La nuit je mensJe prends des trains
à travers la plaine
La nuit je mens
Je m'en lave les mains.
Alain Bashung, La nuit je mens (in Fantaisie militaire)
Les éditions de l'Atelier in8 viennent de publier dans la collection "La porte à côté" un beau coffret placé sous le signe d'Alain Bashung, étoile disparue, dont l'album Fantaisie militaire (en particulier) a inspiré à quatre auteurs, poètes, romanciers, quatre nouvelles ciselées. Ces textes courts, denses, sont empreints d'une grande liberté malgré la contrainte de départ, et s'envolent dans des directions très différentes. De la musique naît la rêverie qui se dépose ici sur la papier en des mondes singuliers, chaque auteur recevant ce don et l'interprétant à son gré. S'ouvre ainsi une réflexion sur la création, sur ce qui la suscite, sur l'appropriation et l'herméneutique d'un univers personnel qui se décline en divers possibles.
J'ai choisi d'en retenir deux qui m'ont particulièrement touchée, ce qui n'enlève rien aux deux autres.
Claude Chambard, Le Jour où je suis mort
La première (celle qui ouvre d'ailleurs le coffret) initie un mortel voyage, celui de Samuel Hall, destruction en sept jours d'un jeune homme né d'un père inconnu, emporté par "un train à travers la plaine". La vie de Sam, fils abandonné et mal aimé par une mère incapable, s'inscrit dans un univers où la fraternité et la nature offrent un contrepoint à la violence du monde. Comme chez Cormac McCarthy, les adultes n'apportent aucune sécurité; ils ne sont ni aimants ni protecteurs, mais prisonniers de leurs démons, l'alcool, la cruauté. Aucun d'entre eux ne peut être un éducateur, hormis l'institutrice Mademoiselle Rose (fleur fragile et destinée à disparaître de leur univers). Heureusement, Sam a un frère, Bill, qu'il aime, protège et venge tant est fort l'amour qui les lie - et pourtant, ils ont "la même mère, pas le même père, mais qu'importe." Leur refuge est la forêt où ils se sont créé une maison, une cabane (thème cher à Claude Chambard) où ils peuvent enfin redevenir des enfants. La forêt, les arbres, la nature sont un réconfort, un abri, loin du mal qui règne dans le coeur des hommes.
Je vais chercher dans la forêt un calme qui permet à mes vertiges, aux effroyables pulsations de mon crâne, un léger repos. En entrant dans le bois, c'est comme si je pénétrais une lumière dorée, une lumière de miel, une lumière sans saisons, sans heures, une lumière pleine, fascinante & apaisante.
Plutôt que sauvage, la nature est douce, réconfortante; elle préserve l'innocence de Sam ; mais cette évocation est déjà, peut-être, une manifestation de la mort désirée, seule issue au malheur. Ce couloir lumineux qui s'ouvre absorbe le jeune homme. C'est aussi au sein de la forêt, dans une autre cabane, que Sam découvre l'amour d'une femme, celui qui "rend meilleur" mais qui le conduira à la mort. Ce locus amoenus abrite toutes les phases de cette courte existence, de l'enfance à la mort. Il réalise le destin de l'homme-enfant qui n'aspire finalement qu'à la douceur. Mais celle-ci débouche toujours sur la violence.
Je rêve d'abricots & de ciboulette, de groseilles, de tisanes de serpolet, de jasmins jaunes, de tilleul, de chrysanthèmes & d'oranges sanguines qu'on m'écrase sur le visage, dont la pulpe épaisse m'étouffe, dont le jus rouge dégouline sur moi, m'ensanglante.
L'écriture poétique de Claude Chambard engendre un univers pur mais complexe, où la cruauté du monde contamine chaque moment de bonheur possible. Ce court récit, d'une extraordinaire densité, nous transporte dans un monde où s'abolit le temps, où toute une vie peut se jouer en sept journées...
Eric Pessan, Croiser les méduses
La nouvelle d'Eric Pessan fait naître un monde différent, à la fois étrange et familier, autour d'une petite fille, Wanda, dont l'existence se déploie entre les quatre éléments, la terre où s'encrent les pieds de sa balançoire, l'air dans lequel elle cherche à s'envoler, à s'oublier et à se trouver, le feu qui habite sa mère et l'eau, son élément. Cette chimie l'inscrit au monde, enfant-sirène qui fait l'amour à des murènes, dont le corps est offert en proie au regard des hommes, suscitant en eux un désir incongru et dangereux. Wanda perçoit ces signes mais ne parvient pas à les décrypter, vouée aux sensations, aux perceptions, toute livrée à l'expérience d'une innocente sensualité.
Cette boule qui naît en son ventre sur la balançoire, lorsque le regard des hommes la poursuit, elle la retrouve chaque soir, la cultivant, la faisant croître de son bras dans l'apprentissage du désir et du plaisir.
La nuit, encore : quand je ne peux pas dormir, je nage, c'est une évidence, depuis que je suis liée à l'eau je nage tous les soirs. Après, je porte mes doigts à mon nez, ils ont une odeur un peu fade, douceâtre. Je les goûte, ils piquent un tout petit peu. La saveur du fond des océans. Ma saveur secrète de poisson. Il fait tellement chaud cet été, je ne peux m'endormir que de fatigue. Je m'accorde des haltes, je me fixe des objectifs. Trois, quatre, cinq fois la boule chaude au bout des doigts avant de trouver le sommeil. Une fois: six, j'avais des crampes au bras à force de nager.
L'enfant-sirène observe le spectacle du monde, elle en est même curieuse. Séparée des adultes, elle les regarde sans les comprendre, et pourtant, ce qu'elle retient d'eux est l'essentiel, la confusion, la danse du désir et du plaisir, les mortifications et la jouissance des corps, l'innocence et la perversité. Ce désir s'inscrit au coeur de son existence, source de la vie, combat contre la mort. Mais le corps inscrit l'être dans l'univers, c'est à travers lui que se crée le rapport aux autres, entre plaisir et danger.
Le texte d'Eric Pessan se développe en subtiles volutes épousant la mélodie de Baschung, établissant un lien étonnant entre l'homme et la petite fille :
Une plongée dans la nuit protectrice et ensorcelante, sensuelle, qui marque le corps de l'empreinte du rêve.J'ai fait la cour à des murènes
J'ai fait l'amour
J'ai fait le mortT'étais pas née (Alain Bashung, La nuit je mens)
Dans le coffret, restent à découvrir deux autre nouvelles particulièrement réussies : celle de Marie Cosnay, Où vont les vaisseaux maudits, d'une écriture belle et hallucinée, à l'origine d'un univers où la réflexion sur l'art et sur l'absence se mêle au cauchemar et à la folie; et celle de Jérôme Lafargue, Nage entre deux eaux, qui réinvente le lien filial en une histoire pleine de rebondissements.
Coffret Bashung - Des trains à travers la plaine, paru aux Editions de l'Atelier in8 en octobre 2011.
Merci aux éditions de l'Atelier in8 et en particulier à Josée Guellil.
Je le savais, ma chère Anne-Françoise, que nous communiquions à distance sans avoir besoin de se voir, I knew it, NU IT et la coïncidence est très troublante car il se trouve que j'écoute beaucoup Alain Bashung en ce moment en voyage en solitaire dont j'ai besoin tout en étant entourée.
RépondreSupprimerAscoltando ti sto, écoutant je te suis.
Avec d'autres artistes, Il crée une trouée dans mon deuil, je n'ai pas cessé de regarder la vidéo de ses derniers concerts. La nuit je mens m'a enfin fait venir les larmes, je le regarde, sensible à sa carnation blanche et tellement fine, son expeausition, la gestuelle de ses mains délicates qui touchent l'espace, dans le même temps une pianiste me rendait la même sensation, ce que j'ai apprécié le plus dans son jeu pianistique sur un piano Bechstein de 1929 qui a du corps c'est justement son toucher piano, elle commence en caressant délicatement la touche du piano et s'enchaînent les galops chromatiques de Liszt dont je connaissais mal l’œuvre.
La dernière sensation que l'on partage quand les mots ne parviennent plus au vivant en fin de vie c'est le toucher. Une de mes très proches vient de me dire qu'elle a proposé Œdipe à son atelier théâtre avec une contrainte qui est d’apporter un tissu et de jouer sensations avec, nous avons eu en même temps, un pied enflé qui nous a obligées à porter canne, ce qui m'émeut c'est l'optique - haptique qu'elle va expérimenter avec eux avec la sensation du toucher du tissu et de la peinture.
Dans le labyrinthe à droite de ce territoire dont je lis les ombres portées qui m'apportent les mots que j'ai perdus et que je retrouve au fil du temps, il a été question du grand vide informatique et aussi de l'écrivain Esteban Buch à 33 mn de la vidéo http://www.canal-u.tv/themes/lettres_arts_langues_et_civilisations/arts/musique/l_art_reflet_de_la_societe_esteban_buch on voit bien combien la rupture est difficile à travers ce que Arnold Schönberg proposait en 1908 en musique et le mot struction, dans le labyrinthe également dont je recommande l'entretien radio qui fait liens de toutes les ombres portées à droite, s'il veut expérimenter les arrangements à dé-ranger ça me convient bien car ce qui permet de gommer les ombres portées c'est le scialytique, c'est ainsi que l'on peut S'EMPARER (à 3 voix : Jean-Louis Giovannoni et inversement DES MONTRES ET PRODIGES Ambroise Paré) de l’œuvre d' un autre artiste, EXCÈS DE CORPS DE PRÉSENCE dans une pensée active.
Le portique Bolanien est plus que jamais très vivant, on pourrait croire que ses territoires sont vides mais faux, il laisse place à l'hospitalité virtuelle qui s'actualise sans fin.
Oui, Marylin, je le sais aussi, que nous communiquons ainsi... Et d'ailleurs, je t'écrira pour te dire qu'il y a d'autres poins communs dans nos parcours de ces derniers temps. Merci, merci de déposer tes mots ici, je t'envoie un mail ce soir. Je t'embrasse...
RépondreSupprimerEt pourquoi ne pas te répondre par un "musical"...
RépondreSupprimerCe que j'avais écrit avec mes "gouttes de sons", ...
qui s'appuyait sur Ch Mingus ( Goodbye Porkpye Hat, et la reprise de Jeff Beck)
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Quelques gouttes de sons
de la gamme basse
S’extraient du gros caisson
Et font vibrer ma tasse
Et le saxo se déhanche
Le rythme s’accélère
Les doigts courent sur le manche
en accords réverbères
La mélodie s’envole,
Volutes de vapeur s’infusent
Variations en mineur sol,
Que les projecteurs diffusent
Tournicotent et balisent
Basse et guitare mélangées
Beck et Tal improvisent
Rythmes et phrases orangées
C’était la couleur de sa robe
Devenue soudain soie – bleue
Et que la danse enrobe
Nouvel oiseau de feux
Du chapeau plat de Lester
En forme de tourte “pye”
Clamant, blues solitaire,
Mingus , et son “Goodbye”
Aux visages couleur-de-cigare
Perdus dans les ronds de fumée
Que, seuls, la musique réparent
A la saveur du café, exhumés.
Au gouttes de sons , en phase
Autour de la basse électrique
Montent d’autres phrases
En gerbes, couleurs prolifiques
Se séparent et culbutent
En tierces augmentées
Alors que le public exulte
En vagues, mouvementées
RC fev 2012