Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

jeudi 20 mai 2010

Caro diario (cher journal) : Moretti et le paradoxe de l'intime au cinéma


   Un film est toujours un voyage, une projection de soi dans une image qui happe le spectateur dans un univers étranger mais qui devient sien si la magie opère. « Image » / « magie », lettres qui se mélangent pour fusionner en chaque spectateur, tourbillon qui, un moment, s’empare de son entière attention, créant  une fascination qui, parfois, tient de l’hypnose. Ce périple, bien qu’orienté (la caméra se substituant au regard de chacun), s’enrichit de l’expérience vécue, de la mémoire, de la fantaisie de celui qui a accepté cette invitation. Un art qui semble bien éloigné de la réalité, même si celle-ci en constitue parfois le point de départ, l’origine revendiquée.
   Le cinéma de Nanni Moretti se nourrit de son vécu. La technè, dans son œuvre, se soumet à la vie, vise à une sorte de translittération où l’image travaillée, mise en scène, serait un miroir (orienté, certes) de l’existence. Caro diario, sorti en 1993, ouvre la voie à un cinéma de la vie qui ne serait pas un cinéma-vérité. Le film est d’une étonnante fluidité ; la caméra s’adapte au mouvement constant de son protagoniste, l’auteur lui-même, qui tente de retracer un périple intérieur à la fois léger et douloureux. Elle suit Nanni Moretti, réalisateur et acteur rejouant un moment-clé de son existence, dans les rues de Rome sur sa Vespa, errance joyeuse et musicale, puis d’île en île, à bord d’un ferry qui relie Lipari à Salina, Alicudi à Stromboli, pour nous ramener enfin à Rome.
   Le triptyque s’ouvre ainsi sur une longue promenade estivale dans les rues presque désertes de la ville éternelle écrasée de soleil et un peu en sommeil, mais animée par l’enthousiasme de Moretti, qui aime sa ville dont il fait découvrir des zones méconnues, des quartiers ignorés par les touristes : Garbatella, Stadio Olimpico… autant de lieux auxquels il confère une âme qui se teinte de souvenirs, de rêves, de projets. Quelques haltes, courtes mais intenses, donnent à Moretti l’occasion de s’adresser à des inconnus – ou alors au spectateur lui-même, qui est pris à témoin, convié à s’associer à cette chaleureuse balade. Des rencontres qui inscrivent également dans le film le thème du cinéma, mise en abyme drôle et délicate – visite de nuit à un critique de cinéma qui a incité ses lecteurs à aller voir Henry : Portrait of a serial killer ; rencontre avec Jennifer Beals, l’héroïne de Flashdance (une scène hilarante montre Moretti s’invitant dans un orchestre de musique latino-américaine) … La fin de cette première partie, pourtant, apporte de la gravité au film : le cinéaste, toujours sur sa Vespa, se rend sur les lieux de l’assassinat de Pier Paolo Pasolini ; la bande-son, elle aussi, devient plus nostalgique avec le Köln Konzert de Keith Jarrett. Cette plage d’Ostie évoque plutôt un terrain vague que le soleil ne peut égayer.
   La seconde partie du film nous transporte sur un bateau reliant les îles éoliennes, d’abord Lipari où le cinéaste a décidé de s’installer chez un ami pour travailler. Mais le rêve de calme est fracassé par la réalité bruyante de la petite ville beaucoup plus animée que Rome ! Les deux hommes entreprennent alors un voyage dont les buts successifs se dérobent, les contraignant à reprendre la mer – seul endroit où, finalement, Moretti trouve la tranquillité qu’il recherche. Malgré l’impossibilité du succès de la quête, l’humour permet un recul qui tient à distance l’angoisse du créateur. Gerardo, l’ami intellectuel qui s’est isolé pour échapper aux sollicitations de la société, emprunte en s’éloignant un itinéraire paradoxal qui le ramène à la civilisation par le biais de la …telenovela et du soap opera ! Au sommet du Stromboli, ignorant la beauté du lieu, il oblige Nanni Moretti à poursuivre un groupe de touristes américains pour s’informer des développements de l’intrigue d’Amour, Gloire et Beauté.  Le récit d’un échec, donc, aucun des deux hommes n’ayant trouvé ce qu’il cherchait dans ce voyage aléatoire qui ressemble à une fuite.
   Puis c’est le retour à Rome, pour une nouvelle méditation qui éclairera – peut-être – toutes les autres. Cet homme qui se cherche en se fuyant est habité par l’angoisse. Des symptômes qu’aucun médecin ne parvient à comprendre le poussent à aller de cabinet en centre médical, d’un réputé professeur de médecine à un praticien chinois ; mais ce prurit semble impossible à calmer, démangeaisons incessantes attribuées à différentes causes dont aucune ne se révèle la bonne. Le voyage ici devient intérieur, il s’incorpore, s’incarne ; la liberté et la légèreté des deux précédents épisodes se muent en inquiétude. Le cinéaste ne se filme plus que dans des lieux clos, la pénombre s’installe au-dedans (et le soleil, à l’extérieur, ne promet plus rien, n’illumine plus cet itinéraire qui a perdu sa gaité). Cependant, la difficulté de Moretti à porter à l’écran ce moment douloureux est sensible, et l’image finale n’est pas une réussite… Le voyage s’achève, mais, malgré la crainte et la souffrance, la vie continue ; malheureusement, le moyen choisi par Moretti pour illustrer cet espoir est un peu mélodramatique, arrêt sur image et guimauve italienne… Dommage ! Pourtant, j’aime ce film humain, subtil, pont jeté entre un réalisateur et son spectateur à qui il confie, en somme, un peu du secret de sa vie.

Voici un lien vers une scène du film...

4 commentaires:

  1. Je connais mal le cinéma de Moretti dont je n'ai vu que "Journal intime" et "La chambre du fils". Du second, je n'ai quasiment aucun souvenir ; de "Caro diario", c'est toi qui me rappelle plusieurs scènes et la deuxième partie complètement oubliée jusqu'à présent. J'avais surtout en mémoire les superbes travellingues où Moretti danse sur sa Vespa avec, en musique de fond, Leonard Cohen. (Est-ce bien Leonard Cohen ou ai-je vraiment le cerveau en passoire ?) Superbes plans tout en courbes. Je crois bien que c'est le film qui m'a donné envie d'aller à Rome, peut-être plus qu'"Intervista" ou "Fellino-Roma".

    Je t'embrasse.

    Marc, pas très original, mais bon...

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  2. "Fellini-Roma", bien sûr.

    Chaque fois qu'on valide un message, on a droit à quelques lettres à tapoter. La fois dernière, "imedrol" : un beau nom de médicament", tu ne trouves pas ? Et puis, il y a le gone (ou la gonesse) en fauteuil roulant dont je me demande ce qu'il fiche là.

    Marc, qui raconte de plus en plus d'inepties.

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  3. Oui, cher Marc, c'est bien Leonard Cohen dans la première partie (I'm your man - d'ailleurs, à ce sujet, j'ai vu L.C. himself en concert l'été dernier... Magique!)Il y a aussi Khaled, Angélique Kidjo et Juan Luis Guerra - le morceau d'anthologie où Moretti s'intègre à l'orchestre. J'adore cette scène que je trouve très drôle et très touchante.
    "Fellino", c'était très joli...
    Je n'ai pas fait attention au personnage, gône ou gônesse, que tu signales (je vais le faire quand je validerai mon message) mais il est vrai que les mots à recopier sont parfois étonnants.
    Je t'embrasse aussi;-)
    AF
    PS : tu sais que j'aime bien quand tu racontes des inepties... qui n'en sont pas!

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  4. Ben non, je n'ai pas eu à valider... Mes souvenirs proviennent sans doute d'autres blogs.

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