Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

lundi 1 février 2010

McCarthy, Méridien de sang

                                                     Grand Canyon, South Rim (photo personnelle)
« Le ciel étoilé au-dessus de moi, et la loi morale en moi » (Kant,Critique de la raison pratique).






«La loi morale a été inventée par l'humanité  pour priver les
puissants de leurs droits en faveur des faibles. La loi de l'histoire
la dément à chaque instant. Il n'y a aucun critère absolu permettant
de démontrer qu'une loi morale est bonne ou mauvaise. » (Le juge
Holden, dans Méridien de sang, p. 314).

« Ils traversèrent des régions de pierre versicolore soulevée en
ravines déchiquetées et des empilements de rochers dressés dans des
failles et des anticlinaux retournés sur eux-mêmes renversés et brisés
comme les souches de grands troncs pierreux et des pierres éventrées
par la foudre,  infiltrations explosant en vapeur dans quelque orage
ancien. Ils passèrent des filons étagés de roche brune qui dévalait
les étroites saignées des arêtes et tombaient dans la plaine comme les
ruines de vieux murs, ces présages de la main de l'homme avant qu'il y
eût des hommes ou aucune chose vivante. » (p. 66)
  Il n'a pas de nom. D'ailleurs, rares sont ceux qui sont nommés,
dans ce roman magnifique où l'individu disparaît pour se fondre dans
une nature destructrice. L'apocalypse, pourtant, n'a pas eu lieu comme
dans La Route, cet autre roman beau et désespéré. Ici, ce sont les
hommes qui abandonnent toute humanité, se livrant tout entiers à la
sauvagerie qui n'est même plus bestialité.
  Le gamin a été jeté sur la route, fuyant on ne sait quoi, le
souvenir absent d'une mère dont il a causé la mort par sa naissance,
un père qui a tout oublié, sauf le nom des poètes, et qui ne lui a
rien transmis. Chez McCarthy, en effet, il est question de
transmission, de passage, de survie. Comment apprendre sans père, dans
un monde livré au chaos? Il faut pourtant rejoindre d'autres hommes,
s'identifier, suivre un modèle... Mais celui-ci est effrayant.
L'enfant se trouve associé par hasard à une sinistre cohorte de
chasseurs d'Indiens, qui poursuivent les Apaches et les Comanches
jusqu'au Mexique, armée irrégulière mais grassement rémunérée. Cette
errance jalonnée de meurtres barbares ne lui enseigne qu'à donner la
mort : il apprend à tuer, tout juste à se protéger, dans ce monde où
n'existent ni affection, ni même solidarité. Unis dans le crime, ces
hommes ne sont pas des compagnons;  le groupe se délite à mesure des
combats, finissant par s'entretuer.
  Aucun guide dans cette errance, aucune figure paternelle ou
rassurante. Le juge Holden, seule référence, se caractérise par son
inhumanité aussi bien morale que physique : lettré, savant même, et
curieux de tout ce qu'il découvre, il ne partage nullement ses
connaissances, conserve pour lui les observations qu'il note
soigneusement sur son carnet. C'est un esprit sans âme, incapable de
ressentir le moindre sentiment  - si ce n'est, un moment, pour un
idiot à moitié animal . Sa tête énorme, dépourvue de cheveux, est une
planète; son intelligence vive. Mais sa bestialité n'en est que plus
brutale. Les hommes ici réunis ne poursuivent qu'un seul but : tuer,
collecter les scalps et les oreilles des indiens morts, horribles
trophées dont ils s'ornent, arborant fièrement les preuves de leur
cruauté.
  L'enfant poursuit ainsi son chemin sans balise, dans un monde
hostile mais d'une beauté à couper le souffle. L'eau manque
cruellement dans ce paysage minéral qui se gorge de sang; le liquide
rouge et épais nourrit cette terre violente, immensité qui invite à se
perdre soi-même. Souvent, ces orgies sont reflétées par le couchant
qui unit le ciel à la terre ensanglantée,  rendant toute fuite
impossible. L'ennemi n'est pas en reste de violence, troupe grotesque et
morbide ayant perdu toute idée de culture – l'on pense à ces
mannequins sinistres et ridicules du « Dead Man » de Jim Jarmush.
  Peu à peu, l'homme disparaît, laissant place à l'animal, un animal
qui tuerait pour le plaisir, et les dépouilles sanglantes de ses
victimes le recouvrent de la tête aux pieds, dans une puanteur
affreuse; protégés par des peaux d'animaux en putréfaction, tels des
zombies en maraude, le gamin et ses compagnons perdent tout ce qui
faisait d'eux des humains. La phrase de McCarthy s'adapte au terrible
voyage, perdant elle aussi tout repère, longue, haletante, dans des
images d'une épouvantable beauté, et le lecteur se laisse happer par
ces visions d'horreur qui font naître une poésie paradoxale,
s'essoufflant avec les ces cavaliers d'apocalypse auquel, pourtant, il
serait impossible de s'identifier...
  Dans cette nature magnifique et tragique, l'homme n'a pas sa place
: elle semble s'acharner à le rejeter, organisme indésirable, déchet
de la création. Il tente d'y laisser des traces qu'elle refuse comme
des blessures, et elle se défend par le soleil qui dessèche, la neige
qui éblouit, l'orage qui affole, le froid qui engourdit et fait
mourir... Ainsi, les « sauvages » et les « Américains » finissent par
se ressembler dans l'horreur. Après avoir massacré le chef de la
misérable troupe et un médecin innocent, les indiens Yuma contemplent
leur butin. « Les armes et les vêtements furent étalés sur le sol et
partagés de même que furent partagés l'or et l'argent provenant du
coffre éventré et fendu qu'ils avaient traîné à l'extérieur. Tout le
reste fut empilé sur les flammes et tandis que le soleil montait dans
le ciel et miroitait sur leurs faces bariolées ils restaient assis par
terre chacun avec ses nouveaux biens devant lui et ils regardaient le
feu et fumaient leurs pipes comme aurait pu le faire une troupe grimée
de saltimbanques venus dans cette solitude se reposer loin des villes
et de la canaille qui les sifflait derrière la rampe fumeuse,
contemplant les villes où ils passeraient et les pauvres fanfares de
trompettes et de tambours et les planches grossières sur lesquelles
leur destinée était inscrite,car ces gens-là n'étaient pas moins
captifs et assujettis et ils voyaient comme la préfiguration de leur
propre fin les crânes carbonisés de leurs ennemis rougeoyer sous leurs
yeux, lumineux comme du sang parmi les braises. » (p. 345). Indiens
comme Américains ont en effet pour destin de devenir minéraux, seule
possibilité de retrouver une place dans cette nature qui attend,
immuable, ce don en matière, ces os qui viendront blanchir dans le
désert, et devenir poudre neigeuse comme le gypse.
Sedona, AZ, photo personnelle

4 commentaires:

  1. Chère Anne-Françoise,
    Sur tes conseils je poursuis mon initiation à McCarthy et y trouve une entière satisfaction. Méridien de sang est superbe et ton article très éclairant: j'aime beaucoup ce que tu écris sur la transmission (ou son impossibilité) dans un monde inhumain. Ce monde me fait penser à celui que décrit Hobbes, au titre de l'état de nature, la guerre de tous contre tous, de chacun contre chacun. Comme aucune promesse, aucune confiance n'est possible - ni aucune relation humaine authentique, l'impossibilité de transmettre semble naturelle.
    Je trouve très pertinente ton allusion à "Dead Man", et d'une parfaite justesse ta belle analyse de la phrase qui perd elle aussi tout repère, comme pour mieux retranscrire l'errance des personnages. Errance au sens propre et au sens figuré, parce qu'on ne sait pas ce qu'ils pourraient vouloir trouver.
    Ce que je trouve de très réussi dans ce roman c'est la violence terrible des descriptions, scènes de massacres gratuits qui s'enchaînent les unes aux autres comme soudées par la fureur ivre des cavaliers sans but, c'est une violence gratuite, mais décrite sans pathos ni complaisance, sans cynisme mais sans compassion, comme si elle faisait partie du monde, aussi naturellement et nécessairement que la soif, la faim ou le soleil du désert (le désert étant le lieu biblique de l'épreuve, mais aussi de la rencontre avec Dieu).
    Merci encore de m'avoir conseillé ce livre
    Yoann

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  2. Cher Yoann,
    heureuse que tu aies tant apprécié "Méridien"... Merci aussi pour ta lecture si bienveillante de cette chronique. Ce que tu écris de la violence dans le roman est très juste, et je crois que pour McCarthy, justement, elle fait partie de l'homme et du monde au même titre, comme tu le dis, que la faim et la soif. Le monde pour lui est suspendu entre ses origines minérales et indestructibles, et cette quête de l'homme, désespérée car privée de but...
    A très bientôt
    Anne-Françoise

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  3. I like your celebration of Blood Meridian. Even more, I appreciate your love for the Border Trilogy. These three books must be read in sequence and all together. They are quintessentially American, stunningly written, and appropriately heart-breaking.

    I hope you are still contributing to The Fictional Woods. If you are not, please tell me where you publish. I would like to read more ofyour writing.

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  4. Thank you so much, Peter! I miss The Woods but haven't time enough to publish there anymore - my English is so poor... So you're welcome here, that's the place where I publish all of my reviews - a very few of my writings can be read in magazines, but all of them are written in French, I'm sorry for that.
    I'll be delighted to receive you here whenever you'll like to come!

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