    Mais, comme tu le sais peut-être, je préfère les livres qui ont déjà creusé leur place dans la littérature.

    Amicalement,

    Marc.

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  7. @A.D.O. Merci pour votre très gentil message! Ca fait plaisir de voir que vous passer parfois par mon site... J'ai lu Le Liseur il y a quelques années, et à l'époque l'ai plutôt apprécié, mais cela fait quelques années maintenant... Il faudrait que je le reprenne pour vous donner un avis précis. A bientôt...
    @Marc. J'ai lu Père des mensonges par envie de découvrir l'oeuvre d'Evenson après avoir lu des chroniques sur d'autres livres et sa belle interview par Bartleby. Il paraît que ce n'est pas son meilleur roman, mais il m'a beaucoup intéressée parce que depuis quelques temps je lisais des textes dans lesquels le visage a une place importante (Levinas, grâce à Yoann comme je le dis plus haut, mais aussi Kafka et d'autres... L'approche d'Evenson est intéressante avec cet autre Autre que l'on peut rendre responsable de ses propres exactions, par exemple. J'attends de découvrir ses autres textes.
    A bientôt
    AF

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  8. J'ai adoré ce roman aussi, je vous invite à lire ma version...
    http://www.gonzai.com/content/brian-evenson-p%C3%A8re-des-mensonges

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  9. Merci pour le lien, Ursula! J'y cours...

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