Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

jeudi 27 mai 2010

Frank Smith, Guantanamo



« Unscrew the locks from the doors !
Unscrew the doors themselves from their jambs !
Whoever degrades another degrades me,
And whatever is done or said returns at last to me . »
                     Walt Whitman, Songs of myself, XXIV

« Qu’est-ce que c’est, témoigner ? / Quand est-ce que je vais prêter serment ? / C’est le papier qui porte mon accord ou mon consentement ? / C’est celui qui a été fait avec le représentant personnel ? / C’est aussi celui du représentant personnel ? / Cela ne vous dérange pas ? Dois-je me lever ?
Je vous dirai bientôt quand il faudra prêter serment. / Oui. / Nous allons l’examiner dans une seconde. / Y a-t-il des informations que vous voudriez présenter ? / Voulez-vous prononcer votre déclaration sous serment ? / Non. / Oui, c’est ce que nous voudrions. / Non, ce n’est pas nécessaire.
                       Frank Smith, Guantanamo

   La base américaine de Guantanamo est utilisée comme prison depuis 1991, pour  accueillir d’abord des réfugiés haïtiens fuyant le coup d’état de Jean-Bertrand Aristide, puis pour contenir des centaines de Cubains souhaitant émigrer vers les Etats-Unis (certains d’entre eux, porteurs du virus HIV,  y demeurèrent jusqu’en 1995). Le destin de ce lieu est aujourd’hui universellement connu : en 2002, des prisonniers en provenance de Kandahar y furent incarcérés dans le cadre de la « guerre contre la terreur » mise en œuvre par George W. Bush. Depuis, elle est devenue tristement célèbre. Ses cages ne s’ouvrent que très rarement ; peu de prisonniers en sont sortis, et parmi eux, rares sont ceux qui ont accepté de briser la loi du silence.
   La littérature s’interroge constamment sur le réel, sur la relation subtile et complexe qu’elle entretient avec le monde, source de création revendiquée ou, au contraire, évacuée de l’œuvre au nom de la toute-puissante imagination. En choisissant la base de Guantanamo, prison contestée, symbole de l’omnipotence américaine, Frank Smith, poète, « auteur, avec des mots, avec des images, avec du son »,  aurait pu quitter la voie de la littérature pour celle du témoignage. Or, ce texte puissant déborde les contours incertains de la réalité pour occuper un espace beaucoup plus arachnéen, celui de la poésie…  Les vingt-neuf chapitres de son livre, vingt-neufs dialogues entre détenus et enquêteurs, tissent en effet un délicat entrelacs de mots dont, peut-être, surgira la vérité.

   Face à la parole monolithique des autorités américaines se présente une mosaïque de discours : prisonniers Afghans, Pakistanais, Ouzbeks, Yéménites subissent inlassablement un déluge de questions impassibles, répétitives, comme à distance. La parole ici constitue le seul vecteur possible de la vérité. L’éloignement, le confinement dans cet espace îlien, double forteresse cernée à la fois par des murs et par les flots de la mer des Antilles et de l’océan atlantique, rendent impossible tout recours à la preuve. Or, cette parole n’est jamais directe puisque soumise à la traduction et à l’interprétation.
   Guantanamo, litanie, chapelet d’interrogatoires qui s’enchaînent les uns aux autres dans de subtiles variations, dessine un monde étrange, instable, dans lequel aucune lumière n’est possible. Les réponses succèdent aux questions, immuablement, subissant de légères oscillations, créant un entrecroisement de fils incapables de se nouer, se défaisant sous la plus faible traction. Les mots ne peuvent unir ; les discours se superposent sans jamais s’effleurer, ouvrant un abîme d’incompréhension. La voix américaine, toujours polie mais d’une implacable neutralité, irrespectueuse dans cette courtoisie même, cette froideur calculée, tente de briser toute tentative d’intimité. L’accusé, lui, tente parfois d’apitoyer son interlocuteur, d’introduire dans ce dialogue  une forme d’humanité, avec les armes des vaincus : la pitié, l’obséquiosité, et, parfois, une agressivité – qui ne se libère jamais totalement.
« Question : Pourriez-vous nous dire ce que nous auraient rapporté vos témoins s’ils avaient pu venir ? En premier lieu votre frère Q.K., si c’est avec lui que vous avez été arrêté ?
Réponse : Oui, c’est avec lui. Il a été arrêté, puis libéré.
Question : Que nous aurait-il dit concernant votre détention qui puisse aider ce tribunal ?
Réponse : Il vous aurait dit que je suis un homme pauvre, que je suis kuchi et que je n’ai jamais rien fait de mal dans ma vie.
Question : Et votre cousin M. ?
Réponse : Il vous aurait dit la même chose, que je suis un homme pauvre, que je suis kuchi et que je n’ai  jamais rien fait de mal de ma vie.
Question : Qui vous a capturé ?
Réponse : Des militaires afghans.
Question : Lorsqu’ils vous ont capturé, étiez-vous armés ?
Réponse : Non.
Question : Est-ce que vous aviez un appareil photo, ou eu accès à quelqu’un qui détenait un appareil photo ?
Réponse : Je ne sais pas ce que c’est un appareil photo (…) ». (p.83-84)
   La parole, ainsi, est prisonnière d’un jeu aux règles truquées, régies par la loi du plus puissant, le riche, celui qui est dans son bon droit… Deux conceptions du monde s’affrontent, incapables de se rejoindre, dans une séparation inéluctable. Des scènes ancestrales semblent se rejouer ici, où la maîtrise du langage devient gage de pouvoir, comme chez ces Grecs de l’Antiquité dont Philoctète craignait la parole menteuse. Le rapport au langage qui se construit dans l’œuvre de Frank Smith puise ses racines au cœur d’un univers inexprimable. Cette question semble le hanter : « On perçoit par intermittences un langage lourd de ce qu’on ne connaît pas vraiment » (Frank Smith, Dans Los Angeles).  Le détenu  de Guantanamo a été transporté (déporté ?) dans un monde dont les clés ne lui sont pas offertes. Or, si le rapport au monde s’exprime par les mots, comme inscrire dans ce monde sa vérité ? On pense à la lumineuse analyse du langage humain produite par Walter Benjamin : « Autrement dit, l’homme communique sa propre essence spirituelle dans le langage. Or, le langage humain parle dans des mots. Par conséquent, l’homme communique sa propre essence spirituelle (autant qu’elle est communicable) en nommant toutes les autres choses. »  Si on lui demande de nommer l’innommable, ou si ce que l’on nomme devant lui n’existe pas dans son monde, comment l’homme peut-il espérer être reconnu en tant qu’humain ? Son âme est niée, le reléguant au rang d’objet – il est celui qui ne sert qu’une cause, celle du vainqueur. La maîtrise du langage confère la force ; son insuffisance est la plus grande des faiblesses. « L’homme est offert, livré par son langage, trahi par une vérité formelle qui échappe à ses mensonges intéressés ou généreux. La diversité des langages fonctionne dans une Nécessité, et c’est pour cela qu’elle fonde un tragique », écrit Roland Barthes. Le langage, force des uns et faiblesse des autres, initie le rapport qui se joue. L’œuvre de Frank Smith touche à l’intangible, créant, par l’ouverture d’un espace poétique, une magnifique réflexion sur la liberté ou la sujétion immanentes au langage, dont le pouvoir est de distribuer les rôles dans ce War Game désespéré et aux conséquences désastreuse, puisqu’ici, au lieu d’unir, les mots séparent, désagrègent, anéantissent… 

Frank Smith, Guantanamo, Editions du Seuil, collection "Fiction et Cie", avril 2010
Walter Benjamin, "Sur le langage en général et sur le langage humain", lettre à Gershom Scholem, 1916, in Oeuvres I, Folio, 2000
Roland Barthes, "L'écriture ou la parole", in Le degré zéro de l'écriture, Seuil, 1972.

  
  

6 commentaires:

  1. Chère Anne-Françoise,
    Merci pour cette analyse d'une livre qui semble passionnant. J'aime beaucoup ta réflexion sur les "règles" inégales et truquées qui régissent la vie des camps. L'idée d'enfermer des gens dans un lieu où ils ne peuvent plus comprendre les règles, les signes et les sens pour les affaiblir, les priver de repères, me rappelle une analyse d'uen ethnopsychiâtre sur les camps de la mort. Pour elle les rituels insensés et cruels des camps pouvaient avoir pour but de faire que les détenus, parce qu'ils ne pouvaient pas comprendre ces règles humainement incompréhensibles, perdaient leur humanité et étaient extraordianirement affaiblis. Du coup, cela justifierait ce que tu dis sur la transportation/déportation des détenus dans la base américaine.
    A bientôt

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  2. Merci, Yoann. Il faudra que tu m'en dises plus, ça m'intéresse énormément!
    A tout, tout bientôt...

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  3. Un magnifique billet ! Je me suis précipité sur ce texte (merci Publie.net quand les librairies sont fermées le dimanche…) qui est d’une force étonnante et soulève effectivement toutes les questions que vous avez si bien pointées… Smith nous dévoile une tragédie du langage mise en branle par une mécanique d’interrogatoire qui n’interroge rien mais appelle des réponses déjà données, un exercice de négation de l’autre dans sa parole… (il nous dévoile aussi au passage l’apparente incapacité de la partie américaine à appréhender la complexité des réalités sociales, économiques et culturelles des populations qui se trouvent prises dans leurs filets…).
    Objet étonnant que ce montage de textes, qui interroge aussi les limites de l’acte littéraire…
    On pense au travail plus ancien de Reznikoff dans « Holocauste », un recueil de poèmes exclusivement composé à partir d’archives du procès de Nuremberg et du procès Eichmann.
    Plus près de nous, je pense aussi au livre d’Eleonore Mercier « Je suis complètement battue ». J’étais justement en train de le lire quand votre article m’a fait faire un crochet par Guantanamo… Ce bouquin met bout à bout sur plus de cent pages une accumulation de premières phrases « authentiques » recueillies lors d’appels téléphoniques de personnes victimes de violences conjugales. Une sorte de litanie « objective » et vertigineuse qui pose beaucoup de questions à nos façons de lire, et interroge aussi, sous un autre angle, les rapports du langage et de la violence…
    Merci pour ce bel article et ce très bon conseil de lecture…
    Fidèlement

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  4. Merci beaucoup (mais je suis un peu confuse de ces compliments, surtout venant de vous)! Votre commentaire m'ouvre des voies que je vais m'empresser d'emprunter (Reznikoff, Eléonore Mercier...). Je suis heureuse que ce billet vous ait conduit à l'oeuvre de Frank Smith - je sais que nous partageons ce besoin de donner envie de lire les livres que nous aimons... J'espère que de plus en plus de lecteurs trouveront le chemin de ce Guantanamo!
    Amitiés
    Anne-Françoise

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  5. Faire connaître ce travail (fiction qui hérite des données du réel) de Frank Smith est nécessaire (merci de le faire) dans un monde où le besoin de sécurité peut déborder au point d'écraser.

    Dans l'oeuvre de Smith on voit aussi l'importance de l'interprète au-delà de son travail.
    Par exemple lorsque celui-ci intervient (dérogeant par rapport à son rôle) en faisant remarquer dans un interrogatoire que parfois il peut y avoir confusion dans la bouche de "l'interrogé" entre "policier" et "militaire" (ce qui change tout le sens du propos) et permet ainsi d'éviter un grave quiproquo.

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    1. Je suis désolée de ne pas vous avoir répondu plus tôt, mais je n'ai pas vu s'afficher votre commentaire. Je vous remercie de votre passage ici, tout d'abord.
      Le deux points que vous signalez me semblent en effet essentiels, et, malheureusement, de plus en plus pour le premier - quand des hommes politiques de notre pays parlent de s'inspirer de Guantanamo, par exemple.
      Vous avez raison également de mettre en évidence le rôle de l'interprète - que je n'ai pas suffisamment évoqué.
      Effectivement, l’œuvre de Frank Smith - toute son œuvre - est importante, comme l'est celle de ces grands américains que nous ne lisons pas assez (je pense à Reznikov, par exemple).

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