Dans le numéro 2 de la revue La Moitié du Fourbi, je me suis
intéressée à un beau roman d’Aharon Appelfeld, Le garçon qui voulait dormir, texte qui interroge le rapport à la
langue maternelle, qui est aussi celle des oppresseurs sanguinaires, et qui
doit s’effacer dans la construction d’une identité nouvelle, en une amnésie
subie puis acceptée malgré le déchirement profond qu’elle provoque.
Voici d’abord un paragraphe de l’article
écrit pour l’occasion, puis un chapitre de l’œuvre d’Appelfeld.
De la Bucovine à l’horreur
organisée
Il est des terres magiques dans lesquelles
les mots se font chair, onguent, blessure, seules bouée de sauvetage ou au
contraire plombs qui entraîneraient irrémédiablement vers le fond. Le nom de Czernowicz,
autre fois Cernăuţi, aujourd’hui Чернівці (Tchernivtsi), résonne comme
celui d’une cité peuplée de fantômes mais abandonnée par une multitude d’esprits.
Rose Ausländer, Paul Celan, Aharon Appelfeld y sont nés : autant de voix
singulières surgies d’un même espace, ayant essaimé dans l’Europe entière,
ayant abandonné, transformé, préservé leur langue originelle, celle-là même qu’avaient
torturée les bourreaux. Tous ou presque ont connu cette déflagration. Une
victime peut-elle continuer à parler la langue de son tortionnaire ? Ce
langage natif conserve-t-il ses vertus protectrices, rassurantes, apaisantes ?
Les berceuses d’une maman peuvent-elles faire usage des mêmes mots que les
ordres hurlés par les kapos ? La territorialisation de l’horreur incite
certains à se demander si la littérature, quintessence du langage, a encore sa
place ; cette interrogation cruciale s’expose avec acuité dans ces mots
célèbres de Theodor Adorno (qui a pourtant décidé de revenir en Allemagne après
la guerre) : « La critique de la culture se voit confrontée au
dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème
après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui
explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. »
Cependant, face à ces questions lancinantes, chacun sélectionne sa réponse. Les
écrivains de Czernowicz se distinguent
les uns des autres par l’attitude qu’ils adoptent face à la langue, nuancée par
l’instabilité d’une Europe meurtrie.
Traverser la grande Catastrophe et y survivre suppose, outre le courage
et peut-être la chance, une intelligence du monde, un sens du vivant, une
capacité à faire des choix exceptionnels. La vie de Rose Ausländer s’est
achevée à Düsseldorf, ville qu’elle avait élue pour y passer le reste de ses
jours ; Paul Celan s’est jeté dans la Seine depuis le pont Mirabeau, (semble-t-il)
le 20 avril 1970, à 49 ans. Aharon Appelfeld, lui, ne s’est pas encore mué en
esprit immatériel, mais entre Czernowicz et lui s’est ouvert un gouffre que
seule la mémoire put franchir. S’il n’a pas élu comme d’autres la poésie comme
exclusif moyen d’expression, l’écriture l’accompagne dans une démarche complexe
de séparation ou d’abandon, mais aussi de reconstruction forcée. Rose Ausländer
n’a pas renié sa langue maternelle. Il lui arrivait pourtant d’écrire en
anglais. Paul Celan a décidé de ne pas oublier l’allemand, mais de fondre cette
langue aimée et haïe en un miroir du monde – il l’a judaïsée pour mieux se l’approprier.
Les mots triturés, torturés, disloqués, reconstruits, bâtissent dans sa poésie
un univers en creux et en pleins, marqué par l’absence physique, le deuil,
rempli par la mémoire aux vertus hypnotiques, où le pavot s’allie à l’anamnèse,
où le vent efface la trace du sable des urnes mais pas le souvenir – impossible
absence, souffrance permanente et insidieuse qui se cache qui se cache même lorsqu’elle
semble s’estomper… La mémoire ronge. Les mots la perpétuent, qu’on les malmène
ou non. Celan s’oblige à subir ce mal qu’il n’a pas voulu pour les siens,
auquel il a pu échapper, mais qui l’a rattrapé dans la culpabilité du
survivant.
« […] Nous étions. Nous sommes.
Nous ne faisons qu’une chair avec la nuit.
Dans les couloirs, les couloirs. »
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6
Notre activité était constante et
soutenue. Je pensais parfois que ce programme de formation avait pour but de
nous métamorphoser, jusqu’au jour où l’on dirait de nous : « Voyez,
ils ont été formés par Efraïm. » Cet homme n’impressionnait ni par sa
stature ni par l’expression de son visage, et m’apparaissait comme un militaire
terne qui entraînait ses subordonnés de manière intelligente. Il ne criait
jamais, ne s’énervait pas, c’était même un homme laconique, mais au regard
déterminé. Il se reposait la nuit près du feu et fredonnait des mélodies
entêtantes.
Après le rassemblement du matin, nous
courions tous en criant en hébreu : « A comme abri, B comme bâtiment,
C comme couverture, D comme dortoir, E comme énorme », été chaque jour,
nous ajoutions des mots nouveaux. Les mots que j’ai appris sur cette plage sont
reliés pour moi à la mer. Chaque fois que je prononce le mot « tente »,
je revois la toile tendue avec l’aide de mon camarade Marc, et les pieux qui
refusaient de s’enfoncer dans le sable. Le bleu de la mer était si intense que
chaque mot nouveau se remplissait de cette eau avant d’être coulé en nous comme
du métal, par la brûlure du soleil.
Un soir, Efraïm revint sur cette nécessité
de relier la langue au corps. L’hébreu était une langue musclée qui ne
supportait ni faiblesse ni atermoiements. Chaque mot hébreu renforçait le
corps. Je ne comprenais pas comment cela opérait, mais les propos d’Efraïm
résonnaient comme des injonctions qu’il suffisait d’observer pour grandir comme
il le fallait, en étant doté d’une pensée claire et ordonnée.
Peu à peu, sans nous en apercevoir, nous
étions en train de nous séparer de tout ce qui était en nous : le ghetto,
les cachettes, les forêts.
Des rivages de Naples, ces lieux
semblaient éloignés, nimbés de brouillard, comme s’ils avaient perdu leur
terrible vitalité.
Le soir, après le rituel des chansons,
nous tombions de fatigue sur nos lits de camp. C’était pour moi un sommeil
différent, proche de celui de mon enfance à la maison.
Une nuit, ma mère me parla dans une langue
dont je connaissais les notes, les intonations et les silences. Sa voix coulait
en moi avec clarté mais il m’était difficile de lui répondre. Ma mère me
comprenait, à son habitude, et mettait cette confusion sur le compte de l’émotion,
un mot que je n’avais pas entendu depuis longtemps et qui me réjouit fort.
Après un long silence, elle s’inquiéta :
« Que t’est-il arrivé, mon chéri ? »
J’essayai d’articuler tout ce qui s’était
produit pendant les années où j’avais été loin d’elle, mais le seul mot que je
réussis à prononcer fut « maman », et ce mot lui procura une telle
joie qu’elle ignora mes difficultés d’élocution et arbora un visage rayonnant.
Je parvins enfin à lui révéler que j’avais
une nouvelle langue.
Elle me regarda avec stupéfaction et
répéta :
« Une nouvelle langue. »
J’ajoutai
que c’était une langue de la mer que l’on étudiait sur la plage et que l’on
mélangeait aux couleurs et odeurs des vagues.
Elle écarquilla les yeux.
« Mais pourquoi as-tu besoin d’une
langue de la mer ?
-
Je suis membre de la communauté des élus, dis-je,
surpris par cette phrase.
-
Et tu ne progresseras plus dans ta langue
maternelle ?
-
Ne t’inquiète pas, maman, Les Contes du Nord, que tu m’as lus tous les soirs avant le
coucher, existeront pour moi à jamais. Je me suis nourri de cette langue en ton
sein, mes os en sont encore imprégnés. »
Curieusement,
ma mère semblait en douter.
« Mais
pourquoi as-tu du mal à me parler ? »
La langue de la mer est une langue forte,
mais la langue maternelle est plus forte qu’elle, eus-je envie de lui dire,
sans conviction.
« Je t’ai donné tout ce que je
pouvais, ajouta ma mère, la voix étranglée. Il est possible que je me sois
trompée, j’étais une jeune femme sans expérience, mais je t’assure que mes
intentions étaient bonnes. S’il te plaît, mon fils, ne révèle pas le secret de
notre conversation dans une langue que je ne peux comprendre », dit-elle,
et elle disparut au moment où je me réveillais.
Aharon Appelfeld, Le garçon qui voulait dormir, traduction de Valérie Zenatti, éditions de l'Olivier, 2011.
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