Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

mardi 20 juillet 2010

Danube...

       

   In den Flüssen nördlich der Zukunft
          werf ich das Netz aus, das du
          zögernd beschwerst
          mit von Steinen geschriebenen
          Schatten.
                (Paul Celan, Atemwende, 1967)
                             Dans les fleuves au nord du futur
                             je lance le filet
                             qu’hésitant(e) tu alourdis
                             d’ombres écrites par
                             des pierres.
                                      (Renverse du souffle - traduction Jean-Pierre Lefebvre)

Avec une pensée pour Marie du Crest...


  Les eaux d’un fleuve charrient-elles toujours les mêmes idées, les mêmes histoires, les mêmes morts ? Si l’homme d’Héraclite ne se baigne jamais dans les mêmes eaux, qu’en est-il de nous ? Je regarde passer au gré du flux étale les branches arrachées à l’arbre par la tempête ; elles s’éloignent irrémédiablement ;  mon regard les perd de vue, elles disparaissent à jamais. Mais une autre branche, très semblable à la première, peut se présenter à sa place. Je ne la distingue pas de la  précédente, même si ses rameaux desséchés ne s’organisent pas à l’identique, même si son feuillage rare ou encore abondant en fait une branche unique. Parfois passe un tronçon plus important, une section de tronc perdue dans cet élément qui n’est pas le sien, et qu’une destinée inconnue porte forcément vers l’embouchure, vers l’immensité de la mer qui offre sa surface au ciel illimité. Mais  le morceau sera peut-être intercepté par l’un de ses semblables que des racines rattachent au sol. A ce moment, son destin s’abolit : il est condamné à mêler sa pourriture à la terre ou au limon que le Danube déposera plus loin. Sa forme aura disparu, digérée par l’élément liquide, le rendant impossible à reconnaître. Il sera devenu indiscernable du reste de la création, et plus rien ne pourra le rappeler à mes yeux. Mais ce processus peut prendre … une éternité.

   Le Danube est un fleuve aux eaux troubles, transportant dans ses flots verdâtres des formes variées, fantômes végétaux ou animaux, parfois même humains. Sur ses rives d’aujourd’hui s’égrènent des villages aux clochers fantaisistes, bulbeux ou élancés, des villes gaiment colorées, offrant aux regards du passager de nombreuses raisons de sourire, de se réjouir, de s’émerveiller. Le touriste attentif, parfois, a connaissance du passé douloureux de ce vaste bassin qui se déroule de l’Allemagne jusqu’aux Portes de Fer, en Roumanie. A mi-chemin de cette paisible navigation, une ville surgit, posée sur ses deux rives : Buda, séparée de Pest, puis rattachée à elle par les volontés conjointes de l’Autriche envahissante et de la Hongrie… De loin, un joyau, une constellation de surprises nichées, de palais couronnant les collines, d’églises érigeant triomphalement leurs clochers vers les cieux – aujourd’hui – radieux. Parfois, un nuage passe, mais jamais il ne s’arrête pour atténuer les rayons d’un soleil féroce qui n’épargne ni les êtres, ni les pierres des édifices, faisant ressortir chaque plaie, chaque meurtrissure. De près, la magnificence se teinte d’amertume. L’histoire, en effet, a laissé des traces que le temps n’a pu estomper, lézardes, stucs effrités, corniches menaçant de s’effondrer. Une ville radieuse au loin, mais dont les blessures terribles n’ont pas eu le temps de se refermer.

   Ville-victime à l’histoire tourmentée, violée par tous les envahisseurs, soumise à toutes les puissances d’occupation, de l’Autriche des Habsbourg à l’Allemagne nazie, puis à l’URSS. Il lui a fallu du temps pour se libérer de ses démons. Sa langue semble entretenir autour d’elle un isolement mystérieux, faisant des Magyars une minorité opprimée obligée à s’adapter, mais soucieuse de conserver sa quintessence. Pourtant, le Parlement aujourd’hui dresse fièrement ses tours néo-gothiques vers le ciel pur d’un bleu presque électrique. Ici s’exerce la démocratie ; la Hongrie, fière d’elle-même, est aussi accueillante et européenne. Mais quelque chose dans l’air me rappelle que je suis ailleurs…Budapest en effet n’a pas eu le temps ou la volonté d’effacer les traces de drames successifs. Elle cultive ses cicatrices comme on veille sur un trésor qui ne s’offre qu’aux regards de celui qui y sera sensible, qui voudra bien lever les yeux, scruter les murs à la recherche de l’idée-même de cette souffrance.

   Lever les yeux … ou les baisser à nouveau vers le fleuve, vers cette rive témoin du passage des branches, des troncs, des navires transportant touristes et marchandises, de tout trafic naturel, volontaire ou accidentel. Témoin aussi, ici, du drame de l’humanité, en ce petit rebord, ce granit qui maintient la rive, un peu à l’écart de l’orgueilleux Parlement. L’œil ne le distingue pas immédiatement, ce petit morceau de quai qui s’aligne sagement avec les autres dans une blancheur ternie par le temps. Sur ce rebord, quelques dizaines de chaussures abandonnées. Que font-elles là ? Qui les a oubliées, dans une risible étourderie, ces chaussures d’hommes, de femmes, d’enfants, démodées et parfois dépareillées, au cuir usagé, laissées là, posées tout près de l’eau, certaines en équilibre instable ? Une observation plus attentive livre un secret : malgré les apparences, ces chaussures n’ont jamais été portées. Leur cuir vieilli, en réalité, est du métal voué à la corrosion, qui en fait des objets à la fois immortels et instables. Un monument discret, dérisoire, un memento mori, en somme. Ces chaussures abandonnées ont pu être laissées là par ceux qui, un jour de 1944 ou 1945, sont tombés dans les eaux du Danube, fusillés par les Allemands parce qu’ils étaient juifs.

   Le fleuve a-t-il emporté leurs corps loin de nos regards ? Dans son entreprise de digestion, d’effacement irrémédiable, il a fait disparaître ces êtres, a charrié et dissout leurs membres et leurs visages. Mais leur mémoire s’est inscrite à jamais sur cette rive, empreintes de pas, poids du corps façonnant cette chaussure qui ne sera plus jamais portée, vide de ce qui la faisait vivre, l’être qui la remplissait et qui l’a laissée là, à jamais. Un être sans destin, selon Imre Kertész, ou plutôt un être au destin lisible dans la pierre et dans ces humbles traces, celui de nous rappeler que l’horreur fut insoutenable, insensée, mais quotidienne, qu’elle ne devra plus jamais être, certes, mais que cette conviction est vulnérable… Cette chaussure sans propriétaire, objet banal et pourtant chargé d’émotion, n’offre pas l’image d’une foule compacte et uniforme vouée à l’abattoir, mais celle de destins individuels brutalement interrompus.

   J’allume une bougie. Sa flamme toute petite hésite à grandir, mais finalement triomphe du vent. Je la place dans une chaussure ; la flamme semble vouloir résister, brûle pendant un temps bien trop court malgré mes efforts, puis s’éteint sous l’effet de la brise venue du fleuve… Je m’éloigne de ce quai, mais quelque chose a changé en moi : cette mémoire abstrait s’est chargée du quotidien, me rappelant que ces victimes ne sont pas que des noms sur un monument.
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Paul Celan, Atemwende, Suhrkamp Verlag, 1967
Imre Kertész, Être sans destin, Actes Sud, 1998
                     Le refus, Actes Sud, 2001
                     Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, Actes Sud, 1995  
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Photos personnelles, Danube et Budapest, juillet 2010  

mercredi 7 juillet 2010

Claro, Chair électrique : sale temps pour les bourreaux...


  Sale temps pour les bourreaux ! Même le gouverneur du Nebraska, par excès d’altruisme, sans doute, a décidé de remplacer la chaise électrique par son alternative « humanitaire", l’injection létale. Ainsi, cet appareil, cette installation complexe et mortifère se trouve reléguée au rang de fantasme inassouvissable, de monument ou d’attraction que l’on contemple en frissonnant, entre dégoût, frayeur et curiosité. Un objet étrange, né du génie d’Edison à la fin du XIXe siècle, et supposé assurer un double rôle : débarrasser la société américaine de ses indésirables, mais aussi exhiber aux yeux du monde la supériorité technologique et philanthropique de cette jeune et puissante nation.
   Claro fait de cet appareil ambigu le motif de son roman Chair électrique, paru en 2003 aux éditions Verticales.  Un appareil convoité, tout d’abord. Howard Hordinary, bourreau au chômage, ne sait plus comment peupler sa solitude depuis qu’il lui est refusé d’accompagner des condamnés dans leur dernier voyage, vers ce septième cercle qui le fascine et le tourmente, cette expérience ultime qui associe terreur et jouissance sexuelle, comme il a pu le constater dans ses missions. Ces observations sont confirmées par les témoignages de ses prédécesseurs – le roman s’appuie sur une solide documentation. Ainsi, l’histoire se mêle à la fiction, à travers l’évocation d’abord de William Kemmler, le premier condamné à avoir fait l’expérience de cette nouvelle méthode : « En 1890, la médecine estimait qu’un corps avait cessé de protester dès lors qu’il ne produisait plus aucune chaleur. Le cadavre Kemmler demeura incandescent pendant plusieurs heures et l’autopsie dut être retardée afin d’éviter que le coroner se brûle les doigts. Mais ce que l’on espérait secrètement s’était bel et bien produit : l’assassin avait libéré, à l’instant de la mort, une considérable quantité de foutre – « a large quantité of dead spermatazoa ». Une armée de futurs petits killers venaient de périr dans la culotte de cet enragé : toujours ça de moins » (p. 74).

   L’ombilic de l’œuvre de Claro (j'utilise à dessein le mot "ombilic" en référence à l'exergue, extrait de la "Lettre à Monsieur le législateur de la loi sur les stupéfiants" que l'on peut lire dans L'ombilic des limbes d'Antonin Artaud), roman sombre, cruel, cynique et jubilatoire, est constitué de l’entrelacs de thèmes essentiels : la mort, le désir, le sadisme, le masochisme… Hordinary (le « H » fait toute la différence) vit seul, bien qu’il cohabite avec sa femme, Bess, qui n’est même plus une compagne, avec qui il ne partage plus la moindre complicité, le moindre émoi – la seule fois où il consent à l’ honorer, « exceptionnellement » (p. 110), c’est en l’associant mentalement à la chaise électrique qu’il vient d’acquérir : « il rampa vers elle, déploya ses doigts et ses plis, arc-bouta en lui quantité de petits ponts désirants, et à chaque amorce gémissante peignit des flammes, tissa des chaînes, ramena le poids de ses épaules sur les accoudoirs des bras flétris de Bess (…) » (id.). L’imaginaire de Howard fonctionne à rebours de tous ceux qui, tristement aussi, peuplent leur solitude d’humanité virtuelle ; la poupée gonflable à la texture quasi vivante semble animée d’un souffle ; l’image de la femme sur l’écran s’incruste dans le cerveau de l’homme à la recherche du plaisir. Howard, lui, préfère à la femme cette machine à la fois simple et sophistiquée. Il peaufine son fantasme par l’évocation de figures mythiques (ou qui le sont pour lui, en tout cas) : Harry Houdini, son double,  l’escamoteur, l’homme capable d’échapper à la mort malgré les sangles, les menottes – comme si le condamné, au dernier moment, après avoir ressenti avec volupté les frissons du début de l’agonie, parvenait à disparaître, se soustrayant à la chaise, au bourreau, aux yeux du public venu le voir griller. .. La liberté ultime, celle que seuls les héros conquièrent. Et puis, « *Szuszu*, his Sweet Electric Whore (S.E.W., his Tender Plug (TP) » (p. 62). Szuszu, dont le nom fuse et grésille comme le courant délicieux… Szuszu Hurst, « la sirène épileptique aux yeux allongés, aux paupières de titane » (p. 76), la fille au maillot vert traquée par Houdini, la « fée électrique », compagne d’errance d’une « armée de freaks » allant de ville en ville, sortis d’un film de Todd Browning.

      Howard cherche son plaisir en solitaire, évitant le contact de la chair, lui préférant le capiton de la chaise, la texture d’un accoudoir, l’odeur du cuivre qui le met en contact avec tous ceux qui y ont péri. Houdini et Szuszu sont morts depuis longtemps, fantômes / fantasmes témoins de cette quête de la jouissance mortifère. Sur l’objet du désir, les criminels se sont succédés en un long cortège dont la litanie l’accompagne, « John Spenkelinj, Robert Sullivan, Anthony Antone, Arthut Goode, James Adams, Carl Shriner (…) » (p. 96) – la liste, inachevée, est riche d’une cinquantaine de noms dont certains, étrangement, sont familiers au lecteur : Théodore Bundy, le tueur en série – séducteur, Roy Harich, exécuté en Floride au début des années 90 … Inquiétante fraternité qui se crée dans le contact indéfectible de l’assise. La posture, dans le roman, est importante : l’homme n’est ni debout, ni couché, il est assis, entre le monde des vivants et celui des morts, un peu comme ces momies précolombiennes trouvées à Nazca. Une situation intermédiaire, un passage qu’il voudrait infini… Fuir le contact du corps de l’autre est un moyen d’échapper à la corruption, à la putréfaction. Qu’il serait bon de s’évaporer, d’abandonner toute matérialité avec comme seule sensation celle de l’ultime orgasme ! Ce souhait s’inscrit dans la quête de Howard, dont le désir sexuel est désincarné et dissocié du sentiment, mais d’une sensualité paradoxale, vécue avant lui par « les bourreaux électriques embauchés par Godhison » (un avatar d’Edison qui se voit Dieu) : le savant, après avoir testé son invention sur des animaux, l’essaie sur des humains – en maîtrisant l’intensité du courant, et ceux-ci « [parlent, dansent et se branlent] avec la Dynamort mise au point par l’assistant de leur patron, le Dr Bodie – digérant au rythme de ses pulsations voltaïques, respirant ses effluves cuivrés, rêvant d’elle quand l’énergie les [abandonne et les jette] sur la paille – ils [entretiennent] avec elle ce que d’hostiles ingénieurs de la chair auraient qualifié à la légère de connections sexuelles, en quoi ils se seraient mépris, puisque la jouissance que les  bourreaux électriques [tirent] des diodes vulvées de la Dynamort ne [sollicite] aucune glande, [n’excite] aucun nerf même vaguement érotogène ; si secousse il y [a] – et certes secousse il y [a] -, elle [est] sans conteste péri-nuptiale : les bourreaux électriques ne [pénètrent] pas le corps de leur Dynamort mais se [livrent] plutôt à d’insolites atermoiements, surprenants silences et lentes esquives, la gratifiant de caresses si couramment alternatives qu’ils en [sont] eux-mêmes tout traversés, ignorant jusqu’alors qu’au bout de leurs doigts, dans les singulières circonvolutions d’une pulpe souvent calleuse qui, d’ordinaire, [n’use] guère de précautions avec les choses métalliques, [circule] une science amoureuse, une prédisposition aux contacts irradiants, bref, un talent pour les érections microscopiques (…) » (p. 69). Le plaisir ne se sert de la chair / chaise que comme véhicule d’ondes immatérielles, l’épicentre de la jouissance n’est plus localisable, et pourtant elle demeure, générée par le corps en union avec la terre (cette sensation, un personnage brièvement évoqué dans le roman l’a déjà éprouvée de manière naturelle, lorsqu’il a été frappé par la foudre). Cette sexualité anormale, finalement, ne serait-elle pas une reconquête du mythe des origines, l’homme étant né des dieux, eux-mêmes engendrés par l’union de la terre et du ciel ? On peut y lire peut-être aussi une référence platonicienne, l’homme qui se suffit à lui-même ayant peut-être retrouvé la sphère originelle…
Le récit est celui d’une quête collective tentant de donner leur place respective à l’homme, à la machine, à l’animal. Avant de servir sur des humains, la chaise électrique a été testée sur divers animaux, chien, âne, babouin, sous l’œil intéressé de témoins émoustillés et attentifs à tout manifestation physiologique. Howard, confronté à l’expérience ultime (dont je tairai l’issue par pitié pour ceux des lecteurs qui ne connaissent pas encore le roman de Claro), retrouve cette animalité enfouie, et par ce biais son corps et ses sécrétions. La machine, ainsi, semble susciter une vie qui s’était racornie dans la solitude de la cave (de l’antre) où le protagoniste cherche à réaliser ses fantasmes. Cette réflexion sur la machine se reflète aussi dans la confrontation du protagoniste avec son ordinateur, révélant au lecteur une part inavouable de lui-même, peut-être, mais surtout créant entre lui et Howard non pas une identification possible, mais un topos, un repère, ce qui enrichit le faisceau des lectures possibles de l’œuvre.

   Le roman de Claro, ainsi, nous entraîne sur des pistes inattendues. D’une écriture affutée, précise et truculente à la fois, il nous donne à lire, à voir, à entendre. Le rythme de la phrase s’adapte au flux du courant, en des phrases incisives comme l’éclair, ou, au contraire, déroulées au gré des circonvolutions de la jouissance qui se prolonge. C’est une écriture musicale dans sa suggestion des sons de la chair électrique – Claro recourt même parfois aux ressources utilisées d’ordinaire dans les comic books : « Howard se taille donc un chemin dans l’entresol à coups de hanches et de coudes, trouve la caisse que lui a envoyée quelques semaines plus tôt son ex-mentor Alfred Leuchter, en descelle le battant, schkrumph, force les clous à gicler de leurs gousses rouillées, srup srup srup .» (p. 59).  Les odeurs se mêlent aux sons en une synesthésie étonnante, et les ressources de la typographie sont utilisées avec jubilation (je pense à cet éclair que dessinent les hétéronymes de Harry Houdini, p. 79). L’auteur, incroyable traducteur (d’œuvres souvent difficiles, comme Le Tunnel de William Gass), adopte des procédés qui viennent enrichir le récit, sollicitant les sens du lecteur presque autant que son intellect. Ce foisonnement, cette jubilation de l’écriture mis au service d’un roman ambitieux, sont rares dans la littérature française contemporaine. C’est ainsi que Claro trouve sa place auprès des plus grands, explorant des voies nouvelles entre fiction et réalité, entre littérature et … littérature (lisez Madman Bovary, dont j’aurais pu parler aussi), et associant le lecteur à ce cheminement joyeux et désenchanté qu’il ouvre avec audace.
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Claro, Chair électrique, Editions Verticales / Le Seuil, 2003
   

dimanche 27 juin 2010

Bifurcata blogosphera (1) : SHIGEKUNI

  

 Une toile, entrecroisement de fils dont l’origine est incertaine, d’apparence fragile mais étonnamment résistante, propose des nodules, des points de rencontre matérialisant des carrefours souvent inattendus. L’internaute emprunte des chemins de traverse, se livrant à un  hasard tempéré par l’idée d’exploration. En cherchant son chemin, il peut se perdre, ou, au contraire, emprunter des voies qui embellissent son voyage ; ces itinéraires deviennent alors des destinations choisies, des pratiques habituelles, un but.   Pour moi, le centre de cette fameuse toile est le livre : ainsi, toutes mes errances ou presque sont soumises au désir de découvrir des œuvres, de les lire, d’en approfondir la connaissance. Il est  donc naturel que mon chemin de toile croise celui d’autres blogueurs, dont les sites retiennent mon attention pour des raisons différentes. Des jalons s’accumulent, autant de rencontres qui, souvent, aboutissent à de réels échanges. Bartleby les Yeux Ouverts, La marche aux pages, le Fric Frac Club, et bien d’autres, sont devenus des références auxquelles j’abreuve mon désir de découvertes littéraires.

   Ainsi, le livre peut conduire à la découverte d’un blog, et l’inverse est vrai également, double mouvement qui se révèle parfois vertigineux. Je vous parlerai ainsi régulièrement de ces sites dont la richesse a depuis quelques temps détrôné dans mon esprit toutes les revues littéraires (ou presque). L’un d’entre eux me tient tout particulièrement à cœur et je commencerai par lui : c’est le blog de Marcel Inhoff, SHIGEKUNI, dont je guette les actualités – qui sont nombreuses, à ma grande joie. Je dois cependant préciser que pour en apprécier tous les trésors, il faut lire l’anglais – ou parfois l’allemand, notre distingué blogueur demeurant Outre-Rhin.
   Shigekuni est un site d’un dynamisme étonnant, nourri presque quotidiennement de substances variées : chroniques littéraires, avant tout, mais aussi videos, comic books, cinéma, politique ou faits de société ; une place importante est dévolue à la critique universitaire et à la philosophie. Buffy y croise Giorgio Agamben, Celan y rencontre RASL et William T. Vollmann y côtoie The Vaselines… Un foisonnement impressionnant, une forêt exubérante dans laquelle le lecteur doit se frayer un chemin … au risque de s’y perdre ! Shigekuni place son lecteur face à un questionnement : par où commencer ? Quel itinéraire emprunter ? La solution la plus facile serait de le considérer comme une sorte d’éphéméride, un peu comme ces calendriers de l’Avent qui chaque jour dévoilent une gourmandise… mais ce serait courir le risque de manquer un rendez-vous. Cette luxuriance est spécifique à l’écriture bloguesque, peut-être, mais ici, la profusion des références est telle qu’il se construit une œuvre dynamique, riche de la diversité des entrées, des sources, de la variété des points de vue démultipliant le regard porté sur l’art, la littérature en particulier, lui promettant de nouveaux horizons à chaque découverte.


   Ces entrées en matière sont parfois mystérieuses, voire déconcertantes : en effet, si le lecteur sait à quoi s’attendre (et encore…) lorsqu’en déroulant le nuage de catégories il choisit de s’arrêter à un article sur Melville, la littérature chilienne ou même Kim Deal (pour les ignares – désolée – c’est la charismatique bassiste / chanteuse des Pixies, puis des Breeders ou de The Amps), quelle surprise lui réservera la rubrique « Absurdities » ou « Die guten Deutschen », ou alors « cutup », surtout lorsque cette entrée est couplée avec « Axolotl Roadkill » ? Le choix est parfois difficile : faut-il se laisser guider ou accepter de se perdre ? Mais la richesse des ressources proposées par Marcel Inhoff sur son blog est indéniable : ainsi je me suis laissée émouvoir par la voix de Charles Reznikoff lisant ses poèmes, en particulier Holocaust – moment de grâce où de sa voix presque timide, le poète se livre à l’exercice le plus difficile et le plus dangereux qui soit : se donner totalement, sans l’entremise de la page qui éloigne, désincarne parfois.
   L’écriture de ces chroniques est à la fois limpide, savante, séduisante : le lecteur est convoqué à une véritable confrontation avec l’œuvre. Certaines d’entre elles, extrêmement érudites, s’accompagnent d’une abondante bibliographie – je pense, par exemple, à cet article en allemand, intitulé « Wovon man nicht sprechen kann », traitant de la littérature et de la mémoire… L’auteur communique toujours son point de vue, quel qu’il soit ; c’est une sorte de combattant qui développe une grande énergie dans cette lutte pour la transmission d’une culture – parfois d’une contre-culture, mais est-il si pertinent de les opposer ? Or,  même lorsque la chronique est négative, elle est toujours finement argumentée, et toujours susceptible de provoquer le désir de lire, par un incroyable pouvoir d’incitation et, surtout, par cette démarche militante. Toute neutralité semble bannie : la littérature, en particulier, ne peut laisser indifférent –ou alors, l’ennui s’installe, et alors, à quoi bon lire ? Les articles de Marcel Inhoff communiquent des sentiments, entre la passion, la colère et le rire. Mais parfois, l’auteur s’efface devant les œuvres,  qu’il livre telles quelles (souvent, un poème). A son lecteur d’apprécier, tout simplement.
   Cependant, la lecture de Shigekuni engendre aussi un autre questionnement, en dédoublant la figure du lecteur – Marcel Inhoff – qui devient, à son tour, un auteur. Le blog dessine en creux un autoportrait, celui du lecteur/auteur qui apparaît de plus en plus nettement. Conscient sans doute de cela, il dissémine malicieusement au gré de ses textes quelques photos : Marcel lisant, le visage en partie cachée par l’œuvre dont il fait la chronique… La particularité d’un blog de critique littéraire – et certainement ce qui en fait la richesse, c’est que l’œuvre critique n’est pas dispersée au gré des articles publiés dans différentes revues. Ici, les textes sont rassemblés, l’auteur ne se dissout pas mais son œuvre se construit, à la fois aléatoire et cohérente. Le site fonctionne donc comme une sorte de constellation : au lecteur d’en tracer les contours en rassemblant ces morceaux épars, qui, tels les éclats d’un miroir brisé, révèlent le reflet d’un monde dont l’architecture est rendue complexe, à la manière d’un kaléidoscope dont chaque imperceptible mouvement, chaque tressaillement modifie l’image.
   Une créativité en marche, associant le visiteur à cette subtile construction. Attitude généreuse, qui offre matière à la réflexion, propose des idées, initie des débats, au-delà de toute intention mercantile, pour le simple et entier amour des livres.


  
   

samedi 26 juin 2010

Paul Celan, Zwiegestalt



Il est temps je crois que je vous livre enfin le texte intégral du poème dont le vers en exergue veille sur mon blog. Celan encore et pour toujours...

ZWIEGESTALT

Laß dein Aug in der Kammer sein eine Kerze,
den Blick einen Docht,
laß mich blind genug sein,
ihn zu entzünden.


Nein.
Laß anderes sein.

Tritt vor dein Haus,
schirr deinen scheckigen Traum an,
laß seine Hufe reden
zum Schnee, den du fortbliest
von First meiner Seele.

                       Paul Celan, Von Schwelle zu Schwelle, 1955

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FIGURE DOUBLE

Fais que ton oeil dans la chambre soit une bougie,
ton regard une mèche,
fais-moi être assez aveugle
pour l'allumer.


Non.
Fais qu'autre chose soit.


Avance devant ta maison,
harnache ton songe pie,
fais parler son sabot
à la neige que tu as soufflée
du faîtage de mon âme.

               Paul Celan, De Seuil en Seuil, traduction Jean-Pierre Lefebvre.

jeudi 24 juin 2010

Heiner Müller (2), Hamlet-machine : d'un monde détruit...



« Un père mort eût été peut-être
Un meilleur père. Le mieux
C’est un père mort-né.
Toujours repousse l’herbe par-dessus la frontière.
L’herbe doit être arrachée
de nouveau et de nouveau qui pousse par-dessus la frontière. »
                   (Heiner Müller, Le Père, 1958)

”Kunst ist die Krankheit, mit der wir Leben ”(1)
                   (Heiner Müller in Gesammelte Irrtümer 1, p. 55)

   L’œuvre théâtrale de Heiner Müller s’inscrit dans un mouvement complexe, à la fois reconnaissance et rejet d’une histoire, celle de la littérature, qui coïncide avec celle de l’humanité. Constant aller-retour entre le présent et le passé, elle détruit les mythes pour mieux dévoiler l’essence de l’homme pris dans ses contradictions, entre appartenance à une communauté et destin individuel – si l’on peut parler de destin, puisqu’ici il est toujours responsable de ses choix, même si ceux-ci sont parfois motivés par la situation historique. Ainsi, dans la plupart de ses textes s’entrecroisent un passé littéraire peuplé de fantômes, Prométhée, Philoctète, la Merteuil et Valmont dans Quartett, et un présent marqué par l’écroulement d’une culture, celle de l’Europe ravagée par la Seconde Guerre Mondiale, et qui, symboliquement, correspond dans la biographie de Müller au cataclysme de la mort du père, ancien déporté, qui dans ce monde nouveau et chaotique qui émerge, représentait la possibilité d’un idéal moral et politique.
   Or, dans Hamlet-machine se mêlent les références à l’œuvre de Shakespeare, dont le texte de Müller, bref et d’une densité étonnante, peut se lire comme une réécriture (Müller passe ainsi de la traduction à l'appropriation) , et à l’histoire récente, à travers l’évocation des « ruines de l’Europe » et à ces conseillers qui suivent « au pas de l’oie » le cortège funèbre du « géniteur » - Polonius, père d’Hamlet, dont le frère assassin s’apprête à « [saillir] la veuve ». Vision de violence, dans laquelle aucun repère ne subsiste, puisqu’au père mort succède un couple de meurtriers, la mère devenant une putain aux jambes écartées… Cette catastrophe  familiale prive Hamlet (mais peut-être aussi l’auteur, à travers ce « J’étais Hamlet » qui ouvre ce texte âpre et intense) de toute possibilité de filiation,  donc de reconnaissance. Dans le titre de la pièce, les initiales H. M. (HamletMaschine) sont peut-être aussi celles de l’auteur, Heiner Müller, qui d’ailleurs le reconnaît aisément : « Dann gab es noch dieses Stück, für das ich noch keinen Titel hatte, und weil ich irgendeine Illustration aus einem Band von Duchamp drin haben wollte, ergab sich automatisch der Titel HAMLETMASCHINE. Das wurde dann so interpretiert : HamletMaschine = H. M. = Heiner Müller. Diese Auffassung habe ich mit Sorgfalt verbreitet. » (Gesammelte Irrtümer 1, p.115)(2). Mais cette identité est fluctuante : au « J’étais Hamlet » de l’acte 1 répond le « Je ne suis pas Hamlet » de l’acte 4. L’auteur – personnage – interprète parfois se dissocie en entités indépendantes, un peu comme un pays se désagrège puis tente de se recomposer.

   La pièce, d’une brièveté incisive, se caractérise d’abord par la langue employée : un flux de paroles, apparemment ponctué de manière traditionnelle, mais dans lequel de subtiles nuances apparaissent. Par exemple, les questions n’en sont pas toujours. « Que me veux-tu. » « N’as-tu pas de sang sur tes chaussures. » Le point se substituant à la ponctuation interrogative indique que la question doit être posée, mais qu’elle ne peut avoir de réponse. Elle n’ouvre ni dialogue, ni réelle réflexion, mais existe comme pour signaler un manque, un vide, une absence, une impossibilité d’être au monde. D’autre part, si Heiner Müller désire que sa pièce soit lue comme une pièce classique (« Sie können den Text der HAMLETMASCHINE als fünfaktiges Stück lesen, ganz klassisch in der Dramaturgie. Jedes Stück ist, wenn es theaterwirksam ist, nichts anderes als die Beschreibung einer Orgasmuskurve (…)”)(3).  En effet, le texte se construit en cinq parties designees chacune par un titre qui crée une identification possible entre l’histoire d’Hamlet et celle de l’Europe d’après-guerre :
1.       « Album de famille ». Lors des funérailles de Polonius, Hamlet, seul en scène, s’adresse successivement à tous ceux qui prennent part à son destin : Polonius, Horatio, sa mère (dont il évoque le viol à venir), et Ophélie (« Laisse-moi manger ton cœur qui pleure mes larmes, Ophélie », p. 72)
2.       « L’Europe de la femme », dont la figure centrale est Ophélie – non pas la fiancée, mais cet être qui veut mourir. Ophélie est ici l’image de la destruction de soi, qui serait comme une destruction du monde.
3.       « Scherzo », qui s’ouvre sur une longue didascalie-invocation de la mort : « Université des morts. Chuchotements et murmures. De leurs pierres tombales (chaires) les philosophes morts lancent leurs livres sur Hamlet. Galerie des femmes mortes. La femme à la corde La femme aux veines ouvertes, etc. Hamlet les contemple dans l’attitude d’un visiteur de musée (de théâtre). Les femmes mortes lui arrachent ses vêtements. D’un cercueil dressé portant l’inscription HAMLET 1 sortent Claudius et, vêtue et maquillée en putain, Ophélie. Strip-tease d’Ophélie » (p. 73). Dans une ultime et désespérée tentative de se reconstruire, Hamlet essaie de s’approprier l’identité d’Ophélie, dont la pureté originelle n’est même plus un souvenir. Ce transfert aboutit à la constitution d’un couple improbable, celui d’Hamlet et d’Horatio, dans une grotesque parodie d’idylle romantique sous l’égide d’une « madone au cancer du sein ». Tout est pourri dans ce royaume de Danemark, miroir d’une Europe en décomposition, privée même des ressources de la philosophie.
4.       « Peste à BUDA bataille pour le Groenland ». Cette délocalisation fondée à la fois sur un jeu de mots bouffon et sur une localisation hasardeuses signale l’impossibilité de s’inscrire dans un espace, l’idée de stabilité ayant déjà été mise à mal dans l’acte précédent par les mouvements de la balançoire qui abrite les ébats de Hamlet et d’Horatio, et par leur danse comique. Heiner Müller insiste d’ailleurs sur l’aspect comique de la pièce : « Wenn man die HAMLETMASCHINE nicht als Komödie begreift, muss man mit dem Stück scheitern. »(4). Ainsi, la tragédie et la comédie grinçante (comédie désespérée, regard à la fois engagé et distancié) se trouvent associées dans cette exposition d’un monde  voué au chaos et que rien ne peut reconstruire.  Cet acte est aussi celui de l’échec de l’histoire / Histoire, les monuments érigés par les hommes (tombeaux, statues) abolissant toute dynamique. « L’espérance ne s’est pas réalisée », la révolution a échoué, rendant impossible toute autre tentative. Se dessine ainsi une opposition entre deux mondes, l’un où la Révolution a échoué, semant partout des cadavres, l’autre placé sous le signe d’un capitalisme triomphant, le monde des humiliés et des lâches. Le regard de Heiner Müller est amer, désabusé, mettant dos à dos les deux systèmes auxquels il a été confronté, celui de l’Ouest qui s’est dissous dans le nazisme de son enfance, et cet Est qui, finalement,  lui apparaît dans toutes ses erreurs. Le mouvement s’est fracassé contre l’inertie, brisant tout espoir. L’échec de la révolution porte en elle celui de toutes les révolutions à venir…Aucune dynamique ne peut exister dans cette débâcle de l’Histoire. Le vocabulaire de la destruction marque toute la pièce, et en particulier cet acte. Destruction revendiquée par l’auteur : « Mein Hauptinteresse beim Stückschreiben ist es, Dinge zu zerstören. Dreissig Jahre lang war Hamlet eine Obsession für mich, also schrieb ich einen kurzen Text, HAMLETMASCHINE, mit dem ich versuchte, Hamlet zu zerstören. Die deutsche Geschichte war eine andere Obsession, und ich habe versucht, diese Obsession zu zerstören, diesen ganzen Komplex. Ich glaube, mein starker Impuls ist der, Dinge bis auf ihr Skelett zu reduzieren, ihr Fleisch und ihre Oberfläche herunterzureissen. Dann ist man mit ihnen fertig.” (5)
Le spectateur est associé à ce mouvement destructeur par le dédoublement de l’acteur : “Je me vois”, “je ne joue plus de rôle »… Le spectateur, ainsi, peut se projeter dans tous les personnages, dans les éléments du décor, même. Explosion / implosion, éclatement qui aboutit à une fragmentation de soi et du monde, les morceaux éparpillés se mêlant dans un puzzle insoluble, toute tentative de reconstruction étant vouée à l’échec jusqu’à la Nausée (terme récurrent dans ce passage où il s’inscrit comme une invocation). Ce motif n’est pas étranger à la littérature, que Müller s’approprie, l’idée du crime et du châtiment creusant son empreinte dans le texte, le crâne fracassé de Polonius (ici, il n’est pas question de poison dans l’oreille, la violence ne prend pas ces allures raffinées) se reflétant dans le miroir dostoïevskien de la lame de cette « hache pour l’unique crâne de l’usurière ».
5.       « Furieuse attente / Dans l’armure terrible / Des millénaires » : la pièce s’achève sur l’idée d’une apocalypse, vision de laquelle se détache Ophélie, la femme. Toute promesse de naissance est niée : la jeune femme rejetant avec violence l’idée de donner la vie. « Je rejette toute la semence que j’ai reçue. Je change le lait de mes seins en poison mortel. Je reprends le monde auquel j’ai donné naissance (…) ». Ophélie s’est muée en Electre, figure du deuil et de la vengeance. Et l’image finale est celle d’une matrice stérile qui l’emprisonne…

   L’humanité – terme à prendre dans son sens large, mais aussi dans son usage politique – n’a plus d’espoir. Marx, Lénine et Mao apparaissent brièvement dans la pièce, incapables de finir cette phrase qui pourrait ressusciter l’espoir : « IL FAUT BOULEVERSER TOUS LES RAPPORTS DANS LESQUELS LES HOMMES… ». Quelle possibilité reste-t-il à Hamlet – à l’homme ? Ne devenir plus qu’un corps, une machine, se priver volontairement de toute pensée, car toute pensée est douloureuse – ce que signalaient déjà les philosophes morts jetant leurs livres sur Hamlet. « Mon cerveau est une cicatrice », dit-il lors de sa dernière apparition. L’humour ou la distance ironique introduites par Heiner Müller dans le texte intensifient paradoxalement la tragédie : l’homme n’a même plus la possibilité de se livrer au désespoir. Il ne peut plus que rire de son sort…
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Heiner Müller, Hamlet-machine (Les Editions de Minuit, 1985, traduction Jean Jourdheuil)
                       Gesammelte Irrtümer 1 - Interviews und Gespräche, Verlag der Autoren, 1986)

Et un lien vers une video (le monologue d'Ophélie / Electre) avec Einstürzenden Neubauten pour la bande son...
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Notes:
(1) L'art est la maladie avec laquelle nous vivons.
(2) Il restait encore cette pièce pour laquelle je n'avais pas encore de titre, et comme je voulais y faire figurer n'importe quelle illustration d'un volume de Duchamp, le titre, Hamlet-machine, s'est présenté à moi automatiquement. Voilà comment il a été interprété : Hamlet-machine = H.M. = Heiner Müller. J'ai scrupuleusement répandu cette interprétation.
(3) Hamlet-machine peut être lue comme une pièce en cinq actes, d'une conception dramaturgique tout à fait classique. Toute pièce d'une véritable valeur théâtrale se conçoit comme la montée d'un orgasme.
(4) Si l'on ne comprend pas que la pièce est une comédie, c'est qu'elle doit être un naufrage.
(5) Ce qui m'intéresse le plus, lorsque j'écris une pièce, c'est de détruire des choses. Pendant trente ans j'ai été obsédé par Hamlet : j'ai donc écrit un court texte, Hamlet-machine, pour essayer de détruire Hamlet. L'une de mes autres obsessions était l'histoire de l'Allemagne : j'ai essayé de détruire toute cette obsession, ce complexe. Je crois que ce qui me fait agir, c'est de réduire les choses à leur squelette, d'arracher leur chair, de les dépouiller de leur surface. C'est ainsi qu'on en finit avec elles.

PS : je suis désolée d'infliger ces calamiteuses traductions à mes éventuels lecteurs - il se trouve que ces entretiens n'ont pas encore été traduits en français (pas à ma connaissance, en tout cas), et que j'ai dû procéder moi-même à ce massacre.
PPS: merci à M. pour sa relecture et ses observations constructives... et pour m'avoir permis de lire ces entretiens de Heiner Müller, dont je recommande la lecture à tous (c'est profond, drôle, désespéré, méchant, intelligent... c'est du Müller, quoi!)

dimanche 13 juin 2010

Guantanamo : une interview de Frank Smith


Lire Guantanamo est une expérience humaine tout autant que littéraire, qui invite à un questionnement de chaque instant : comment, à partir de la froideur de documents officiels divulgués sans empressement par les autorités américaines, dans l'anonymat d'interrogatoires aux protagonistes sans visage, reconstituer le non-dit, le discours que sous-tendent des rapports de force justifiés, pour les vainqueurs, par cette "war on terror" initiée par George W. Bush - rapports subis par des coupables et des innocents, des victimes et des manipulateurs - tous, quel que soit leur camp, captifs d'attitudes monolithiques qui les dépassent? Comment, et la question est lancinante, imaginer la naissance d'une oeuvre poétique à partir de telles données? 
Guantanamo est une oeuvre qui sonde profondément la relation qui s'instaure entre littérature et réalité, mais qui ouvre aussi la voie à une introspection qui associe la genèse du livre à sa réception par le lecteur...

Frank Smith a eu la gentillesse de bien vouloir répondre avec bienveillance et précision à quelques-unes des questions qu'a suscitées en moi la lecture de ce livre intense et détaché à la fois, mais dont les traces s'inscrivent profondément en  celui qui s'y engage. Je le remercie de tout coeur d'avoir accepté de m'accorder cet entretien à distance.

Par quel chemin avez-vous été conduit à vous intéresser aux documents livrés par le Pentagone, ces trois cent dix-sept procès-verbaux d’interrogatoires de détenus sur la base américaine de Guantanamo ?
F.S. : Le 23 janvier 2006, à la suite d'une plainte déposée par l'agence Associated Press et fondée sur le Freedom of Information Act - la loi qui permet à tout citoyen américain d'exiger et d'obtenir la publication de documents officiels -, le juge fédéral de New York, Jed Rakoff, ordonnait au Pentagone de dévoiler l'identité de centaines de détenus de la base de Guantanamo. Un mois plus tard, le département de la Défense décidait de ne pas faire appel et d'appliquer la décision. C'est ainsi qu'a été obtenu du FBI un mémorandum confidentiel sur l'utilisation de méthode d'interrogatoires musclée contre les terroristes présumés. En deux ans de procédure judiciaire contre l'administration de Washington, plus de 90 000 pages de documents administratifs concernant les centres de détention en dehors du territoire américain ont ainsi été rendus publiques.
Informé par la presse, je suis allé voir de plus près, et ai examiné cette matière tenue secrète jusqu'alors, devenue accessible au monde entier du jour au lendemain.

Vous aviez déjà utilisé ces interrogatoires dans le cadre d’une création radiophonique originale. Quelles différences essentielles existe-t-il, à votre avis, entre la manière dont l’œuvre sonore peut avoir été reçue par les auditeurs, et l’effet que votre livre peut produire sur le lecteur ? L’onde créée par le son qui incarne en quelque sorte la parole du détenu ne vous semblait-elle pas, au départ, davantage susceptible de transmettre une émotion ? Pourquoi ce besoin d’y revenir?
F.S. : Je me suis englué dans ces milliers de pages. J'ai ramassé et sélectionné quelques interrogatoires, dans l'état, et les ai fait dire par plusieurs comédiens de la manière la plus brute possible, in extenso, pour présenter un programme d'une heure dans le cadre de l'Atelier de création radiophonique, que je coordonne à France Culture. Ce travail a été diffusé le 30 avril 2006. Chaque témoignage était pris en charge par une voix et une seule, il n'y a pas de distinction vocale entre le questionneur et le questionné. Au milieu des récits, viennent s'insérer des bribes de compositions musicales électroacoustiques signées Bernard Fort, une série de pas qui crissent et s'enfoncent lentement dans la neige. L'idée était de faire connaître, montrer et faire entendre ces documents et d'en traverser la matière-même, rien de plus. De rendre publique cette documentation à l'origine confidentielle en minimisant les effets, les intentions. La délivrer sans qu'une intonation, sans qu'un sentiment viennent s'interposer.
Sans doute l'émotion soulève-t-elle parce que les textes sont portés par des voix. Le travail d'écriture, entamé après la réalisation radiophonique, avait, lui, pour but de présenter l'objet de la parole, de donner (et non faire) sensation en restant réticent vis à vis de l'émotion. Je voulais me méfier des effets encore plus. Paradoxalement, par le passage à l'écrit je pensais pouvoir gagner aussi en force. Ce qui est compliqué dans toute activité, c'est l'équilibre entre la force et l'espace dans lequel on intervient. Comme le dit le général Giap, connu pour être le vainqueur de la bataille de Dien Bien Phu qui a sonné la défaite et le départ des Français d'Indochine : plus on prend de l'espace, plus on perd sa force. Je voulais ne pas trop en faire pour garder la force. C'est aussi lié à des questions de vitesse, me semble-t-il. A la radio, la vitesse par le rythme des voix qui rayonnent n'est pas de la même grandeur que celle propre à l'écriture, qui, quant à elle, mesure le rapport d'une évolution au temps différente, davantage en phase avec la pulsion intérieure. Curieusement, il y a encore dans le son du programme radiophonique beaucoup de visible, que j'ai tenu à faire disparaître dans la matière écrite du livre pour laquelle j'ai fait le vœu de pauvreté.

Vous avez adopté une forme de neutralité insistante, qui, pourtant, installe un espace d’inquiétude, dans lequel la parole dépossédée d’identité est réduite à elle-même. Comment, par exemple, en êtes-vous venu à cette lancinante alternance de voix anonymes et sans timbre ? Vous auriez pu choisir, puisque vous revendiquez votre œuvre comme une fiction, de donner un visage, un passé, une famille à ces détenus….
F.S. : Des hommes et des femmes parlent. Voilà le point de départ de ce texte. J'ai essayé en effet de délimiter et mettre en place un espace neutre en ménageant une distance sans laquelle aucune tentative d'élucidation ne saurait être possible. De ces paroles, je me suis saisi en travaillant sur le moins, le négatif, en ôtant, en gommant, en retirant toute substance métaphorique. Pas d'idées sinon dans les choses, selon l'axiome de William Carlos Williams, que j'ai placé en exergue du livre. Qui peut le moins donne le plus. C'est une opération de soustraction qui a aussi eu lieu là. Soustraire b de a (calculer a − b) c'est trouver le nombre qui complèterait b pour donner a. On combine deux ou plusieurs grandeurs du même type pour donner un seul nombre, appelé la différence. C'est cette différence que je voulais atteindre. Ce n'est pas pour faire joli - souci esthétique. Ce n'est pas non plus pour faire puissant - souci moral. C'est pour gagner en lisibilité, en tension et en force. L'anecdote, le contexte ne m'intéressent pas. Des fictions, notamment au cinéma, ont été réalisées à partir du témoignage de détenus de Guantanamo : le résultat est saisissant de sensationnalisme, donc suspect. Ce que je voulais approcher par l'écriture, c'est l'irréductible, la part humaine dans l'homme. Ce qui reste d'humain quand l'humain a disparu. Ce que j'ai cru comprendre du concept de thisisness que théorise Julia Kristeva, c'est la singularité de chacun, le point de l'irréductible, le réel de notre singularité quelconque. Ce qui fait qu'on est Un, à un endroit et en un temps donnés, ce quelqu'un-là. Chacun est une question posée. Avec le vertige qu'elle fait trembler, cette question, et en même temps la force qu'elle déploie. C'est peut-être ce que j'aurais essayé d'aborder avec Guantanamo, poser le questionnement de l'humain, de l'irréductible humain dans l'homme, quand l'homme est contraint par l'homme à ne plus être un homme.

Votre œuvre, pourtant, n’est pas une poétisation du réel, elle en est une transcription poétique, ce qui est différent. En quoi, selon vous, la distance instaurée par le langage entre la réalité et ce que l’on pourrait considérer comme une translittération permet-elle l’éclosion de la vérité (ou d’une vérité) ?
F.S. : Oui, la poétisation du réel, c'est l'enjoliveur. C'est casser le toit de la bagnole pour en faire une décapotable. Je ne peux pas, cela. Ce qui me semble important, ce n'est certes pas de faire beau, de toucher avec des mots dans les phrases les petits oiseaux, le ciel bleu et la mer qui varie, mais au contraire se concentrer sur l'objet qui est dit, présenter cet objet en sachant que l'émotion est en quelque sorte consubstantielle à la forme du poème. Transcription, copiage, recopiage, répétition. Et répéter ce n'est pas radoter ni ressasser. Ce sont les mêmes mots, les mêmes phrases, et pourtant ce ne sont pas les mêmes énoncés. En biologie, la transcription mène à la traduction, dans le champ des adn d'enzymes. On ne serait pas loin de cela, n'est-ce pas ? J'ai tenté d'adopter une démarche objectiviste, sur les traces du poète américain Charles Reznikoff. Ce travail veut interroger les rapports entre les énoncés et vient les déplacer, les agencer, les questionner afin de mettre en lumière des liens restés inapparents et inopérants jusque-là. Ces liaisons sont à distinguer de l'effet de la métaphore qui a pu historiquement dériver en un processus d'intensification imagée du réel, tandis que l'objectivisme est le dévoilement dans le réel objectif de connexions inaperçues - cachées volontairement ?
L'objectivisation du réel dans son souci de dévoilement ne serait-elle pas en phase avec l'énonciation de la vérité ? La vérité dans ce texte passerait par le récitatif qu'il devient.

Vous êtes-vous assigné une mission en entreprenant l’écriture de Guantanamo ? Pensez-vous (comme je le crois) que votre livre puisse avoir une portée politique ? Et d’ailleurs, est-ce pour vous la fonction de la littérature ?
F.S. : Je ne me suis pas assigné une mission en particulier. Je crois vouloir être présent aux choses du monde qui m'entoure et dont je fais partie. L'art au présent et l'art du présent. Pas d'esthétisme documentaire, ni de revendication spectaculaire, non. De la grammaire, de la ponctuation, avant toute chose, oui. Et dans cette affirmation, je veux bien prendre le risque de me présenter comme un poetic war reporter.

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Je tiens aussi à vous signaler un article remarquable sur Guantanamo, publié hier par Marcel Inhoff sur son site Shigekuni, sans doute la meilleure chronique publiée sur ce livre depuis sa sortie (l'article est en anglais)

jeudi 27 mai 2010

Frank Smith, Guantanamo



« Unscrew the locks from the doors !
Unscrew the doors themselves from their jambs !
Whoever degrades another degrades me,
And whatever is done or said returns at last to me . »
                     Walt Whitman, Songs of myself, XXIV

« Qu’est-ce que c’est, témoigner ? / Quand est-ce que je vais prêter serment ? / C’est le papier qui porte mon accord ou mon consentement ? / C’est celui qui a été fait avec le représentant personnel ? / C’est aussi celui du représentant personnel ? / Cela ne vous dérange pas ? Dois-je me lever ?
Je vous dirai bientôt quand il faudra prêter serment. / Oui. / Nous allons l’examiner dans une seconde. / Y a-t-il des informations que vous voudriez présenter ? / Voulez-vous prononcer votre déclaration sous serment ? / Non. / Oui, c’est ce que nous voudrions. / Non, ce n’est pas nécessaire.
                       Frank Smith, Guantanamo

   La base américaine de Guantanamo est utilisée comme prison depuis 1991, pour  accueillir d’abord des réfugiés haïtiens fuyant le coup d’état de Jean-Bertrand Aristide, puis pour contenir des centaines de Cubains souhaitant émigrer vers les Etats-Unis (certains d’entre eux, porteurs du virus HIV,  y demeurèrent jusqu’en 1995). Le destin de ce lieu est aujourd’hui universellement connu : en 2002, des prisonniers en provenance de Kandahar y furent incarcérés dans le cadre de la « guerre contre la terreur » mise en œuvre par George W. Bush. Depuis, elle est devenue tristement célèbre. Ses cages ne s’ouvrent que très rarement ; peu de prisonniers en sont sortis, et parmi eux, rares sont ceux qui ont accepté de briser la loi du silence.
   La littérature s’interroge constamment sur le réel, sur la relation subtile et complexe qu’elle entretient avec le monde, source de création revendiquée ou, au contraire, évacuée de l’œuvre au nom de la toute-puissante imagination. En choisissant la base de Guantanamo, prison contestée, symbole de l’omnipotence américaine, Frank Smith, poète, « auteur, avec des mots, avec des images, avec du son »,  aurait pu quitter la voie de la littérature pour celle du témoignage. Or, ce texte puissant déborde les contours incertains de la réalité pour occuper un espace beaucoup plus arachnéen, celui de la poésie…  Les vingt-neuf chapitres de son livre, vingt-neufs dialogues entre détenus et enquêteurs, tissent en effet un délicat entrelacs de mots dont, peut-être, surgira la vérité.

   Face à la parole monolithique des autorités américaines se présente une mosaïque de discours : prisonniers Afghans, Pakistanais, Ouzbeks, Yéménites subissent inlassablement un déluge de questions impassibles, répétitives, comme à distance. La parole ici constitue le seul vecteur possible de la vérité. L’éloignement, le confinement dans cet espace îlien, double forteresse cernée à la fois par des murs et par les flots de la mer des Antilles et de l’océan atlantique, rendent impossible tout recours à la preuve. Or, cette parole n’est jamais directe puisque soumise à la traduction et à l’interprétation.
   Guantanamo, litanie, chapelet d’interrogatoires qui s’enchaînent les uns aux autres dans de subtiles variations, dessine un monde étrange, instable, dans lequel aucune lumière n’est possible. Les réponses succèdent aux questions, immuablement, subissant de légères oscillations, créant un entrecroisement de fils incapables de se nouer, se défaisant sous la plus faible traction. Les mots ne peuvent unir ; les discours se superposent sans jamais s’effleurer, ouvrant un abîme d’incompréhension. La voix américaine, toujours polie mais d’une implacable neutralité, irrespectueuse dans cette courtoisie même, cette froideur calculée, tente de briser toute tentative d’intimité. L’accusé, lui, tente parfois d’apitoyer son interlocuteur, d’introduire dans ce dialogue  une forme d’humanité, avec les armes des vaincus : la pitié, l’obséquiosité, et, parfois, une agressivité – qui ne se libère jamais totalement.
« Question : Pourriez-vous nous dire ce que nous auraient rapporté vos témoins s’ils avaient pu venir ? En premier lieu votre frère Q.K., si c’est avec lui que vous avez été arrêté ?
Réponse : Oui, c’est avec lui. Il a été arrêté, puis libéré.
Question : Que nous aurait-il dit concernant votre détention qui puisse aider ce tribunal ?
Réponse : Il vous aurait dit que je suis un homme pauvre, que je suis kuchi et que je n’ai jamais rien fait de mal dans ma vie.
Question : Et votre cousin M. ?
Réponse : Il vous aurait dit la même chose, que je suis un homme pauvre, que je suis kuchi et que je n’ai  jamais rien fait de mal de ma vie.
Question : Qui vous a capturé ?
Réponse : Des militaires afghans.
Question : Lorsqu’ils vous ont capturé, étiez-vous armés ?
Réponse : Non.
Question : Est-ce que vous aviez un appareil photo, ou eu accès à quelqu’un qui détenait un appareil photo ?
Réponse : Je ne sais pas ce que c’est un appareil photo (…) ». (p.83-84)
   La parole, ainsi, est prisonnière d’un jeu aux règles truquées, régies par la loi du plus puissant, le riche, celui qui est dans son bon droit… Deux conceptions du monde s’affrontent, incapables de se rejoindre, dans une séparation inéluctable. Des scènes ancestrales semblent se rejouer ici, où la maîtrise du langage devient gage de pouvoir, comme chez ces Grecs de l’Antiquité dont Philoctète craignait la parole menteuse. Le rapport au langage qui se construit dans l’œuvre de Frank Smith puise ses racines au cœur d’un univers inexprimable. Cette question semble le hanter : « On perçoit par intermittences un langage lourd de ce qu’on ne connaît pas vraiment » (Frank Smith, Dans Los Angeles).  Le détenu  de Guantanamo a été transporté (déporté ?) dans un monde dont les clés ne lui sont pas offertes. Or, si le rapport au monde s’exprime par les mots, comme inscrire dans ce monde sa vérité ? On pense à la lumineuse analyse du langage humain produite par Walter Benjamin : « Autrement dit, l’homme communique sa propre essence spirituelle dans le langage. Or, le langage humain parle dans des mots. Par conséquent, l’homme communique sa propre essence spirituelle (autant qu’elle est communicable) en nommant toutes les autres choses. »  Si on lui demande de nommer l’innommable, ou si ce que l’on nomme devant lui n’existe pas dans son monde, comment l’homme peut-il espérer être reconnu en tant qu’humain ? Son âme est niée, le reléguant au rang d’objet – il est celui qui ne sert qu’une cause, celle du vainqueur. La maîtrise du langage confère la force ; son insuffisance est la plus grande des faiblesses. « L’homme est offert, livré par son langage, trahi par une vérité formelle qui échappe à ses mensonges intéressés ou généreux. La diversité des langages fonctionne dans une Nécessité, et c’est pour cela qu’elle fonde un tragique », écrit Roland Barthes. Le langage, force des uns et faiblesse des autres, initie le rapport qui se joue. L’œuvre de Frank Smith touche à l’intangible, créant, par l’ouverture d’un espace poétique, une magnifique réflexion sur la liberté ou la sujétion immanentes au langage, dont le pouvoir est de distribuer les rôles dans ce War Game désespéré et aux conséquences désastreuse, puisqu’ici, au lieu d’unir, les mots séparent, désagrègent, anéantissent… 

Frank Smith, Guantanamo, Editions du Seuil, collection "Fiction et Cie", avril 2010
Walter Benjamin, "Sur le langage en général et sur le langage humain", lettre à Gershom Scholem, 1916, in Oeuvres I, Folio, 2000
Roland Barthes, "L'écriture ou la parole", in Le degré zéro de l'écriture, Seuil, 1972.

  
  

jeudi 20 mai 2010

Caro diario (cher journal) : Moretti et le paradoxe de l'intime au cinéma


   Un film est toujours un voyage, une projection de soi dans une image qui happe le spectateur dans un univers étranger mais qui devient sien si la magie opère. « Image » / « magie », lettres qui se mélangent pour fusionner en chaque spectateur, tourbillon qui, un moment, s’empare de son entière attention, créant  une fascination qui, parfois, tient de l’hypnose. Ce périple, bien qu’orienté (la caméra se substituant au regard de chacun), s’enrichit de l’expérience vécue, de la mémoire, de la fantaisie de celui qui a accepté cette invitation. Un art qui semble bien éloigné de la réalité, même si celle-ci en constitue parfois le point de départ, l’origine revendiquée.
   Le cinéma de Nanni Moretti se nourrit de son vécu. La technè, dans son œuvre, se soumet à la vie, vise à une sorte de translittération où l’image travaillée, mise en scène, serait un miroir (orienté, certes) de l’existence. Caro diario, sorti en 1993, ouvre la voie à un cinéma de la vie qui ne serait pas un cinéma-vérité. Le film est d’une étonnante fluidité ; la caméra s’adapte au mouvement constant de son protagoniste, l’auteur lui-même, qui tente de retracer un périple intérieur à la fois léger et douloureux. Elle suit Nanni Moretti, réalisateur et acteur rejouant un moment-clé de son existence, dans les rues de Rome sur sa Vespa, errance joyeuse et musicale, puis d’île en île, à bord d’un ferry qui relie Lipari à Salina, Alicudi à Stromboli, pour nous ramener enfin à Rome.
   Le triptyque s’ouvre ainsi sur une longue promenade estivale dans les rues presque désertes de la ville éternelle écrasée de soleil et un peu en sommeil, mais animée par l’enthousiasme de Moretti, qui aime sa ville dont il fait découvrir des zones méconnues, des quartiers ignorés par les touristes : Garbatella, Stadio Olimpico… autant de lieux auxquels il confère une âme qui se teinte de souvenirs, de rêves, de projets. Quelques haltes, courtes mais intenses, donnent à Moretti l’occasion de s’adresser à des inconnus – ou alors au spectateur lui-même, qui est pris à témoin, convié à s’associer à cette chaleureuse balade. Des rencontres qui inscrivent également dans le film le thème du cinéma, mise en abyme drôle et délicate – visite de nuit à un critique de cinéma qui a incité ses lecteurs à aller voir Henry : Portrait of a serial killer ; rencontre avec Jennifer Beals, l’héroïne de Flashdance (une scène hilarante montre Moretti s’invitant dans un orchestre de musique latino-américaine) … La fin de cette première partie, pourtant, apporte de la gravité au film : le cinéaste, toujours sur sa Vespa, se rend sur les lieux de l’assassinat de Pier Paolo Pasolini ; la bande-son, elle aussi, devient plus nostalgique avec le Köln Konzert de Keith Jarrett. Cette plage d’Ostie évoque plutôt un terrain vague que le soleil ne peut égayer.
   La seconde partie du film nous transporte sur un bateau reliant les îles éoliennes, d’abord Lipari où le cinéaste a décidé de s’installer chez un ami pour travailler. Mais le rêve de calme est fracassé par la réalité bruyante de la petite ville beaucoup plus animée que Rome ! Les deux hommes entreprennent alors un voyage dont les buts successifs se dérobent, les contraignant à reprendre la mer – seul endroit où, finalement, Moretti trouve la tranquillité qu’il recherche. Malgré l’impossibilité du succès de la quête, l’humour permet un recul qui tient à distance l’angoisse du créateur. Gerardo, l’ami intellectuel qui s’est isolé pour échapper aux sollicitations de la société, emprunte en s’éloignant un itinéraire paradoxal qui le ramène à la civilisation par le biais de la …telenovela et du soap opera ! Au sommet du Stromboli, ignorant la beauté du lieu, il oblige Nanni Moretti à poursuivre un groupe de touristes américains pour s’informer des développements de l’intrigue d’Amour, Gloire et Beauté.  Le récit d’un échec, donc, aucun des deux hommes n’ayant trouvé ce qu’il cherchait dans ce voyage aléatoire qui ressemble à une fuite.
   Puis c’est le retour à Rome, pour une nouvelle méditation qui éclairera – peut-être – toutes les autres. Cet homme qui se cherche en se fuyant est habité par l’angoisse. Des symptômes qu’aucun médecin ne parvient à comprendre le poussent à aller de cabinet en centre médical, d’un réputé professeur de médecine à un praticien chinois ; mais ce prurit semble impossible à calmer, démangeaisons incessantes attribuées à différentes causes dont aucune ne se révèle la bonne. Le voyage ici devient intérieur, il s’incorpore, s’incarne ; la liberté et la légèreté des deux précédents épisodes se muent en inquiétude. Le cinéaste ne se filme plus que dans des lieux clos, la pénombre s’installe au-dedans (et le soleil, à l’extérieur, ne promet plus rien, n’illumine plus cet itinéraire qui a perdu sa gaité). Cependant, la difficulté de Moretti à porter à l’écran ce moment douloureux est sensible, et l’image finale n’est pas une réussite… Le voyage s’achève, mais, malgré la crainte et la souffrance, la vie continue ; malheureusement, le moyen choisi par Moretti pour illustrer cet espoir est un peu mélodramatique, arrêt sur image et guimauve italienne… Dommage ! Pourtant, j’aime ce film humain, subtil, pont jeté entre un réalisateur et son spectateur à qui il confie, en somme, un peu du secret de sa vie.

Voici un lien vers une scène du film...