Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

dimanche 16 mai 2010

Sébastien Doubinsky :Quién es?


« (…) – le poids du monde est le poids du réel – mon propre poids mesuré à l’aune des choses et des êtres qui partagent le même espace – et curieusement les pensées, les émotions, les mots ont aussi leur poids qui, microscopique, en s’ajoutant devient plus lourd que l’air et se dépose, comme de l’or qui se détache de la boue dans le tamis, au fond de notre conscience en pépites scintillantes – nous sommes notre propre poids plus ce poids fantôme, variable et infini qui nous habite – c’est peut-être cela que certains appellent « l’âme ». (Quién es ?, p.57)

   « There’s more about that killing than people known. » (William Henry Bonney) : ces vingt-et-uns morts dont William Bonney, alias Billy the Kid (deux noms parmi les quatre qu’il revendique),  se reconnaît responsable, sont à la fois présents et absents de ce livre mince, à la couverture d’un doré terni par le temps – telle cette pièce d’or au fond d’un ruisseau dont le scintillement se double et se trouble pour mieux nous perdre, fuyante comme le souvenir. Pourtant, ce beau roman embrasse toute une vie, une vie courte, certes, mais à la densité incroyable. Il n’est pas question ici de révéler une histoire, mais une existence, une façon d’être au monde, de s’y inscrire en choisissant un début, et peut-être une fin…
   Quién es ? n’est pas une biographie, au sens que l’on donne habituellement à ce mot. Mieux que toute tentative de reconstruction d’un parcours avec ses incidents, ses anecdotes, le livre s’ancre dans une conscience – celle de Billy the Kid : un personnage au visage familier, héros de nombreuses œuvres littéraires et surtout cinématographiques, dont le destin semble rythmé par les coups de feu, les escarmouches, les fanfaronnades, les provocations adolescentes, comme dans Le Gaucher d’Arthur Penn avec Paul Newman, ou comme dans Pat Garrett & Billy the Kid de Sam Peckinpah avec  Kris Kristofferson et James Coburn. La grâce de Newman et Kristofferson écarte un temps la menace qui pèse sur leur personnage, mu par une sorte de fièvre joyeuse, d’inconscience juvénile. Le Billy de Sébastien Doubinsky, lui, s’interroge sur la signification de son existence, et, surtout, veut endosser toutes les responsabilités, assumer tous les choix qui le conduisent à sa fin. Surtout, ne pas être « un tumbleweed desséché », une plante privée de racines et soumise aux caprices du vent. Ainsi, il s’agit de choisir « un début » à cette existence, car c’est le seul moyen de lui donner un sens.
   Billy, ce garçon d’une vingtaine d’années qui n’ignore rien de sa destinée, choisit de se raconter librement, dans un monologue qui suit les méandres du souvenir mais surtout les inflexions d’une pensée mûre et profonde, celle d’un être jeune qui va mourir et qui, de ce fait, est capable de rapprocher le commencement et la fin. Le récit de Sébastien Doubinsky, profond et beau, s’adapte à chaque détour, à chaque hésitation, regret, repentir, rêverie, organisant progressivement le sens de cette existence en même temps que Billy le découvre. L’écriture à la fois limpide et travaillée adopte le mouvement d’une conscience, avec ses élans, ses silences, dans un stream of consciousness sculpté, scandé par paragraphes – longues phrases allégées ou alourdies de silences. A qui Billy s’adresse-t-il ? Le roman finit par nous le dévoiler dans une révélation qui rend le destin du héros encore plus poignant.
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J'ai découvert ce roman magnifique grâce à Eric Bonnargent, qui en a fait une très belle critique sur son site Bartleby les yeux ouverts. Je vous invite à la lire d'urgence : elle est bien plus construite, plus riche et plus intéressante que la mienne, qui ne se veut qu'une incitation (insistante) à la lecture du roman de Sébastien Doubinsky!!!
Profitez-en aussi pour parcourir les autres articles de Bartleby, mais gare! Ils déclenchent chez moi des frénésies d'achats de livres...

Sébastien Doubinsky, Quién es? (Editions Joelle Losfeld, Gallimard, 2010)

2 commentaires:

  1. Excellente vision de l'âme, et d'une beauté qui me conduira nécessairement au texte
    jcm

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  2. C'est vrai, Quién es? est le roman d'une âme qui tente de se déchiffrer. Vraiment un texte magnifique!

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