Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

mardi 17 août 2010

Poésie du désastre : Charles Reznikoff, Holocauste (un extrait)

   
Comment la littérature, et plus particulièrement la poésie, peut-elle rendre compte des drames, des catastrophes collectives, des désastres de l’histoire ? A la formule incisive de Theodor Adorno : «  La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. » (Theodor W. Adorno, Critique de la culture et société, 1949), reproduite et commentée à l’infini,  des poètes répondent par leurs œuvres. Si l’effroyable période qui a vu naître Auschwitz et d’autres lieux où l’horreur s’est territorialisée remet en cause l’existence même des arts, de la littérature et de la poésie, l’on comprend que le philosophe écrit « sous le choc » : comment penser l’impensable, nommer l’innommable ? Adorno, plus tard, reviendra sur cet article et en nuancera la teneur, dans Dialectique négative, par exemple. Les mots semblent avoir perdu leur pouvoir, et le monde se vouer au silence. La beauté n’y a plus sa place…  Mais dont-on réduire la poésie à sa fonction esthétique ? Cette conception de la poésie très largement répandue est certes très naïve, fondée sur son aspect orphique – il est vrai que le lyrisme lui semble presque consubstantiel. Le poème n’offre-t-il une voix qu’à celui qui le fait naître, ou peut-il faire résonner celle d’inconnus, victimes anonymes privées de parole ?
   Les auteurs, parfois, se font témoins ou porte-paroles ; mais l’espace entre témoignage et mise en forme poétique ouvre un questionnement auquel Charles Reznikoff répond de manière subtile, magistrale et poignante. Avant lui, déjà, des écrivains avaient choisi de s’effacer pour conserver toute l’ampleur d’un témoignage : Karl Kraus, dans Les derniers jours de l’humanité, « pièce de théâtre apocalyptique de 800 pages » (Lucien Goldmann), utilise des citations lues dans la presse qui répand la propagande belliciste entre 1914 et 1918. Plus tard, William Carlos Williams inscrit sa poésie dans une démarche politique, portant à travers elle un regard acéré sur la société américaine de son époque. « No ideas but in things » (« Pas d’idéologie, mais du concret ») écrit-il dans « Un genre de chanson » (1944). Frank Smith, en 2010, place cette phrase en exergue de son magnifique Guantanamo… Mais entre-temps,  dans la lignée de Williams et des courants moderniste et objectiviste, d’autres ont réfléchi sur le rôle de la poésie, qu’ils utilisent pour témoigner, la dépouillant des affects du poète : Louis Zukofsky, George Oppen et Charles Reznikoff, sans doute le plus célèbre d’entre eux. Celui-ci, en 1965, publie Testimony – The United States 1885-1890, fondé sur des archives des tribunaux américains. « Dans Testimony, les protagonistes dont j’utilise les propos témoignent tous de ce qu’ils ont véritablement vécu.  Leur témoignage est celui de quelqu’un qui témoigne au tribunal - non une description de ce qu’ils ont ressenti, mais de ce qu’ils ont vu ou entendu. Ce que, moi, j’ai voulu faire, c’est, en effectuant un choix, réaliser un montage, en rythmant les mots qu’ils ont employés, et créer ainsi un état d’âme ou un sentiment. (…) Un critique a écrit qu’en relisant Testimony il y a vu un monde d’horreur et de violence. Je n’ai pas inventé ce monde, mais c’est ce que j’ai ressenti. » (entretien donné à la revue Europe, 1977, cité par Auxeméry dans sa préface à Holocauste).Puis justement, en 1975, paraît cette œuvre extraordinaire et douloureuse, Holocauste, composée à partir des témoignages de survivants au procès de Nuremberg. Et ce long poème, organisé en douze chapitres (I. Déportation, II. Invasion, III. Recherche, IV. Ghettos, V. Massacres, VI. Chambres à gaz et camions à gaz, VII. Camps de travail, VIII. Enfants, IX. Divertissements, X. Fosses communes, XI. Marches, XII. Evasions) parvient à transcrire un peu de cette réalité humaine, de cette horreur, de ces drames individuels s’insérant dans la catastrophe collective, mieux que des noms sur un monument, même si ces témoignages demeurent tous anonymes. Elle dépose en chaque lecteur un peu de « cette toute-brûlure ou toute l’histoire s’est embrasée » (Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, 1980), le marquant à jamais d’une cicatrice à vif…

   Voici le troisième « chant » de la cinquième partie de l’œuvre, intitulée « Massacres ».

« Des femmes juives avaient été alignées par les troupes
     Allemandes chargées du territoire,
forcées à se déshabiller,
 et elles se tenaient debout, en sous-vêtements.
Un officier, qui regardait la rangée des femmes,
s’arrêta pour regarder une jeune femme –
grande, avec de longs cheveux tressés, et des yeux
     admirables.
Il continua à la regarder, puis sourit et dit,
« Un pas en avant. »
Hébétée – comme elles l’étaient toutes – elle ne bougea pas
et il dit à nouveau : « Un pas en avant !
Tu ne veux pas vivre ? »
Elle avança d’un pas
et puis il dit : « Quel dommage
de mettre tant de beauté sous terre !
Va !
Mais ne regarde pas en arrière.
Tu as la rue jusqu’au boulevard.
Suis-là. »
Elle hésita
et puis se mit à marcher comme il avait dit.
Les autres femmes la regardaient –
certaines sans doute avec envie –
elle marchait lentement, pas à pas.
Et l’officier sortit son revolver
et l’abattit dans le dos. »

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Charles Reznikoff, Holocauste, Prétexte Editeur / Poésie, 2007 (traduction Auxeméry)
Theodor W. Adorno, Prismes : critique de la culture et société, Payot, 1986
                                 Dialectique négative, Payot, 1978
Maurice Blanchot, L'écriture du désastre, Gallimard, 1980
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Et puis, je voulais remercier Frédéric Fiolof et Marcel Inhoff, qui tous deux, en même temps et sans le savoir, ont attiré mon attention sur l'oeuvre de Reznikoff.



8 commentaires:

  1. Magnifique !!!
    Il y a aux éditions de Minuit, dans la collection documents, des textes de Charlotte Delbo qui s'appellent Auschwitz et après. Au départ, c'est censé être un témoignage, mais l'écriture, sans effets, sans affects, nous plonge au coeur de l'innommable. La vocation de la poésie. C'est absolument bouleversant et essentiel !
    Merci pour cet article, je cours commander Holocauste.

    Guillaume/Alexandre(!)

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  2. Merci, Guillaume... J'aurais dû évoquer Charlotte Delbo : je vais m'empresser de la relire. Ces oeuvres dépouillées (celle de Delbo en particulier - elle est une survivante, une victime) proposent, je crois, une réponse étonnante à la question de l'écriture du mal absolu (celle que se pose par exemple Semprun).

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  3. Je ne sais pas bien comment Semprun formule cette question mais il y a une neutralité de la langue qui est tout à fait stupéfiante.Elle serait (la langue) comme en retrait derrière ce qui est raconté. Ca m'évoque "une langue blanche" (je ne sais pas si ça te perlera...)C'est une réponse presque opposée, dans la forme à Celan, non ?, qui ne sait plus comment user de la syntaxe pour dire ce que précisément on ne peut pas dire (c'est peut-être aller un peu vite, pardon). Ici la langue me parait être même en dessous de sa fonction de communication (je ne sais pas bien comment dire). Ca se manifeste aussi, sauf erreur, par l'absence de "je": Cela ne m'est pas arrivé pourtant cela a été.

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  4. C'est exactement ce que je ressens aussi, Guillaume. Etrangement, le lecteur se trouve pris dans une nécessité de projeter ses propres sentiments, sensations, je crois. D'où la violence de ces lectures...
    Semprun, lui, choisit une autre voie : après avoir longtemps repoussé l'idée d'évoquer sa propre déportation (il laisse s'écouler une cinquantaine d'années), il choisit la "mise en scène" du souvenir, l'art comme moyen de transmettre l'expérience. L'écriture ou la vie est un beau livre, mais qui m'a sans doute moins bouleversée, dévastée que les oeuvres de Levi, Anthelme, Reznikoff, Delbo...

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  5. Anne-Françoise,
    Ton évocation sans fioritures, toute en retenues, laisse présager de la lecture de cette oeuvre une puissante décharge émotionnelle.
    La réflexion esquissée m'amène à penser que l'art s'immisce souvent, là où aucun autre média n'est en mesure de se glisser avec toute la subtilité requise. Les mots répandus sur la page sont capable d'insuffler aux paroles tombées dans le silence un écho étourdissant.

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  6. Merci, Christophe, de ta lecture attentive et bienveillante... Ici, effectivement, je crois comme toi qu'il est question d'"art", et que celui-ci naît d'un choix paradoxal, celui de respecter le plus fidèlement possible le témoignage, et qui pourrait justement passer pour un refus de l'art généralement associé à l'idée d'ornement. Reznikoff revendique ce choix tout en indiquant clairement que la disposition des mots sur la page, l'utilisation délibérée de l'alinéa, rythment la parole transcrite, lui conférant une puissance qui, comme tu le dis, fait résonner au-delà du temps et de l'espace cette parole engloutie, et démultiplie sa puissance. Les poètes américains modernistes ou objectivistes, d'Ezra Pound à Reznikoff en passant par Williams, Oppen ou Zukofsky, ont ainsi produit des oeuvres qui, loin du détachement qu'on pourrait imaginer, sont d'une puissance évocatrice et émotionnelle incroyable.

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  7. Bonjour,
    Henri Jules Julien met en scène Testimony, recitatif de Reznikoff du 18 au 28 juin 2011 à l'Echangeur (Bagnolet). Je me suis dit que cela pouvait vous intéresser.
    Cordialement.

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  8. Merci beaucoup! J'aimerais beaucoup assister à cette mise en voix de Testimony/ Témoignage (dans la traduction de Jacques Roubaud?)
    Promis, si je peux me rendre en région parisienne pendant cette période, je viendrai...
    Cordialement
    Anne-Françoise

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