Il est ici question de seuil, de passage. La Route de Cormac McCarthy, roman paru en 2006 aux Etats-Unis et couronné par le prix Pulitzer de la fiction en 2007, emprunte une étrange voie d’un monde familier à un ailleurs (ou un nulle part). Deux personnages sans nom, un père et son fils, rescapés d’un cataclysme dont nous ignorons tout, se déplacent sans relâche sur une route bordée par les reliefs d’un monde perdu – le nôtre. D’où viennent-ils ? Que sont-ils ? Où vont-ils ? Nul ne le sait, pas même eux sans doute. Prisonniers d’une trajectoire indéfinie, ils sont comme figés dans ce mouvement qui les confronte à un univers où il est impossible de trouver une place. Quelques repères subsistent pourtant : un caddie abandonné qui devient espoir de survie (ils y entassent tous leurs maigres biens), quelques maisons détruites, les ruines d’une ville, puis d’une autre. Cette odyssée privée de but les immerge cependant dans l’humanité tout entière : le bien, le mal, Dieu (est-il possible qu’il y ait un Dieu ?), l’avenir, la mort… Le voyage est silencieux : les mots ne peuvent souvent que dire l’effroi, l’incompréhension, l’angoisse de l’avenir. Du coup, le père se sent incapable de tenir son rôle, il ne peut rassurer son fils et lui montrer la route, comme on dit. Il l’aime, le protège, tente de lui inculquer quelques valeurs : mais celles-ci se limitent le plus souvent à apprendre à distinguer le bien du mal, les « gentils » des « méchants », à ne pas nuire mais à prévenir le danger.
Le chemin du père est tracé : il se meurt, s’affaiblissant à chaque pas, craignant à chaque instant d'abandonner son fils, le laissant vulnérable. Ce père prépare son fils à mourir, plaçant dans sa main le revolver qu’il devra utiliser s’il tombe entre les mains d’une de ces bandes de hors-la-loi qui menacent, s’adonnant à la violence, au pillage et au cannibalisme (il faut bien manger…). Le monde est retourné au chaos, la société a disparu, les rares survivants essayant de subsister au détriment des autres. C’est un monde dangereux à tout point de vue : les hommes s’entretuent, la nature n’offre aucun abri, ses grondements effrayant régulièrement l’homme et son fils. Pourtant, c’est en elle qu’ils ont confiance, pensant trouver au sud non pas un eldorado, mais au moins un endroit moins exposé au danger.
Ainsi, le père ne peut plus perpétuer les enseignements ordinaires. Même les mots se révèlent inutiles : dans cette destruction totale, bien des réalités habituelles ont disparu. Les mots sont donc condamnés, vidés de leur sens par l’absence de référent. Les gestes du quotidien (celui d’avant l’apocalypse) n’ont plus aucune signification pour l’enfant. Comment dans ce cas transmettre ? Pourtant, à chaque rencontre, à chaque occasion le père tente de maintenir en l’enfant « le feu », cette étincelle d’humanité qui fait leur dignité. La peur le pousse parfois à contrevenir aux règles qu’il a fixées ; il dépouille un homme qui les a volés, refuse une offrande de nourriture à un vieillard aveugle. Son fils le corrige : finalement, la transmission des valeurs s’est faite. Il subsiste donc un espoir.
Ils arrivent au bord de l’océan. L’eau inquiétante ne reflète que le gris du ciel. L’espace est ouvert, père et fils sont vulnérables. D’ailleurs, c’est à cet endroit que s’éteint le père. Mais l’enfant y était préparé, et même si le chagrin le submerge, il sait qu’il doit partir. Seul. Mais il est l’avenir : le monde pourrait bien se régénérer par lui. C’est ainsi qu’il trouve sa place, tout naturellement, dans une famille. Il reste donc des familles, un père, une mère, des enfants ! Une possibilité de repeupler la terre, si celle-ci ne se détruit pas. Cormac McCarthy ne nous dévoile rien. Ce roman poétique nous invite à méditer sur le mal, sur Dieu (ou le diable, le séparateur), sur l’existence…
Le cinéma s’est depuis quelques temps emparé de l’œuvre magnifique de McCarthy, les frères Coen avec No country for the old man, et tout récemment John Hillcoat pour La Route. Bien des spectateurs, attirés par l’aura de film catastrophe, seront déçus. Mais du roman, il subsiste indéniablement une certaine magie, dans les images d’une fidélité exemplaire aux évocation du texte, dans la discrétion – la violence est montrée, mais le réalisateur a eu le bon goût de ne pas en faire le pivot du film. L’interprétation est magnifique, tant pour Viggo Mortensen (le père) que pour le petit garçon , incroyable de fraîcheur et d’intensité.
PS : le titre de ce post m'a été inspiré par une chanson des Talking Heads ...
Certainement le plus beau commentaire que j'ai pu lire jusqu'a présent...
RépondreSupprimerBravo...
Michèle Disperier
Merci beaucoup... mais je crois qu'il existe de bien meilleurs textes que le mien, dont le seul mérite est sans doute la spontanéité (j'ai éprouvé un véritable choc à la lecture du roman, impression ressuscitée par le film ).
RépondreSupprimerBonsoir... ou plutôt bonjour
RépondreSupprimer(1 hr du mat Arff !)
Cela me fait toujours plaisir de voir un nouvel article traitant du post-apocalyptique.
Je cite "la violence est montrée, mais le réalisateur a eu le bon goût de ne pas en faire le pivot du film".
Et bien c'est tant mieux, j'avais quelques craintes à ce sujet.
J'irais voir ce film dès mon retour de Kaysersberg. Ah!l'Alscace...
Excellent article.
Mes sincères amitiés
A.D.O.
Bonjour A.D.O., merci de votre message (vous êtes toujours très encourageant et cela fait très plaisir). Alors comme ça, il n'y a pas de cinéma à Kaysersberg? Le film doit certainement passer à Colmar ;-)
RépondreSupprimerJe ne sais si vous avez lu le roman, absolument magnifique, poignant, poétique - je n'ai pu le laisser et l'ai quasiment lu d'une traite. Le film lui est nettement inférieur, mais je crois qu'aucune adaptation cinématographique ne peut égaler ce texte. Beaucoup de critiques le démolissent en ce moment : j'ai eu évidemment quelques réticences (les scènes de flash-back, inutiles à mon avis, la musique de Nick Cave - et pourtant j'aime beaucoup Nick Cave, mais il me semble qu'ici le silence s'imposait), mais il a suscité autour de moi l'envie de lire Cormac McCarthy, et c'est l'essentiel. Belles images (peut-être moins désespérées que celles du roman), excellente interprétation : il y a donc de bonnes raisons de le voir.
Amicalement
Anne-Françoise
N'ayant ni vu le film (mais ça ne saurait tarder), ni lu le livres (mais ça ne saurait tarder non plus, je ne peux que dire mon envie d'approcher cette ouvre qui semble si forte, si proche du sublime (l'indiciblement terrifiant qui capte notre attention et nous pousse à nous interroger), plutôt que du beau (et d'une forme béate de contemplation qui apporte une confortable satisfaction). Ton article est très beau, et on devine que tu as su saisir des détails forts qui donnent au film sa saveur, malgré quelques éléments que tu estimes peu réussis. Merci pour ce bel article.
RépondreSupprimerAmicalement
Yoann
ps: je me demande si je ne pourrais pas utiliser cette oeuvre pour faire comprendre l'état de nature chez Hobbes à mes élèves, la fictive situation de guerre de chacun contre chacun...
A mon avis, Yoann, c'est une très bonne idée! Mon commentaire s'attachait un peu plus au roman qu'au film, mais en même temps, la sortie du film l'a suscité... J'ai quelques autres petits reproches à faire au film, mais après tout, je ne m'attendais pas à être totalement conquise. Il est à la mode en ce moment de le massacrer; je pense qu'il a été tourné avec une certaine honnêteté mais aussi des "tics" hollywoodiens - flash-backs pas très fidèles à l'esprit du roman, et puis une musique un peu envahissante et pathétique (et pourtant, j'aime beaucoup Nick Cave, mais j'ai eu du mal à me rappeler pendant le film qui était l'auteur de la B.O. tant elle est ... sirupeuse!
RépondreSupprimerMerci de ta bienveillance qui m'encourage à continuer malgré mes hésitations...
A bientôt
AF
Chère Anne-Françoise,
RépondreSupprimerJe voulais voir le dernier Chéreau, le dernier Jarmush ou "Rapt" de Cédric Kahn. Las ! aucune salle accessible à Grenoble. Magali n'eut pas de mal à me convaincre d'aller voir "La route", d'autant plus que j'avais vu ton article sans le lire. Nous n'avons pas été déçus. Ce n'est certes pas un chef-d'oeuvre, mais la nature y est superbement filmée. Le réaliseur (l'écrivain aussi ?) a bien restitué son indifférente hostilité (excuse, je te prie, ce quasi-onymore) envers l'homme. Non, hostilité ne convient pas. Elle est là. C'est tout. On comprend parfaitement combien un retour vers elle est illusoire. Sauf quelques rares sauvages (à prendre étymologiquement), des hommes et des femmes des bois, y survivraient, et c'est heureux.
Une fois encore tu fais dans l'excellence. Alors, pourquoi ne pas en écrire davantage ?
Cordialement,
Marc.
Merci, Marc, mais ta bienveillance à mon égard te perdra! Et puis, je suis un peu paresseuse, et préfère lire... Tant d'oeuvres à découvrir, tant de pages à relire, tant d'émerveillements, d'émotions, de réflexion.
RépondreSupprimerLe film "La route" a suscité bien des critiques, que j'ai trouvées parfois trop sévères - c'est l'éternel problème des adaptations cinématographiques. J'ai lu quelque part un commentaire tout de même très juste : qu'aurait donné ce film s'il avait été adapté par un Tarkovski, par exemple? Cependant, celui-ci a réalisé des chef-d'oeuvres à partir de romans beaucoup moins intéressants que "La route". Peut-on faire un bon film à partir d'un roman de cette trempe? Mystère...
Merci, Marc, de tes commentaires qui me font toujours un très grand plaisir. J'ai peu de lecteurs, certes, mais les miens sont exceptionnels!!!
Bisous
Faire un chef-d'oeuvre cinématographique en partant d'un chef-d'oeuvre littéraire... Il y a parfois de belles réussites. Tennessee Williams par Elia Kazan ou Richard Brooks ; Dashiell Hammett par John Huston ; "Othello" ou "Macbeth" par Welles. Des ratages complets : "L'agent secret", de Conrad, vu par Hitchcock : "Un amour de Swann" par Volker Schlöndorff ou, plus récemment, "Le hussard sur le toit.
RépondreSupprimerÀ propos de Giono, connais-tu la remarquable adaptation d'"Un roi sans divertissement" par François Leterrier ? Le film est peu connu ; le roman guère plus, me semble-t-il.
Tiens, Jean Giono toujours : l'enseignante peut-elle me dire si on l'étudie au collège et au lycée ? Toujours est-il que cet écrivain, que je place parmi les plus grands, me paraît bien sous-évalué, peut-être à cause de Pagnol avec qui il a peu à voir.
Je t'embrasse.
Marc.
C'est vrai, Marc, je n'ai pensé ni au Faucon Maltais, ni au Tramway (deux films que j'ai pourtant revus il y a moins d'un mois, et tous les deux, en plus)! On étudie peu Giono, me semble-t-il, sauf peut-être "Un roi sans divertissement"...dont je n'ai pas vu l'adaptation par Leterrier (mais je suis entièrement d'accord en ce qui concerne le Hussard (Perez y fut un piètre Angelo). Quant à Proust, il me semble bien difficile à transposer (et il est vrai que je me suis empressée d'oublier le film de Schlöndorff à l'époque).
RépondreSupprimerA bientôt
Anne-Françoise
Pardon, c'était Olivier Martinez, me semble-t-il... mais je les confonds un peu!
RépondreSupprimerAndrei Tarkovski, dans "Le temps scellé" (Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2004) écrit : "(...)n'importe quelle littérature ne peut être transposée à l'écran.Il existe des oeuvres littéraires qui ont une telle unité, une telle clarté, une telle originalité, où les personnages s'expriment avec une telle profondeur à travers les mots, que la magie de leur composition révèle à chaque page l'inimitable personnalité de leur auteur. L'ensemble dégage alors une telle force, que l'idée d'adapter un pareil chef-d'oeuvre à l'écran ne pourrait germer que chez quelqu'un qui mépriserait tout autant la littérature que le cinéma".
RépondreSupprimerayant lu plusieurs des ouvrages de Cormac McC, et vu le film "la route"... l'univers littéraire de McCarthy est sans doute magnifique,
RépondreSupprimerpar contre la vision plus que pessimiste de son monde, et donc celui qu'il nous transmet, me met un peu sur la réserve, avec un nombre important de scènes d'une sauvagerie particulières,------------- atroces même...cannibalismes, et autre s massacres doucement orchestrés... dont on se demande si l'auteur ne s'y complait pas quelque peu...