Le va-et-vient
Nous manœuvrons entre l’étrange et le
familier. Nous apprivoisons – et nous ensauvageons les choses. Le chemin du
retour n’est jamais le même qu’à l’aller, d’ailleurs il nous paraît plus
rapide. (C’est comme la lecture : on ne lit jamais chaque mot du texte,
sauf s’il s’agit d’une langue qu’on ne maîtrise pas complètement.) Reconnaître
prend du temps. Parler toute la journée une langue étrangère est aussi fatigant
que charrier des pierres. Le bilingue est celui qui s’est approprié deux
mondes, qui a deux langues également siennes. Mais il peut à chaque instant
dire, à propos de l’une des deux : « l’autre langue ». Telle
chose évidente ci ne l’est plus là-bas – il suffit de passer le seuil. Ce qui n’a
pas besoin d’explication ici en a besoin là-bas. Vue de « là-bas »,
ma chambre est étrange. C’est peut-être pour cela que je n’arrive pas à y
mettre de l’ordre. Que je parviens à créer du désordre en cinq minutes même
dans une chambre d’hôtel à peu près vide. Jamais se contenter d’un sens commun,
toujours décrypter, c’est le lot du bilingue. On m’a dit que j’avais une
écriture « myope » : en effet, il me faut sans cesse plisser les
yeux, sans cesse déplisser le réel. Revenir, m’arrêter devant, examiner –
aucune image n’est jamais donnée d’emblée. C’est comme si la mémoire collective
dont sont lestées nos sensations me faisait défaut. Non pas « renommer le
monde », mission du poète selon Tsvetaeva, mais désensabler le regard –
mission de l’enfant.
Les expressions qui nous viennent des
autres, qui dorment dans la langue – telles « la cerise sur le gâteau »
ou « noyer le poisson », se réveillent, frétillent, brillent de
toutes leurs écailles une fois traduites. Ou bien au contraire, certaines
expressions trop hirsutes dans une langue deviennent plus lisses adoptées dans une
autre. Dans Les Âmes mortes de Gogol,
Pluchkine l’avare, à force de récupérer les objets les plus inutiles, devient
lui-même une sorte de déchet. Ses vêtements sont en loques, il n’est plus qu’une
« loque humaine ». En russe : ses vêtements sont troués et lui-même
n’est plus qu’un trou dans (l’étoffe de) l’humanité. Une loque humaine : quelque-chose
qui est à l’humanité ce qu’un oripeau est au vêtement déchiré. On peut la
jeter, la balayer, l’humanité n’est pas atteinte. Un trou dans l’humanité, c’est
irréparable. On a beau ravauder, il est toujours prêt à se montrer, dans les
espaces entre les immeubles, par exemple. Lorsque vous voyez la pancarte « grand-duc »
dans un zoo, pensez-vous forcément à la famille Romanov assassinée ou dispersée ?
Mais voilà qu’on rencontre ces rapaces empaillés sur une armoire dans La visite au musée de Nabokov : comment
dire mieux la mémoire empoussiérée de la révolution ? En russe, « de
la framboise », c’est : jubilation, vie de cocagne. « Chaque
exécution est comme de la framboise pour lui », écrit Mandelstam dans son
poème sur Staline. On a oublié qu’il s’agissait d’une baie, c’est à peine si la
couleur apparaît dans un coin du champ de vision.
Jerome
Rothenberg restitue le goût de la framboise en traduisant : “ Whenever
he’s got a victim, he glows like a broadchested Georgian munching a raspberry”,
« il rayonne comme un Géorgien large de poitrine mâchant une framboise » - et
transforme Mandelstam en poète surréaliste.
Les sens figurés : une manière, pour
la langue, d’apprivoiser l’étrange. Il suffit de les retourner vers l’autre
langue et ils vous montrent leur versant sauvage.
Je ne peux pas dire « ma langue »,
car ma langue est là où je suis. On dit « posséder une langue » - en
russe comme en français. Nul ne sait mieux que le bilingue qu’il n’en possède
aucune. L’enfant dit toujours : ma maison, même s’il est né esclave. Une
des premières choses que m’a révélée ma grand-mère : notre maison ne nous
appartient pas, nous vivons dans un pays où tout appartient à l’État. (Elle qui
a été dépossédée de tous ses biens, ne supportait pas l’idée que je puisse
appeler « mienne » l’affreuse bicoque où nous habitions.) Rendant
ainsi les possessifs suspects à tout jamais.
Les noms que je donne aux choses sont des
noms mouvant. Le monde est dialogue, un
dialogue irrépressible. Traduire, traduire toujours tout dans un sens, puis
dans l’autre, un aller-retour inépuisable. Il faut toujours déverser le contenu
d’un mot ans une autre coupe – et toujours, il y a un reste.
De quoi s’entretiennent les langues dans la
montagne ? De cette lie.
Luba Jurgenson, Au lieu du péril, p. 54-56, Verdier, 2014, ISBN 9782864327684, 13,50 €.
Le titre est issu d'un poème de Hölderlin, Patmos. En voici la version originale : "Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch".
Le titre est issu d'un poème de Hölderlin, Patmos. En voici la version originale : "Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch".
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