Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

lundi 8 février 2010

Miroirs, labyrinthes: Borges, L'Auteur...

                                     
                       Ibant obscuri  sola sub nocte per umbram…(Virgile, Enéïde, chant VI, v.268)

   L’œuvre de Jorge Luis Borges s’offre comme une mosaïque constituée des éclats éparpillée d’un miroir brisé. Y pénétrer relève de l’aventure : ces éclats s’associent en couloirs ombreux, à peine éclairés par l’oblique reflet du monde, dissimulant les spectres des vivants et les cortèges des morts ; les rencontres de hasard ne peuvent se fondre dans l’oubli et mêlent indistinctement la réalité du monde et la vérité des rêves. Constamment à la recherche de lieux de convergence entre le réel et l’imaginaire, entre les esprits et la matière, comme en cet aleph, point de l’espace qui en contient tous les autres, Borges scinde et réunit fiction et réalité, les entrecroisant et les fusionnant si bien que naît un univers où les rôles se confondent, opérant le dédoublement de l’auteur en personnage, et offrant au lecteur une surface réfléchissante qui paradoxalement l’absorbe pour l’intégrer à ce monde à la fois identique et différent, ancien et nouveau, proche et lointain.
   La littérature comme hypallage ? Cette idée ouvre le recueil L’Auteur, publié à l’origine en 1960, et moins connu, sans doute, que Fictions, L’Aleph ou Le Livre de sable. La Dédicace qui inaugure ce recueil mêlant nouvelles et poèmes (souvent reflets des thèmes développés dans les textes en prose) semble consacrer l’étrangeté du rapport qui s’établit entre imaginaire et réalité, celle-ci se transformant en fiction lorsque la littérature s’empare d’elle, et inversement : la fiction, le rêve deviennent réalité puisque chaque livre est « une chose de plus ajoutée au monde » (Une rose jaune, p.63). La puissance créatrice semble abolir la frontière entre la vie et la mort, telle cette rose jaune qui naît dans l’esprit du poète en même temps qu’une femme la place dans une coupe (p.63).Ainsi s’évapore le fleuve Achéron, qui sépare les vivants des morts, car « l’âme peut fuir au moment où meurt la chair » selon l’ultime  leçon de Socrate à Platon (Delia Elena San Marco, p.43). Le récit se charge d’une tension spirituelle telle qu’elle met en doute l’idée de la mort. « Un jour nous renouerons – au bord de quel fleuve ? – le dialogue incertain et nous nous demanderons  si une fois, dans une ville qui se perdait en plaine, nous avons été ceux qui furent Borges et Delia » (p.45). Cette survie de l’âme s’accompagne de l’idée que le corps s’incarne dans des frusques empruntées pour l’occasion, et que l’esprit peut changer au point de devenir étranger à lui-même, tout en se demeurant fidèle. La Dédicace abordait déjà ce thème : dans la bibliothèque plongée dans une pénombre dont seuls émergent en partie les visages des lecteurs (mon reflet imprécis dans le livre), Borges offre son livre à Leopoldo Lugones, mort vingt-deux ans auparavant. « (…) demain, moi aussi je serai mort, nos durées seront confondues et la chronologie se fondra en un monde de symboles et, de quelque manière, il sera juste de prétendre que je vous ai apporté cet ouvrage et que vous l’aurez accepté» (p.15).  Hypallage absolu qui offre la vie aux morts et aux vivants l’immortalité (mais à quel prix ? – une extraordinaire nouvelle contenue dans L’Aleph suggère que l’immortalité n’est pas  un sort enviable).
   Il existe donc un lien entre ce recueil et les autres œuvres de Borges. L’Auteur rassemble les thèmes privilégiés de l’écrivain : la figure de l’auteur, le miroir, le labyrinthe… Mais l’auteur existe-t-il vraiment ? Ou alors, existe-t-il indépendamment de l’œuvre qu’il a produite ? Souvent Borges semble soupçonner qu’il n’y pas de réalité en dehors du livre, et que cet objet facilite son incarnation, son accès à la certitude du monde. Or l’acte d’écrire fige la pensée et le rêve qui se retrouvent emprisonnés dans un morceau de réalité. Le livre est-il vraiment un miroir du monde ? Borges ne nous inflige jamais de réponse canonique… Mais si le rêve captif du livre conquiert un peu de réalité, le reflet du monde qu’offre la bibliothèque est éclaté, morcelé, ses éclats disparates ne pouvant être rapprochés, rassemblés pour former un tout. Ainsi revient au gré du hasard « le souvenir perdu, qui brillait comme une monnaie sous la pluie, sans doute parce qu’il (l’auteur) ne l’avait jamais regardé, sauf peut-être en un rêve » (L’Auteur, p.19). L’éclat du monde, paradoxalement, ne se révèle qu’à l’auteur menacé de cécité – la figure du Poète, Homère, hante certains des récits de Borges.   Mais ce miroir, cette surface qui réfléchit une image du monde, est dangereux : « J’ai connu étant enfant cette horreur de ce qui reflète ou multiplie spectralement la réalité » (Les miroirs voilés, p.29). Ces miroirs causeront la folie de Julia, amie du narrateur, qui voit en ces miroirs non son propre reflet, mais celui de l’auteur…
   Ainsi, le poète est celui qui se promène dans le labyrinthe du monde, à travers rangées de miroirs, jardins et bibliothèques, qui disparaissent à mesure qu’ils sont nommés. Mais le poète, donnant vie à son œuvre qui en un seul vers, en un seul mot peut-être, contient le monde, se condamne à mourir, pour avoir insinué que le monde n’est peut-être que du rêve :  « La réalité se confondait avec le rêve. Mieux dit, le réel était une des virtualités du rêve » (La parabole des palais, p.85). Suprême paradoxe, le poète ne survit pas à son œuvre qui pourtant lui confère l’immortalité… La personne n’est rien : seul compte le personnage qui vit et éprouve contrairement au corps presque dépourvu d’âme que joue la comédie de la vie. Les Aborigènes d’Australie, eux, croient que le monde n’est que le rêve d’un peuple de fourmis.
   Ultime dédoublement : l’être et l’auteur s’affranchissent l’un de l’autre : « Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page », se demande Borges dans Borges et moi (p.105)…
  
Borges, L'Auteur , Gallimard, L'Imaginaire, 1982. 
Je tiens à citer également le magnifique ouvrage de Jean-Clet Martin: Borges -  Une biographie de l'éternité (Editions de l'Eclat, 2006) - que je n'ai pas relu pour l'occasion par peur d'en être trop influencée!

3 commentaires:

  1. bel hommage à l'auteur tapi au coeur de sa propre ombre. Je me permets juste de souligner l'ironie borgésienne. Pas l'humour, qui n'est guère son fort, mais cette ironie rhétorique qui peut se résumer à une prise de distance circonstanciée tant vis à vis du monde que de la bibliothèque. Les miroirs, les labyrinthes, les bibliothèques.. . il ne les idéalise pas ! il les critique. Tout comme il critique cette notion-même d'auteur (cf. l'étymologie) ! Il y a toujours dans les contes de J.L borges, cette arrière-pensée impossible à évacuer tout à fait que, tout cela, n'est peut-être que fumisterie. Comme disait T.S Eliot : "Le poète est adossé à des ruines".
    Cordialement,
    A.G

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    1. L'humour Borges en a toujours, c'est le rire qu'il rejette.

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  2. Merci de votre commentaire, très éclairant! Cette ironie (que je n'ai pas évoquée) est puissante et subtile à la fois, englobant le monde aussi bien que l'oeuvre, qui se dérobent de concert, comme le sol s'ouvrirait sous nos pieds, catastrophe redoutée et attendue... Cette ironie, donc, est peut-être aussi un désespoir absolu, puisqu'après tout, peut-être, rien n'existe... Désolée, j'abuse des points de suspension, un travers habituel chez moi, signe, sans doute, d'une constante incertitude.
    A bientôt ! Je suis une assidue de vos textes minimaux, que je guette quotidiennement!

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