Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

dimanche 27 juin 2010

Bifurcata blogosphera (1) : SHIGEKUNI

  

 Une toile, entrecroisement de fils dont l’origine est incertaine, d’apparence fragile mais étonnamment résistante, propose des nodules, des points de rencontre matérialisant des carrefours souvent inattendus. L’internaute emprunte des chemins de traverse, se livrant à un  hasard tempéré par l’idée d’exploration. En cherchant son chemin, il peut se perdre, ou, au contraire, emprunter des voies qui embellissent son voyage ; ces itinéraires deviennent alors des destinations choisies, des pratiques habituelles, un but.   Pour moi, le centre de cette fameuse toile est le livre : ainsi, toutes mes errances ou presque sont soumises au désir de découvrir des œuvres, de les lire, d’en approfondir la connaissance. Il est  donc naturel que mon chemin de toile croise celui d’autres blogueurs, dont les sites retiennent mon attention pour des raisons différentes. Des jalons s’accumulent, autant de rencontres qui, souvent, aboutissent à de réels échanges. Bartleby les Yeux Ouverts, La marche aux pages, le Fric Frac Club, et bien d’autres, sont devenus des références auxquelles j’abreuve mon désir de découvertes littéraires.

   Ainsi, le livre peut conduire à la découverte d’un blog, et l’inverse est vrai également, double mouvement qui se révèle parfois vertigineux. Je vous parlerai ainsi régulièrement de ces sites dont la richesse a depuis quelques temps détrôné dans mon esprit toutes les revues littéraires (ou presque). L’un d’entre eux me tient tout particulièrement à cœur et je commencerai par lui : c’est le blog de Marcel Inhoff, SHIGEKUNI, dont je guette les actualités – qui sont nombreuses, à ma grande joie. Je dois cependant préciser que pour en apprécier tous les trésors, il faut lire l’anglais – ou parfois l’allemand, notre distingué blogueur demeurant Outre-Rhin.
   Shigekuni est un site d’un dynamisme étonnant, nourri presque quotidiennement de substances variées : chroniques littéraires, avant tout, mais aussi videos, comic books, cinéma, politique ou faits de société ; une place importante est dévolue à la critique universitaire et à la philosophie. Buffy y croise Giorgio Agamben, Celan y rencontre RASL et William T. Vollmann y côtoie The Vaselines… Un foisonnement impressionnant, une forêt exubérante dans laquelle le lecteur doit se frayer un chemin … au risque de s’y perdre ! Shigekuni place son lecteur face à un questionnement : par où commencer ? Quel itinéraire emprunter ? La solution la plus facile serait de le considérer comme une sorte d’éphéméride, un peu comme ces calendriers de l’Avent qui chaque jour dévoilent une gourmandise… mais ce serait courir le risque de manquer un rendez-vous. Cette luxuriance est spécifique à l’écriture bloguesque, peut-être, mais ici, la profusion des références est telle qu’il se construit une œuvre dynamique, riche de la diversité des entrées, des sources, de la variété des points de vue démultipliant le regard porté sur l’art, la littérature en particulier, lui promettant de nouveaux horizons à chaque découverte.


   Ces entrées en matière sont parfois mystérieuses, voire déconcertantes : en effet, si le lecteur sait à quoi s’attendre (et encore…) lorsqu’en déroulant le nuage de catégories il choisit de s’arrêter à un article sur Melville, la littérature chilienne ou même Kim Deal (pour les ignares – désolée – c’est la charismatique bassiste / chanteuse des Pixies, puis des Breeders ou de The Amps), quelle surprise lui réservera la rubrique « Absurdities » ou « Die guten Deutschen », ou alors « cutup », surtout lorsque cette entrée est couplée avec « Axolotl Roadkill » ? Le choix est parfois difficile : faut-il se laisser guider ou accepter de se perdre ? Mais la richesse des ressources proposées par Marcel Inhoff sur son blog est indéniable : ainsi je me suis laissée émouvoir par la voix de Charles Reznikoff lisant ses poèmes, en particulier Holocaust – moment de grâce où de sa voix presque timide, le poète se livre à l’exercice le plus difficile et le plus dangereux qui soit : se donner totalement, sans l’entremise de la page qui éloigne, désincarne parfois.
   L’écriture de ces chroniques est à la fois limpide, savante, séduisante : le lecteur est convoqué à une véritable confrontation avec l’œuvre. Certaines d’entre elles, extrêmement érudites, s’accompagnent d’une abondante bibliographie – je pense, par exemple, à cet article en allemand, intitulé « Wovon man nicht sprechen kann », traitant de la littérature et de la mémoire… L’auteur communique toujours son point de vue, quel qu’il soit ; c’est une sorte de combattant qui développe une grande énergie dans cette lutte pour la transmission d’une culture – parfois d’une contre-culture, mais est-il si pertinent de les opposer ? Or,  même lorsque la chronique est négative, elle est toujours finement argumentée, et toujours susceptible de provoquer le désir de lire, par un incroyable pouvoir d’incitation et, surtout, par cette démarche militante. Toute neutralité semble bannie : la littérature, en particulier, ne peut laisser indifférent –ou alors, l’ennui s’installe, et alors, à quoi bon lire ? Les articles de Marcel Inhoff communiquent des sentiments, entre la passion, la colère et le rire. Mais parfois, l’auteur s’efface devant les œuvres,  qu’il livre telles quelles (souvent, un poème). A son lecteur d’apprécier, tout simplement.
   Cependant, la lecture de Shigekuni engendre aussi un autre questionnement, en dédoublant la figure du lecteur – Marcel Inhoff – qui devient, à son tour, un auteur. Le blog dessine en creux un autoportrait, celui du lecteur/auteur qui apparaît de plus en plus nettement. Conscient sans doute de cela, il dissémine malicieusement au gré de ses textes quelques photos : Marcel lisant, le visage en partie cachée par l’œuvre dont il fait la chronique… La particularité d’un blog de critique littéraire – et certainement ce qui en fait la richesse, c’est que l’œuvre critique n’est pas dispersée au gré des articles publiés dans différentes revues. Ici, les textes sont rassemblés, l’auteur ne se dissout pas mais son œuvre se construit, à la fois aléatoire et cohérente. Le site fonctionne donc comme une sorte de constellation : au lecteur d’en tracer les contours en rassemblant ces morceaux épars, qui, tels les éclats d’un miroir brisé, révèlent le reflet d’un monde dont l’architecture est rendue complexe, à la manière d’un kaléidoscope dont chaque imperceptible mouvement, chaque tressaillement modifie l’image.
   Une créativité en marche, associant le visiteur à cette subtile construction. Attitude généreuse, qui offre matière à la réflexion, propose des idées, initie des débats, au-delà de toute intention mercantile, pour le simple et entier amour des livres.


  
   

2 commentaires:

  1. Et me voilà au seuil de votre espace littéraire et déjà, la tentation de visiter d'autres lieux passionnants m'étreint.
    Simple curiosité ou caprice de blogueur, Shigekuni, quesako?

    RépondreSupprimer
  2. Shigekuni Honda est le nom d'un des protagonistes de la tétralogie de Mishima, La Mer de la Fertilité. C'est le seul personnage vraiment récurrent, le véritable héros, Kiyoaki,un jeune noble beau et courageux, se réincarnant dans presque chacun des épisodes, en idéaliste défenseur des valeurs du Japon ancestral dans le deuxième volume (Chevaux échappés - le premier roman est intitulé Neige de printemps), en nonne thaïlandaise ensuite (Le temple de l'aube); il n'apparaît plus que comme souvenir dans le dernier opus, L'Ange en décomposition. Une oeuvre magnifique!

    Merci, monsieur Edwood, de votre visite et de vos mots si gentils... et si cérémonieux!

    RépondreSupprimer