Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

dimanche 29 août 2010

La Dernière Goutte : perles de rosée pour lecteur exigeant...

  
    
  Les diverses rentrées littéraires, le flot périodique des livres, comme une marée à la régularité infaillible, ce mouvement qui, avec la ponctualité d’un métronome, enflamme (parfois modérément) les rédactions des magazines et des suppléments culturels, obéit bien souvent à des impératifs plus économiques qu’artistiques. Ainsi, certaines pépites sont malheureusement escamotées au bénéfice d’ouvrages dus à des plumes célèbres, « bankable », chez des éditeurs ayant depuis longtemps pignon sur rue. Les effets de cette loi du marché sont dévastateurs, et la littérature y perd. En effet, des textes importants passent inaperçu, alors que des ouvrages médiocres y gagnent un lectorat qui, finalement, est destiné à se détourner des livres, allant de déception en déception, et n’accordant plus au livre qu’un faible crédit. Dans ce débordement de publications de qualité inégale, il existe pourtant un moyen de se repérer et de trouver le chemin d’une littérature exigeante et pourtant passionnante, suscitant tous les enthousiasmes, redonnant le goût de lire à ceux qui l’auraient perdu : se fier à un éditeur. Certaines maisons d’édition, en effet, se laissent guider par la passion plutôt que de s’inféoder à l’appât du gain ou à des considérations purement commerciales. Elles sont nombreuses, ces petites maisons d’éditions dirigées par des passionnés que le talent et la curiosité insatiable guident vers des trésors littéraires qui sans eux seraient restés enfouis.

    La Dernière Goutte est de celles-ci. Créée en février 2008 à Strasbourg par Nathalie Eberhardt et Christophe Sedierta, cette maison d’édition propose déjà au lecteur un riche catalogue de textes variés, d’origines différentes, mais qui ont en commun une très grande qualité. Se côtoient des auteurs éloignés dans le temps et dans l’esprit ; et pourtant, il existe entre eux une parenté définie par le projet éditorial joliment exposé sur la page d’accueil du site de La Dernière Goutte :
« La dernière goutte aime le verbe, les mots, ce qui claque, ce qui fuse, ce qui gifle et qui griffe et qui mord. Les contes cruels, les dialogues acides.
Et les images aussi, irréelles, contrastées,
vénéneuses et absurdes.
La dernière goutte met en selle des rêves éveillés qui hachurent la réalité d’un sentiment d’étrangeté.
Elle défend des textes aux univers forts, grotesques,
bizarres ou sombres.
Les romans et nouvelles qu’elle publie
reflètent la beauté
qui miroite dans l’ombre. »

     Ainsi, les premiers titres édités, déjà, se distinguaient par leur richesse et leur diversité : L’Allégresse des Rats, de Marie-Agnès Michel, fiction d’anticipation qu’Antonio Werli rapproche des œuvres d’Antoine Volodine et de J.G. Ballard (excusez du peu !) ; L’Imposture, roman à quatre mains d’Anne Gallet et D’Isabelle Flaten, qui, au-delà d’une intrigue s’inscrivant pleinement dans un univers contemporain ( un échange amoureux né du hasard, se développant dans la virtualité d’internet), ouvre une réflexion sur l’obsession amoureuse qui se nourrit de fantasme et de dépendance ; Le délit, de Jacques Sternberg, réédition d’un roman publié en 1954, et dont l’aspect prophétique résonne étrangement aujourd’hui ; et enfin, et non des moindres, Mes Enfers, de Jakob Elias Poritzky, roman paru en 1906 en Allemagne, jamais traduit en français, œuvre mordante, violente, d’ailleurs brûlée par les nazis lors d’un autodafé… Depuis, ce catalogue s’est enrichi et propose plus d’une dizaine de titres extrêmement intéressants. J’aimerais en évoquer trois, parus cette année.

     En octobre 2009 paraît un magnifique roman de Silvio Huonder, romancier allemand d’origine helvétique – son roman a d’ailleurs en commun avec lui cette géographie à la fois habituelle et étonnante pour le lecteur : en effet, Adalina conduit son protagoniste, Johannes Maculin, de Berlin aux Grisons, région natale du personnage mais aussi de l’auteur. Cette histoire d’amour et de deuil, l’un comme l’autre illusoires, résonne étrangement en ce lieu à la fois inaccoutumé et conformiste, exacerbant les tensions, les sentiments, jusqu’au drame qui, dans un tout autre cadre, aurait pu être banal… Roman à la force étonnante, Adalina entraîne le lecteur dans un territoire dangereux et transgressif, intime et poignant, au-delà des limites de l’humanité, dans une nature heureuse où les hommes créent leur propre malheur… La belle traduction de Dina Regnier Sikirić et Nathalie Eberhardt met en évidence une langue poétique et heurtée à la fois, adaptée aux mouvements de la conscience du personnage confronté à la nostalgie d’un amour et à l’impossibilité de l’oubli. Le roman a été l’objet d’une très belle chronique dans La Taverne du Doge Loredan.

   Gabriel Báñez, romancier argentin d’un immense talent, est mort avant d’avoir vu paraître en français son extraordinaire roman Les Enfants disparaissent en janvier 2010, au grand chagrin de Christophe Sedierta, son éditeur. La Dernière Goutte, là encore, offre au lectorat français un texte d’une qualité exceptionnelle, et qui, malgré une apparente simplicité, ouvre une méditation essentielle sur le temps, l’enfance, la mort… Le prétexte pourrait évoquer Hitchcock dans Fenêtre sur cour ou Christian-Jaque avec Les Disparus de Saint-Agil : depuis sa chaise roulante, un horloger est le témoin de disparitions mystérieuses d’enfants, toujours à dix-huit heures précises. Témoin et suspect, il ne propose aucune explication mais oblige le lecteur à entrer dans une réflexion intense et personnelle sur l’enfance, la fuite du temps, l’immobilité et le mouvement … Là aussi, je vous invite à vous reporter à une excellente chronique du doge Christophe Martinez, précise et exhaustive tout en préservant le mystère.
    Enfin, je tenais aussi à évoquer l’une des dernières parutions de cette jeune maison d’édition : un livre amer et joyeux, réjouissant et désabusé, celui de Mario Rocchi : Casa Balboa, chronique d’un désordre ordinaire. Une œuvre étonnante, stream of consciousness désenchanté et voluptueux d’un atrabilaire toscan qui pourrait être un reflet de son créateur. Casa Balboa, quinquagénaire grincheux et obsédé sexuel, ne trouve l’apaisement qu’en promenant son chien Otto qui est, en quelque sorte, son double heureux. Il porte sur la société italienne de Berlusconi et de Benoît XVI, sur la famille, un regard blasé et pessimiste. Le roman, s’épanouissant en toute liberté, se développant dans une certaine anarchie, sans pause, sans chapitre, évoque le cinéma italien des années soixante-dix, se plaçant sous la tutelle de Mario Monicelli (« Rien que de penser à la chair de ma chair, ça me donne envie d’être végétarien » est la phrase placée en exergue du livre, tirée du film Mes chers Amis) ou d’Ettore Scola (on pense parfois aux épanchements libidineux du paterfamilias de Brutti, sporchi et cattivi).

     Les prochaines parutions de La Dernière Goutte sont tout aussi exaltantes, avec l’annonce pour le 7 octobre 2010 de L’Affabulateur, roman de Jakob Wassermann, auteur allemand surtout connu en France pour Kaspar Hauser ou la paresse du cœur – un roman que personnellement, j’attends avec une immense impatience ; et, pour janvier 2011, la perspective enthousiasmante de découvrir un autre roman de Gabriel Báñez, La Vierge d’Ensenada…
  
Merci à Christophe Martinez qui, à travers son article sur Les enfants disparaissent, a suscité mon envie de découvrir ce beau roman et, du coup, les autres oeuvres publiées par La Dernière Goutte (PS : merci pour L'Imposture...). Et merci aussi à Christophe Sedierta qui, en buvant un thé au Café Brant, nous a appris que talent, curiosité, passion et modestie peuvent aller de pair...
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Site des Editions de la Dernière Gouttehttp://www.ladernieregoutte.fr/
Le site de Christophe Martinez, La Taverne du Doge Loredanhttp://latavernedudogeloredan.blogspot.com/
Anne Gallet, Isabelle Flaten, L'Imposture, 2008
Silvio Huonder, Adalina (traduction de Dina Regnier Sikirić et Nathalie Eberhardt) , 2009
Gabriel Báñez, Les enfants disparaissent ( remarquable traduction de Frédéric Gross-Quelen), 2010
Mario Rocchi, Casa Balboa, chronique d'un désordre ordinaire (là aussi, très belle traduction de Sylvie Huet), 2010

7 commentaires:

  1. Ah merci Anne-Françoise : voilà encore à découvrir. Je m'en réjouis ! Dom

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  2. c'est marrant ça, j'en parlais justement samedi dernier avec quelques amis buveurs d'eau pétillante...

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  3. Merci Anne-Françoise, pour ces suggestions plus que tentantes. Ca donne effectivement très envie d'aller se désaltérer à ces dernières gouttes-là !

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  4. @Dom et Frédéric : je n'ai pas encore lu tout le catalogue de La Dernière Goutte (mais une bonne partie des titres proposés) et ai été surprise de la cohérence respectée malgré la diversité des univers proposés. Les textes sont tous de grande qualité, et je me réjouis de suivre cette maison extrêmement prometteuse...
    @Alain : c'est bizarre, moi aussi j'en ai parlé samedi dernier avec des personnes de très bonne compagnie, buveurs d'eau pétillante, de limonade ou de thé... Boissons très stimulantes, apparemment!
    @Tous les trois : merci de votre visite et d'avoir eu la gentillesse de laisser un commentaire...

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  5. A tous les buveurs d'eau pétillante de Champagne et de naguère, foi de déluré du ciboulot, que vous ayez soif ou non, que vous ayez envie de boisson froide ou chaude, sucrée ou sacrée, d'absinthe ou d'alcool à quatre vins dix degrés, température ambiante, avec modération à conserver, sans retenue à pousser le bouchon, de frétiller doucement circulairement, chantez la javanaise ou l'ardennaise, trémoussez-vous mais n'oubliez point tout de même de savourer la dernière goutte chez votre libraire calvaniste.

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  6. Et pourquoi pas licuado, ou maté avec ou sans bombilla? La Dernière Goutte se savoure puis se renouvelle, mots, phrases,paragraphes, pages s'ouvrant à l'infini, tant de raisons de se réjouir et de célébrer, entre deux éclaircies, le plaisir du livre et de la rencontre...

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  7. merci anne-françoise, ma cronopia, d'avoir remis cette présentation de "la dernière goutte juste sous ton hommage si magnifique à notre chis (que je ne pourrais jamais oublier)
    ses chroniques figurent aussi chez: http://ecrivainsargentins.viabloga.com/

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