Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

mardi 16 juin 2009

Dostoïevski et Walter Benjamin : l'idée du personnage

(Photo personnelle : grès de la cathédrale de Strasbourg, avril 2009)


La question du roman sans personnages semble préoccuper nombre d’auteurs depuis un certain temps. Au XVIIIème siècle, Diderot conçoit les héros de son œuvre Jacques le Fataliste comme des êtres presque sans passé (Jacques a pour mission de raconter son passé, mais ne pourra jamais s'acquitter de cette tâche) - et sans avenir - placés en dehors de l’espace et du temps, totalement voués au passage, au verbe, mais dont l’évolution n’est pas saisissable. Des expériences – ou expérimentations – romanesques ont été menées, privilégiant par exemple le lieu sur lequel est porté un regard dont on ne saisit pas l’identité.
Traditionnellement, on considère le personnage de roman comme médium d’identification du lecteur ; pour qu’elle opère, encore faut-il que celui-là soit crédible, doté de caractéristiques sociales, psychologiques, d’une histoire (c’est-à-dire d’un passé), et plus étrangement, il semble que son existence de papier doive avoir du sens : ainsi, ses faits et gestes, ses motivations prennent une direction particulière qui permet au lecteur de saisir la portée de ce destin, de cette existence associée à une signification. La tentation est forte de considérer ces héros comme des êtres à part entière, de soumettre leurs pensées et agissements à l’analyse psychologique, faisant d’eux des personnes. Les auteurs d’ailleurs nous y encouragent souvent, adoptant à l’égard de leurs personnages une attitude affective, les évoquant comme ils le feraient d’un fils, d’un frère, d’une tante éloignée… On parle de la paternité d’un personnage : Flaubert est le père d’Emma Bovary (quand il n’est pas Emma elle-même – mais là, c’est lui qui s’amuse peut-être de nous) ; Proust semble se confondre avec Marcel… Or cette attitude se justifie-t-elle ? Elle a pour effet d’associer étroitement l’œuvre d’art à la vie réelle, chaque roman constituant alors une sorte de psychanalyse de son auteur. Cette approche appauvrit la puissance du roman.
Les lecteurs des romans de Dostoïevski sont nombreux à avoir emprunté cette voie, au risque d’oublier l’essentiel. Il suffit d’ailleurs de visionner les adaptations cinématographiques des Frères Karamazov pour découvrir qu’on n’y voit souvent qu’une sinistre affaire de famille mettant aux prises des « caractères » bien définis (le bon, la brute, le truand – respectivement Aliocha, Dimitri et Ivan !) Or, c’est se priver de bien des richesses que de se contenter d’une approche psychologique de l’œuvre. Si les romans de Dostoïevski nous marquent à ce point, c’est forcément qu’ils contiennent autre chose. Du coup, le personnage se lit au-delà de ses aspects purement humains.
Dans son article sur L’Idiot de Dostoïevski, Walter Benjamin nous propose une analyse lumineuse : selon lui, pour un écrivain nationaliste comme Dostoïevski, « l’humanité ne peut se développer qu’à travers le médium de la communauté populaire ». Du coup, « la psychologie des personnages de Dostoïevski n’est nullement le point de départ réel de l’écrivain. Elle n’est en quelque sorte que la sphère délicate où s’enflamme le gaz primitif de l’élément national, produisant au passage la pure humanité ». Tel un alchimiste avec ses composés , le romancier crée une conjonction entre le personnage et les événements : ce qui s’est produit avant ne compte pas, ce qui vient après n’a plus d’importance ou presque. Seul compte l’esprit qui s’en est dégagé. Tout est de l’ordre de l’immatériel – dissolution, rayonnement, ce qui interdit toute incarnation. L’existence du prince Mychkine est saisie en un temps donné, lors de ce séjour à Pavlovsk dont on ignore le motif ; ses relations avec les autres personnages, constituant pourtant l’essentiel de la narration, ne semblent mettre en évidence que son inexorable solitude. Pourtant, ce n’est pas le portrait d’un solitaire : il recherche la compagnie, noue avec les uns et les autres des relations amicales, intervient dans leurs projets, dispense ses conseils… « Si la vie du prince Mychkine se présente [ainsi] sous forme d’épisode, c’est seulement pour manifester l’immortalité de cette vie », explique Benjamin : « la vie immortelle est inoubliable, tel est le signe auquel nous la reconnaissons. C’est la vie qui, sans mémorial, sans souvenir, peut-être même sans témoignage, échapperait nécessairement à l’oubli ». Le personnage de roman, en tout cas chez Dostoïevski, serait donc une tentative pour placer la vie immortelle hors d’atteinte de l’oubli, lui conférant une puissance mystique. L’analyse que Benjamin propose de L’Idiot peut être généralisée à tous les grands romans de Dostoïevski. Dans Les Frères Karamazov par exemple, les personnages principaux (Aliocha, Ivan, Dimitri, et accessoirement Smerdiakov) vivent dans une tension créée par leurs retrouvailles. Frères, ils ont vécu dans des sphères séparées, et leur rencontre constitue le creuset de l’alchimiste, qui aboutit à une réaction sidérante pour chacun. Là aussi, le passé est presque nié : orphelins de mère (de deux mères différentes, seuls Ivan et Aliocha étant nés d’un même lit), ils ne peuvent trouver leurs racines que dans la terre – la terre russe. Dostoïevski évoque d’ailleurs très souvent la « Terre – Mère – Sainte Vierge » qu’il associe régulièrement à l’idée de la femme russe (voir son Journal d’un écrivain). Et naturellement, comme Walter Benjamin le remarque, ce sont ainsi les personnages d’enfants qui détiennent la puissance salvatrice : « le pur mot pour exprimer la vie en son immortalité, c’est « jeunesse » ». Mychkine est constamment entouré d’enfants, et Aliocha Karamazov, encore du côté des enfants lui-même, est le seul des frères à entrevoir un avenir. Mais l’œuvre de Dostoïevski, plutôt sombre, est emplie de personnages d’enfants brutalisés, violentés, malades – réminiscences de sa propre enfance, diraient certains commentateurs. En réalité, l’enfance, promesse d’immortalité, est aussi symbole de l’âme humaine contenue, bafouée, menacée, vouée à la destruction… L’univers de Dostoïevski peut ainsi se lire comme un monde portant en germe son propre salut, mais autodestructeur.

NB : les extraits cités proviennent tous de l’article de Walter Benjamin intitulé L’Idiot de Dostoïevski, écrit en 1917 et publié dans Œuvres I (Gallimard, Folio/Essais, 2000).
Mikhaïl Bakhtine propose une analyse assez proche de celle de Walter Benjamin dans Problèmes de la poétique de Dostoïevski, publié pour la première fois en 1929 et paru aux Editions L’Âge d’Homme en 1970 : « (…) le héros intéresse Dostoïevski en tant que point de vue particulier sur le monde et sur lui-même, en tant que position définissant la signification et la valeur de l’homme par rapport à lui-même et par rapport à la réalité qui l’entoure. L’important pour Dostoïevski n’est pas ce qu’est le héros dans le monde mais d’abord ce qu’est le monde pour le héros et ce qu’est celui-ci pour lui-même ».

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