Il y a une phrase, dans Ce qu’ils se mettent sur le dos[1]
que j’ai traduit il y a maintenant cinq ans, à laquelle je repense souvent :
« Seuls les gens superficiels croient que les apparences ne comptent pas. »
Le type qui prononce ces mots est un Juif hongrois émigré à Londres dans les années
cinquante, un drôle de loulou qui aime le tango et les vêtements clinquants, a
connu les camps puis fait de la prison en Angleterre parce qu’il louait très
cher des taudis aux immigrés jamaïcains, et vit avec une jamaïcaine. Je cherche
dans mon ancien ordinateur et trouve la suite : « elles [les
apparences] sont souvent tout ce qui reste pour continuer, et parfois tout ce
qui reste des ruines d’une vie, et comme tout immigré le sait, quand on peut e
réinventer totalement, que l’on est sans passé, sans histoire, dans un pays
étranger, ce qu’il y a d’important, c’est ce que l’on donne à voir. » À
Abidjan, Lydia[2]
pouvait se réinventer, oublier le passé comme beaucoup de ceux qui l’entouraient.
Après la faim, la pauvreté pour beaucoup, la prison et la privation de droits
civiques pour quelques-uns, qui avaient accompli des trucs pas clairs voire
vraiment dégueulasses, les coloniaux vivaient libres, dans l’opulence, tous
illustrant ce geste de « l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand
et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force »
qui définit la colonisation, disait Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme en 1949, l’année où mon père, puis six
mois plus tard ma mère, ma sœur et moi sommes arrivées à Abidjan.
Des
chansons ? Jamais rien d’autre ? Et ça alors ? (Dont je me suis
souvenue en regardant tout à l’heure Les chevaux de feu où je reconnaissais des
mots ukrainiens proches du russe, comme коза qui se prononce kaza et qui veut dire chèvre.) Il y avait les berceuses,
et il y avait la bébête qui monte qui monte, en russe va la chèvre, va la
chèvre, идёт (qui se prononce idiote) коза, idiote kaza, idiote kaza, et le mélange des mots russes et français dans ma tête d’enfant, et les chatouilles, les rires.
Cette histoire de traduire une langue qui n’est pas celle de ma mère et
de ne pas traduire celle de ma mère, depuis quelques temps me turlupine
vaguement. C’est comme ça. C’est une histoire qui n’a jamais commencé, le
russe, les Russes, a, ont, toujours été à la fois là et pas là. Et cette
histoire ne s’est pas non plus arrêtée comme elle l’aurait pu quand je leur ai
tourné le dos, quand j’ai arrêté d’aller dans leurs églises, de lire d’écrire
et de parler leur langue qui de toute façon m’était très difficile, que
finalement je n’ai apprise qu’à l’école sans jamais, presque jamais la parler
avec eux. Ni quand je leur ai tourné le dos ni même avec leur mort. Car à la
fin de leur vie leur langue est revenue. Elle leur est revenue et elle m’est
revenue.
Leur langue revient, il paraît
que c’est normal, courant, banal, habituel. Elle s’impose, repousse l’autre,
prend le dessus leurs quelques derniers jours. C’est ce qui s’est passé avec
notre grand-père, Vladimir Inostrany. C’est étrange, m’a dit ma sœur Véra car à
cette époque-là je n’étais pas en France, de les entendre Lydia et lui. Depuis
si longtemps, pour nous depuis toujours, père et fille n’échangeaient plus dans
leur langue que quelques mots, quelques phrases, par-ci, par-là. Des phrases du
genre маспо кашу не портит, le beurre ne gâche pas la kacha, quand ils avaient fait cuire du sarrasin pour le déjeuner. Lydia disait qu'elle avait un vocabulaire d'enfant de six ans et de six ans en 1925, et depuis le monde avait chagé ce qui rendait difficile la conversation courante.
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