Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

mardi 3 novembre 2009

Bethsabée (2) : le regard de Marc Bonetto



Qu'est-ce qui rend possible l'appropriation de l'oeuvre d'art par chacun? Une fois achevée, elle échappe à son auteur pour devenir objet de multiples recréations. Un peu plus bas dans ce blog je donnais mes impressions sur Bethsabée, l'une de mes toiles préférées. Marc Bonetto m'a fait l'amitié de me confier sa méditation sur cette même oeuvre, et de m'autoriser à la publier ici, telle quelle, poétique et vivante.

Paris, le 5 octobre 2009, 9 heures 20.

Chère Anne-Françoise,

À peine arrivé au Louvre, je me suis rendu dans les salles de peinture hollandaise, devant la Bethsabée de Rembrandt. Quel silence ! Aucun visiteur. À moi le tableau, à moi seul, et je vais m’en délecter jusqu’à l’ivresse.
Je ne sais plus si dans ton remarquable article, tu as noté la volupté triste de Bethsabée. Elle est belle, désirable ; quelques bijoux, un collier et son pendentif, un bracelet serre le bras droit, une perle comme pendant d’oreille, le voile négligemment jeté sur les cuisses et ce ruban rouge qui tombe de la chevelure à moitié défaite, tout fait d’elle une amante de rêve, si ce n’était le regard pensif. Elle est ailleurs, loin de nous, et c’est heureux ! Nous ne sommes pas des gens de si bonne compagnie. La tristesse du regard la change en victime. Le titre seul, et dans une moindre mesure, la culture protestante des Hollandais du XVIIe siècle, indiquent le thème. On pourrait imaginer une reine, une esclave promise au sultan ou dame à sa toilette. L’artiste n’en a pas voulu ainsi : c’est l’épouse d’Urie, et nulle autre. C’est sa servante et compagne que le peintre honore. Quelle femme admirable ce fut ! Le peu que je sais d’elle m’incite à l’admiration et la rend adorable. Plus je la contemple, plus le visage, dans sa détresse muette, détresse acceptée, me la rend proche. Pour ne rien te cacher, le vicieux que je suis aime les femmes adultères, notamment quand l’infidélité, passée ou à venir, se teinte de regrets.
Je t’avais parlé de la seconde interprétation, celle où la lettre annonce la mort d’Urie. Le lit défait serait celui qu’elle partagea avec David. La servante muette, dans l’ombre, une allusion à la pécheresse qui lave les pieds du Christ ou le Christ lavant les pieds des apôtres, deux images sublimes du pardon.
Oui, tout est dans le regard, le reste est secondaire, voire superflu. N’y aurait-il pas communion de pensée entre les deux femmes ? Dans le silence, sans se regarder, elles semblent se comprendre.
Et le lit au fond ? Est-ce bien un lit ? Peut-être. David y dort-il ? La forme de la couverture pourrait le faire penser.
Enfin, il y a ce bras gauche. Qu’il est mal peint ! comme ébauché, de même que la main. Regarde le pouce. En as-tu vu de ce calibre ? Et si haut placé par rapport aux autres doigts. Le peintre délaissa-t-il ces détails, leur préférant la servante, les jambes, l’autre bras (pas vraiment réussi lui non plus) le buste, le visage ?
Une touriste vient de s’arrêter. Juste le temps de photographier le tableau. Pas plus. Que font ces imbéciles au Louvre ! Donnez-leur un album de reproductions et qu’ils cessent d’encombrer les musées. Tiens, la revoilà. Non pour mieux voir, tu parles ! mais pour se faire tirer le portrait sous le tableau. Va-t’en, vilaine, indigne de Bethsabée ! Suis-je intolérant ? Possible. Pourquoi ces gens qui n’aiment pas l’art, qui s’en foutent, encombrent-ils les musées aux dépens des amoureux dont, sans vanité, je me targue d’être ?
Revenons à Bethsabée qui vaut mieux que ces Jean-foutre. Misanthrope ? Oui, et pas qu’un peu. Dans la même salle, il y a un autre portrait d’Hendrickje Stoffels, daté lui aussi de 1754. Elle porte les mêmes pendants d’oreilles, l’air pensif, légèrement triste, admirable et admirée. Rembrandt dut l’aimer profondément, à moins qu’il ne l’ait magnifiée, magnifiant son œuvre, se magnifiant lui-même. Dans tout créateur travaille un vampire. Souviens-toi du « Portrait ovale », d’Edgar Allan Poe. Bienheureuses les victimes de ce vampirisme ! mille fois heureuses, celles dont le sang tiré abreuve et rend immortelle, plus forte… quand elles n’en meurent pas.
Facétie, intuition, goût des correspondances ? La nouvelle disposition des œuvres met face à face la Bethsabée et l’Autoportrait au chevalet de 1660, tu sais, celui que j’aime tant. Le peintre contemple et son œuvre et l’amante, même si le regard se perd davantage vers l’intérieur de l’être, au fond de lui-même, plus profond que lui-même, plus loin que vers un extérieur tout d’apparence et de frivolité.

2 commentaires:

  1. A l'occasion du premier post sur Bethsabée, Yoann s'interrogeait sur la notion de musée. Ceux-ci sont des lieux publics et parfois irritants, offrant une profusion d'oeuvres qui donne le tournis... Et pourtant, cette abondance et cette accumulation favorisent aussi les rencontres de hasard. Certes, il faut se faire une place pour contempler certaines oeuvres, se laisser bousculer devant les tournesols de Van Gogh (dont la valeur marchande avérée et notoire attire les touristes comme des mouches autour d'un pot de miel), supporter les commentaires souvent oiseux, comiques, grotesques... Mais lorsqu'on se laisse conduire par une forme de hasard (pas tout à fait réel, puisque l'organisation même des musées par époque, par école, par artiste nous guide forcément), l'on peut se laisser surprendre, séduire, émouvoir.
    La brochure de la National Gallery de Londres met en valeur certaines oeuvres, en fonction de choix justifiés, mais incomplets - Les Ambassadeurs d'Holbein, Les époux Arnolfini de Van Eyck, les fameux tournesols déjà cités...)L'avantage de cette pratique est d'éloigner les importuns d'autres oeuvres tout aussi belles : on se presse devant les tournesols, il y a plus de place pour contempler cette chaise simple et émouvante (la peinture est d'abord un regard, que l'on partage ou pas : cette chaise n'avait pas pour destin de figurer dans un musée. Toute simple et un peu de guingois, elle nous apprend que pour Van Gogh le monde entier est source d'art...)
    Ma rencontre, cette fois-ci, s'est faite ... avec Hendrickje Stoffels, notre Bethsabée, que Rembrandt représente dans une situation comparable. Mais il s'agit d'une oeuvre intime : la ressemblance entre Hendrickje et Bethsabée est frappante, mais la compagne de Rembrandt, ici, respire le bonheur du quotidien. Une femme aimée et heureuse, qui ne montre rien de la douleur que l'on lit sur le visage de Bethsabée. Le tableau est plus petit, moins mis en valeur que la Bethsabée du Louvre, mais il émeut par le regard porté sur la femme. Deux visages qui semblent s'opposer mais qui coexistent. Si "Hendrickje au bain" est ancré dans la vie courante - la mise en scène étant minimale, "Bethsabée" annonce ou reflète les souffrances qui peuvent ternir ce bonheur simple.

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  2. Heureux de voir que Bethsabee-Hendrickje, recueille ici des suffrages, même si la salle du musée était désertée pour la très médiatique concurrente ( par exemple Mona Lisa)..
    Sur le blog http://rechab-art-encore.blogspot.com, je disais récemment mon rapport avec Rembrandt ( tout le monde a un rapport d'émotion avec le géant hollandais, et son oeuvre), mais Hendrickje au bain, ou plutôt rentrant dans la rivière a toujours été une source d'émotion, qui tient à la matière même qu'utilisait le peintre, à savoir l'opposition des chairs avec le tissu lourd de la chemise que Hendrickje retient des mains alors qu'elle avance dans l'eau... Oui, elle n'est pas statique, elle avance... car la composition, le poids "matériel" du tissu se pose comme une voile de bateau, qui tirerait l'ensemble... J'ai justement sélectionné la partie de la chemise tenue par les mains, pour en faire plusieurs variations en peinture... en faisant "abstraction du coté figuratif", c'est à dire en retenant la géométrie du col des manches, des courbes des bras qui s'enchaînent à merveille.
    C'était si géométrique dans ma tête, que j'y ai appliqué mes préoccupations du moment, à savoir composer par rabattements, en utilisant la section d'or... rabattements que j'ai concrétisés avec la 3è version, celle qui montre un a-plat bleu, qu'on pourrait tracer quasiment au compas...

    j'ai mis d'ailleurs un lien qui conduit directement à l'article...

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