JEUDI
(...)
Il pense D'où nous téléphonais-tu, papa? De Hambourg, de Paris, de Londres, de grandes villes inconnues sous la pluie? D'une chambre d'hôtel, un verre de whisky à la main, une jeune femme en manteau de fourrure, ressemblant à une de ces actrices de cinéma qu'on trouve dans les paquets de chewing-gum, assise sur une chaise, t'attendant? Il pense Tu as été heureux, tu es heureux, que demandes-tu à la vie? Un jour, quand j'étais petit, une fin d'après-midi, nous étions à la ferme et une bande d'oiseaux s'est envolée du marronnier près du puits vers la tache de la forêt que le début de la nuit rendait bleue. Leurs ailes battaient avec un bruissement de feuilles agitées par le vent, les petites feuilles minces, innombrablesd'un dictionnaire, je te tenais par la main et tout à coup je t'ai demandé Explique-moi les oiseaux, une requête embarrassante pour un homme d'affaires. Mais tu as souri et tu m'as dit que leurs os étaient faits de l'écume de la plage, qu'ils se nourrissaient des miettes du vent et que, quand ils mouraient, ils flottaient le dos en l'air, les yeux clos comme les vieilles femmes pendant la communion. (...)" [p.54-55]
Antonio Turok, Basuero, Guatemala 1981 |
" VENDREDI
Témoin Alice F., chef du personnel à l'hostellerie d'Aveiro et résidant dans la susdite à Aveiro. Elle prêta serment et aux questions concernant d'éventuels empêchements elle répondit négativement. Interrogée, elle déclara : Que le mardi 10 février, entre seize et dix-sept heures, elle se trouvait à son poste de travail en train d'expliquer leur note à un couple d'Anglais d'un âge avancé et de surveiller le transport de leurs bagages jusqu'à la voiture de location dans laquelle ils étaient arrivés, quand entra un enfant de sexe masculin, d'environ douze ans, fils de la cuisinière de l'auberge, lequel, étant dans un état d'agitation extrême, poussa l'Anglaise de son coude sale et cria au témoin "Madame Alice, venez voir ce qu'il y a là-bas." Comme le témoin le chapitrait avec sévérité à propos de son manque de manières et de son absence totale et absolue de respect à l'égard de l'industrie touristique, incarnée en l'occurrence dans la personne de la Britannique âgée dont le comportement se réglait en toute circonstance, comme il est d'usage dans ces îles, sur les commandements de la plus parfaite éducation, l'enfant jeta violemment par terre un support en fil de fer peint en blanc, rempli de jolies cartes postales représentant les curiosités de notre beau pays telles que Monsaraz et autres recoins, et avec une exaltation incontrôlable il s'écria : "Arrête tes sermons espèce de conne il y a un homme mort là-bas au milieu du sable." Bien qu'incrédule car elle connaissait bien l'étrange fertilité des imaginations enfantines que les moyens de communication modernes exploitent de façon malsaine, le témoin hâta le départ du couple étranger en allant prendre congé d'eux avec force sourires dans la cour de l'hostellerie, et dès que le véhicule eut disparu en cahotant sur la route bordée de pins et d'arbustes flétris par la sécheresse, elle s'adressa à l'enfant et après s'être exclamée "C'est ça qu'on t'apprend à l'école, petit crétin", elle lui demanda d'un ton réprobateur : "Qu'est-ce que c'est que cette effronterie dans un établissement privé?" ce à quoi il lui fut répondu, au milieu de gros mots que le témoin n'ose pas rapporter ici et qu'il attribue à la dissolution progressive des mœurs déclenchée par la lamentable période révolutionnaire que pour notre malheur nous traversons, qu'il y avait le cadavre d'un homme à deux cents mètres environ à l'ouest du bâtiment de l'hostellerie, à demi rongé par la voracité irrépressible des mouettes, et qui semblait correspondre, de par ses vêtements, ses lunettes et sa taille, au corps d'un pensionnaire arrivé le jeudi précédent avec son épouse et qui avait l'habitude de se promener avec elle le long de la rive de l'estuaire, plongés tous deux dans de longues conversations dont le témoin ignore le contenu et les thèmes. Malgré de légitimes hésitations et des doutes quant à la véracité des informations reçues, par acquit de conscience le témoin se dirigea vers le lieu indiqué, que les oiseaux du Vouga survolaient en essaims, ce qui l'intrigua, car tant d'oiseaux et tant de croassements ne sont pas habituels au-dessus du sable par un matin sans pluie, mais gris, poisseux et humide d'un brouillard qui enveloppait la ville dans un linceul de larmes immobiles, et elle tomba au milieu des roseaux sur le cadavre du pensionnaire Rui S. identifié à la page deux du présent procès-verbal, ventre en l'air, bras écartés, et dont le visage méconnaissable avait manifestement été déchiqueté par les coups de bec des oiseaux. Le témoin eut immédiatement la certitude de se trouver face au susdit Rui S., non seulement en raison des faits déjà consignés dans la présente déposition mais aussi à cause d'un des yeux du cadavre, intact, rond, gigantesque, qui la fixait avec cette expression de souci anxieux ou de résignation soumise avec laquelle il la regardait ordinairement, même pour lui demander la clé de sa chambre. (...)" [p.97-99]
Antonio Lobo Antunes, Explication des oiseaux, Christian Bourgois, 1991, traduction Geneviève Leibrich.
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