Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

lundi 3 août 2009

Manie de la photographie


(Photo personnelle : Antelope Canyon, Page, Arizona, 23 juillet 2009)


Autrefois, les voyages formaient la jeunesse. Aujourd'hui, ils semblent surtout avoir pour fonction de créer du souvenir, un ensemble d' instantanés de mémoire que l'appareil photo, objet indispensable, permet de collecter, de concrétiser, de revivre, de brandir... Les chemins du monde sont peuplés de photographes dont l'espace s'organise par rapport à cet oeil électronique dont les avantages sont innombrables et qui tend à se substituer à notre véritable organe de la vue. Comme il existe des coups d'oeil discrets ou des regards appuyés, l'objet demeure furtif ou s'exhibe, jusqu'à devenir parfois un prolongement du corps presque phallique. L'importance de l'hommme se mesure parfois à l'aune de ce téléobjectif qu'il arbore fièrement, tel un viril ornement (rares sont les femmes à se parer de ces avantages...)
Mais plus que cette fonction d'apparat, l'appareil photo crée d'étranges rapports avec le temps et la mémoire.
Pourtquoi photographier?
Au tout début, la camera obscura des peintres permettait d'emprisonner une image de l'objet, de façon à jouer de ses dimensions, de la perspective, du fin et du flou. Puis est venu l'ère du daguerréotype : le temps de pause / pose était interminable – le modèle photographié devant conserver une cruelle immobilité pendant plusieurs minutes tout en donnant l'impression du vivant, de la capacité à se mettre en mouvement d'un moment à l'autre. L'instantané, lui, obéit à une logique inverse : il fige l'instant dans une tentation d'éternité. Là intervient la notion de souvenir : ce moment fugitif où j'ai éprouvé le bonheur, l'harmonie du monde autour de moi, je veux le conserver à tout jamais. La mémoire, qui jusqu'ici était difficilement controlable, devient alors manipulable puisque l'image photographique peut se substituer à l'image mentale que l'on se serait fait de cet instant du passé. Le cliché – au sens propre du terme – empêche alors le travail du souvenir, l'image envahissant l'espace de tous les autres sens. A tel point que parfois l'on croit se souvenir d'événements que l'on a à peine vécus... Le photographe cède ainsi à une obligation : fixer la mémoire. Il craint l'oubli, ne se fait plus confiance. En outre, le photographe ne prend plus le temps du recueillement, de la contemplation : un spectacle impressionnant l'incite à régler son appareil, à rechercher le meilleur angle plutôt qu'à s'imprégner du paysage. Il s'agit alors de rapporter des trophées de ses voyages : la photographie sera conservée, regardée, montrée. Photographier est un acte pour soi mais aussi à destination d'autrui. On se batit un passé tout en élaborant une image de soi pour les autres : je suis celui qui a vu!!!
Certaines photos réussissent cependant à restituer une partie de la magie du sujet. La photographie touche alors à l'art... Cette valeur artistique est parfois revendiquée, parfois contestée. En tant que reflet de la réalité, elle semble s'apparenter à la peinture figurative. (D'ailleurs, certains peintres, Utrillo par exemple, l'ont utilisée pour fixer les paysages qu'ils voulaient représenter). S'écartant du simple reportage, elle renie sa valeur documentaire pour devenir une oeuvre. Les musées d'art moderne offrent une place de plus en plus importante à ce mode d'expression. Au SFMoMa (musée d'art moderne de San Francisco), en ce moment, deux photographes sont à l'honneur. Robert Frank a parcouru le monde, l'Europe et le continent américain surtout, pour photographier des paysages mais essentiellement des êtres. D'ailleurs, l'une de ses oeuvres les plus importantes, The Americans (malheureusement disparue des librairies), associe ses clichés à des textes de Jack Kerouac. Le poète vagabond s'inspire ici non pas de ses propres expériences, mais de celles de Robert Frank, textes et photos s'éclairant l'un l'autre pour créer un objet d'art. Un étage au-dessus, une exposition de Richard Avedon témoigne d'une approche toute différente. Loin des instantanés, du “pris sur le vif” de Robert Frank (qui revendique pleinement cet aspect essentiel de son oeuvre : la photo qu'il avoue préférer est celle d'un couple à Alamo Square, San Francisco – l'homme l'ayant surpris lui jette un regard furieux exprimant un retentissant “f... you!”), Avedon choisit ses modèles, des célébrités le plus souvent, les fait poser dans ununivers factice – le studio – et joue des contrastes, du maquillage,de l'attitude corporelle demandée...Ces démarches opposées sont toutes deux considérées comme artistiques.
Mais revenons à nos photographes occasionnels. Sont-ils pour autant des artistes? Peu de personnes ont le talent de peindre, de composer, d'écrire... mais tout le monde photographie! A priori, le geste du photographe est simple, l'appareil prend en charge presque tout l'aspect technique, le photographe se contentant de choisir l'objet à photographier, le point de vue ou la focale. En réalité, c'est ce qui fait la différence : la qualité d'un cliché est fonction du regard porté sur le monde : on peut saisir un détail que d'autres n'ont pas vu, choisir un éclairage particulier, un angle original. Et lorsqu'il maîtrise la technique, le photographe peut également modifier les tirages à son gré, intégrer la photo à une autre forme artistique...
Au fond, la photographie possède un avantage extraordinaire : elle se révèle un art interactif qui tisse un lien entre le photographe et son sujet, humain ou non. Celui-ci intervient parfois spontanément pour transformer l'image de lui attendue : le ciel peut se voiler, l'animal s'enfuir soudain, l'enfant tirer la langue... Le modèle laisse son empreinte créatrice presque au même titre que le photographe.
PS : de mes vacances, je rapporte jusqu'à présent plus de ... 1000 photos (et ce n'est pas terminé). La photo noir et blanc est celle que j'évoque dans mon post : elle a été prise à San Francisco en 1956 et figure dans le livre disparu intitulé Les Américains.
PPS : sur la camera obscura, lire l'article de Daniel Arasse sur "Vermeer, fin et flou" (Histoires de peintures, Denoël, 2004).
Walter Benjamin, toujours lui, a écrit un texte important sur la photographie :”Petite histoire de la photographie”, in Oeuvres II, Folio essais, 2000 ( référence précise, je ne me déplace jamais sans un WB dans mes valises...), lecture qui sera complétée par un autre de ses textes : “L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique”, in Oeuvres III, toujours chez Folio.

6 commentaires:

  1. Bonsoir,

    Photographier, c'est peut-être une preuve qu'on a bien été sur les lieux visités. C'est peut-être aussi un moyen de ne pas voir l'essentiel, de ne pas profiter de la vue offerte, mais qu'il faut néanmoins mériter, ne serait-ce qu'en lui accordant un peu d'attention, un peu d'amour.

    À bientôt.

    Marc Bonetto.

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  2. Marc, je suis tout a fait d'accord - voila un bon resume de ma pensee... Maie c'est tout moi : il faut toujours que je tartine! Pardon pour ces epanchements... Mais tu m'excuseras, j'espere, d'avoir cede a mon sinistre penchant. A ma decharge, j'ai voulu rapporter le plus d'images possibles pour Heloise qui n'a finalement pu m'accompagner.
    A bientot

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  3. Bonsoir,

    "Les américains" ont été réédités, avec des photos nouvelles d'ailleurs, malheureusement dans une forme moins belle que l'édition Delpire, avec la préface de Kerouac.

    en vous remerciant,

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  4. Merci... Je l'ignorais! C'est une très bonne nouvelle,je vais essayer de le trouver très vite, et me replonger dans cet univers qui m'a tant touchée. Amicalement
    Anne-Françoise

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  5. il se trouve que je pratique comme beaucoup de peintres la photographie... aujourd'hui tout le monde est artiste, ce qui pose un problème intéressant à celui qui (comme moi) consacre sa vie entière à la création... la réponse est dans votre texte magnifique: l’œil est comme un "muscle" qui se travaille quotidiennement , il faut toute une vie pour enfin perce-voir ... la photographie est un art de plus en plus difficile car justement à la portée de tous :) je connais des photographes amateurs qui perçoivent l'unique, l'essentiel, l'éblouissant et des "professionnels" qui passent à côté de tout... sauf du discours et du blabla... merci à Danièle Colin qui m'a fait découvrir ce blog passionnant, que je m'empresse de garder dans mes favoris

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  6. Merci beaucoup, Pierre. Votre regard me touche et, en même temps, j'ai un peu honte d'exhiber mes clichés ridicules aux yeux d'artistes comme vous...
    Amitiés

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