Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

mardi 20 juin 2017

De la traduction, II : Marie-Hélène Dumas




     Il y a une phrase, dans Ce qu’ils se mettent sur le dos[1] que j’ai traduit il y a maintenant cinq ans, à laquelle je repense souvent : « Seuls les gens superficiels croient que les apparences ne comptent pas. » Le type qui prononce ces mots est un Juif hongrois émigré à Londres dans les années cinquante, un drôle de loulou qui aime le tango et les vêtements clinquants, a connu les camps puis fait de la prison en Angleterre parce qu’il louait très cher des taudis aux immigrés jamaïcains, et vit avec une jamaïcaine. Je cherche dans mon ancien ordinateur et trouve la suite : « elles [les apparences] sont souvent tout ce qui reste pour continuer, et parfois tout ce qui reste des ruines d’une vie, et comme tout immigré le sait, quand on peut e réinventer totalement, que l’on est sans passé, sans histoire, dans un pays étranger, ce qu’il y a d’important, c’est ce que l’on donne à voir. » À Abidjan, Lydia[2] pouvait se réinventer, oublier le passé comme beaucoup de ceux qui l’entouraient. Après la faim, la pauvreté pour beaucoup, la prison et la privation de droits civiques pour quelques-uns, qui avaient accompli des trucs pas clairs voire vraiment dégueulasses, les coloniaux vivaient libres, dans l’opulence, tous illustrant ce geste de « l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force » qui définit la colonisation, disait Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme en 1949, l’année où mon père, puis six mois plus tard ma mère, ma sœur et moi sommes arrivées à Abidjan. 


Des chansons ? Jamais rien d’autre ? Et ça alors ? (Dont je me suis souvenue en regardant tout à l’heure Les chevaux de feu où je reconnaissais des mots ukrainiens proches du russe, comme коза qui se prononce kaza et qui veut dire chèvre.) Il y avait les berceuses, et il y avait la bébête qui monte qui monte, en russe va la chèvre, va la chèvre, идёт (qui se prononce idiote) коза, idiote kaza, idiote kaza, et le mélange des mots russes et français dans ma tête d’enfant, et les chatouilles, les rires.

Cette histoire de traduire une langue qui n’est pas celle de ma mère et de ne pas traduire celle de ma mère, depuis quelques temps me turlupine vaguement. C’est comme ça. C’est une histoire qui n’a jamais commencé, le russe, les Russes, a, ont, toujours été à la fois là et pas là. Et cette histoire ne s’est pas non plus arrêtée comme elle l’aurait pu quand je leur ai tourné le dos, quand j’ai arrêté d’aller dans leurs églises, de lire d’écrire et de parler leur langue qui de toute façon m’était très difficile, que finalement je n’ai apprise qu’à l’école sans jamais, presque jamais la parler avec eux. Ni quand je leur ai tourné le dos ni même avec leur mort. Car à la fin de leur vie leur langue est revenue. Elle leur est revenue et elle m’est revenue.   


    Leur langue revient, il paraît que c’est normal, courant, banal, habituel. Elle s’impose, repousse l’autre, prend le dessus leurs quelques derniers jours. C’est ce qui s’est passé avec notre grand-père, Vladimir Inostrany. C’est étrange, m’a dit ma sœur Véra car à cette époque-là je n’étais pas en France, de les entendre Lydia et lui. Depuis si longtemps, pour nous depuis toujours, père et fille n’échangeaient plus dans leur langue que quelques mots, quelques phrases, par-ci, par-là. Des phrases du genre маспо кашу не портит, le beurre ne gâche pas la kacha, quand ils avaient fait cuire du sarrasin pour le déjeuner. Lydia disait qu'elle avait un vocabulaire d'enfant de six ans et de six ans en 1925, et depuis le monde avait chagé ce qui rendait difficile la conversation courante.





[1] Linda Grant, Ce qu’ils se mettent sur le dos, traduit par Marie-Hélène Dumas, éditions Joëlle Losfeld, 2010.
[2] Lydia est la mère de Marie-Hélène Dumas.

Marie-Hélène Dumas, Journal d'une traduction, Éditions iXe, 2016, ISBN 9791090062351, 14€.

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