lundi 31 juillet 2017

D'une langue à l'autre IV : Elias Canetti





                                                             Mon premier souvenir

Mon souvenir le plus ancien est baigné de rouge. Je sors par une porte, sur le bras d’une jeune fille, le sol devant moi est rouge, à gauche d’une descente d’escalier, rouge également. En face de nous, à la même hauteur, une porte s’ouvre, laissant passer un homme qui avance à ma rencontre en me souriant gentiment. Arrivé tout près de moi, il s’arrête et me dit : « Fais voir ta langue ! » Je tire la langue, il fourre la main dans sa poche, en sort un canif, l’ouvre et porte la lame presque contre ma langue. Il dit : « Maintenant, on va lui couper la langue. » Moi, je n’ose pas rentrer ma langue et le voilà qui arrive tout près avec son canif, la lame ne va pas tarder à toucher la langue. Au dernier moment, il retire sa main et dit : « Non, pas aujourd’hui, demain. » Il referme le canif et le remet dans sa poche.
     Par cette porte, nous pénétrons chaque matin dans le vestibule rouge, la porte d’en face s’ouvre, et l’homme souriant paraît. Je sais ce qu’il va dire et j’attends qu’il m’ordonne de tirer la langue. Je sais qu’il finira par me la couper et j’ai de plus en plus peur. La journée commence ainsi et cela se reproduit fréquemment.
     Je n’en parle pas sur le moment, beaucoup plus tard seulement j’interroge ma mère à ce sujet. A la couleur rouge elle reconnaît la pension de Karlsruhe où elle a passé l’été 1907 avec mon père et moi. Pour s’occuper du petit garçon de deux ans, ils ont ramené de Bulgarie une bonne d’enfant, elle-même âgée de quinze ans à peine. Elle a l’habitude de sortir de bon matin portant l’enfant sur son bras ; elle ne parle que le bulgare mais se débrouille parfaitement dans ce Karlsbad plein d’animation et rentre toujours à l’heure prévue avec l’enfant. Une fois, on la surprend avec un jeune homme inconnu, dans la rue, elle prétend ne rien savoir de lui, une rencontre tout à fait fortuite. Quelques semaines plus tard, on s’aperçoit que le jeune homme occupe la chambre juste en face de la nôtre, de l’autre côté du vestibule. La jeune fille va parfois le retrouver discrètement, en pleine nuit. Les parents se sentent responsables d’elle et la renvoient aussitôt en Bulgarie.
     Tous deux, la jeune fille et le jeune homme, quittaient la maison de bon matin, c’est ainsi qu’ils se sont rencontrés pour la première fois, c’est ainsi que tout aura commencé. La menace du couteau a fait son effet, l’enfant s’est tu pendant dix ans.


                                                             Orgueil familial

     Roustchouk, sur le Danube inférieur, où je suis venu au monde, était une ville merveilleuse pour un enfant, et si je me bornais à la situer en Bulgarie, on s’en ferait à coup sûr une idée tout à fait incomplète : des gens d’origines diverses vivaient là et l’on pouvait entendre parler sept ou huit langues différentes dans la journée. Hormis les Bulgares, le plus souvent venus de la campagne, il y avait beaucoup de Turcs qui vivaient dans un quartier bien à eux, et, juste à côté, le quartier des sépharades espagnols, le nôtre. On rencontrait des Grecs, des Albanais, des Arméniens, des Tziganes. Les Roumains venaient de l’autre côté du Danube, ma nourrice était roumaine mais je ne m’en souviens pas. Il y avait aussi des Russes, peu nombreux il est vrai.
     Enfant, je n’avais pas une vision d’ensemble de cette multiplicité mais j’en ressentais constamment les effets. Certains personnages sont restés gravés dans ma mémoire uniquement parce qu’ils appartenaient à des ethnies particulières, se distinguant des autres par leur tenue vestimentaire. Parmi les domestiques qui travaillèrent à la maison pendant ces six années, il y eut une fois un Tcherkesse et, plus tard, un Arménien. La meilleure amie de ma mère était une Russe nommée Olga. Une fois par semaine, des Tziganes s’installaient dans notre cour ; toute une tribu, me semblait-il, tellement ils étaient nombreux, mais il sera encore question, ultérieurement, des terreurs qu’ils m’inspirèrent.

   Comme ville portuaire sur le Danube, Roustchouk avait eu une certaine importance dans le passé. Le port avait attiré des gens de partout et il était constamment question du Danube. On parlait des années où le Danube était gelé ; des traversées qu’on faisait en traîneau, sur la glace, pénétrant en territoire roumain ; des loups affamés talonnant les chevaux attelés aux traîneaux.
     Les loups sont les premiers animaux sauvages dont j’ai entendu parler. Dans les contes que me faisaient les jeunes paysannes bulgares, il était souvent question de loups-garous et mon père me fit terriblement peur, une nuit, en se montrant à moi avec un masque de loup sur le visage.
     Je n’arriverai sans doute pas à évoquer d’une manière satisfaisante les riches couleurs de ces premières années à Roustchouk, les passions et les terreurs dont elles furent traversées. Rien de ce que je vivrai plus tard qui ne se fût déjà produit, sous une forme ou sous une autre, à Roustchouk, en ce temps-là. L’Europe, là, c’était le reste du monde. Quand quelqu’un remontait le Danube vers Vienne, on disait : il va en Europe ; l’Europe commençait là où finissait autrefois l’Empire ottoman. La plupart des sépharades espagnols avaient gardé la nationalité turque. Il est vrai qu’ils n’avaient jamais eu à souffrir des Turcs, ce qui n’était pas le cas des Slaves chrétiens des Balkans. Nombre d’entre eux étaient des commerçants aisés, le nouveau régime bulgare était bien disposé à leur égard et Ferdinand, le roi qui régna longtemps, passait pour un ami des Juifs.
     La position des sépharades espagnols était un peu spéciale. C’étaient des Juifs croyants, donc très attachés à la communauté. Mais si cette dernière était présente, quoique sans ostentation, au centre de l’existence de chacun, il n’en reste pas moins vrai qu’ils se prenaient pour des Juifs d’une espèce particulière, ce qui était en rapport direct avec une longue tradition espagnole. L’espagnol qu’ils parlaient entre eux était pratiquement le même que celui qu’ils parlaient, des siècles auparavant, quand on les avait chassés de la péninsule. Quelques mots turcs avaient été incorporés à cette langue mais cela restait des mots turcs, reconnaissables comme tels, et l’on disposait d’ailleurs presque toujours du mot espagnol correspondant. Les premières chansons enfantines que j’entendis me furent chantes en espagnol, j’ai été bercé par ces anciennes « romances » ibériques, mais ce qui m’a le plus marqué, ce qui ne pouvait manquer d’impressionner profondément l’enfant, c’est, si je puis dire, une certaine mentalité espagnole. Les autres juifs, on les regardait de haut, avec un sentiment de naïve supériorité. Un mot invariablement chargé de mépris était le mot « Tudesco », désignant un Juif allemand ou un Ashkénaze. Il eût été impensable d’épouser une « Tudesca » et je ne crois pas qu’aucune exception n’ait jamais été faite à cette règle, parmi les nombreuses familles dont j’ai entendu parler à Roustchouk, pendant toutes ces années. Je n’avais pas six ans que mon grand-père, soucieux de l’avenir, me mettait déjà en garde contre une telle mésalliance. Mais cette discrimination générale n’était pas la seule. A l’intérieur même de la communauté des sépharades espagnols, une place à part était faite aux bonnes familles, c’est-à-dire à celles qui étaient riches depuis longtemps. Es de buena familia, il est de bonne famille, c’était à peu près ce qu’il y avait de plus flatteur à dire de quelqu’un. Combien de fois, et jusqu’à satiété, n’ai-je entendu ma mère répéter cela. Quand elle rêvait tout haut du Burgtheater et qu’on lisait Shakespeare ensemble et, bien plus tard encore, quand elle ne jurait que par Strindberg, devenu entretemps son auteur de prédilection, jamais elle ne se gêna pour affirmer qu’elle sortait d’une bonne famille, qu’il n’y en avait point de meilleure. Littéralement nourrie des littératures des différentes langues de culture qu’elle maîtrisait, elle ne trouvait nullement contradictoire ce désir d’universalité et l’orgueil familial dont elle était si intimement pénétrée. […]





Elias Canetti à Zurich en 1919.

    

Elais Canetti, Histoire d'une jeunesse. La langue sauvée, I, Roustchouk (1905-1911), Albin Michel, 1980, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss.

jeudi 27 juillet 2017

D'une langue à l'autre III : Paul Celan (par Enzo Traverso)





« Du dedans de la langue-de-mort ».

     L’œuvre poétique de Celan semble s’inscrire, avant la lettre, contre les thèses d’une prétendue « incommunicabilité » ou « indicibilité » de l’anéantissement. Depuis la fin de la guerre, sa courte vie ne fut qu’une longue souffrance, qu’un chemin douloureux à la recherche des mots pour dire la brisure d’Auschwitz. Sa déportation dans un camp de travail et la perte de ses parents, engloutis dans l’univers concentrationnaire nazi, produisirent une fracture insurmontable dans son existence qui ne put être supportée, pendant vingt-cinq ans, que par un travail forcené d’écriture, par un besoin presque biologique d’expression[i], au-delà des limites de la langue et des apories de la raison. L’extrême difficulté d’approche de sa poésie tient, tout d’abord, à l’originalité d’une recherche lexicale qui puise à plusieurs idiomes, qui exploite tout le spectre de possibilités sémantiques des mots, qui n’hésite pas, si nécessaire, à en forger de nouveaux, qui invente une nouvelle langue du deuil à la fois universelle et irréductiblement personnelle, « un chant aux limites extrêmes de l’orphisme – a écrit Claudio Magris – qui descend dans la nuit et dans le royaume des morts, qui se dissout dans l’indistinct murmure vital, et brise toute forme, linguistique et sociale, pour trouver le mot magique qui ouvre la prison de l’Histoire[ii] ».
     Un lecteur parmi les plus attentifs et profonds de l’œuvre de Celan, George Steiner, a écrit que peut-être seule la langue par laquelle on puisse vraiment pénétrer l’énigme d’Auschwitz c’est l’allemand, c’est-à-dire en écrivant « du dedans de la langue-de-mort elle-même[iii] ». Quoique discutable en termes absolus – après Antelme, Levi et des poètes de langue yiddish –, cette remarque définit assez précisément la démarche de Celan. Le but de ce dernier n’a jamais été de « comprendre » au sens philosophique ou historique du terme – le verbe verstehen n’appartient pratiquement pas à son vocabulaire – mais plutôt celui de saisir, de restituer par les mots le sens d’une déchirure de l’histoire à partir de la souffrance qui a marqué ses victimes. Or, tout en puisant à la richesse de son bagage culturel de juif de Bucovine, à la croisée de plusieurs langues et cultures, il a choisi de faire de l’allemand sa langue d’expression poétique, parfaitement conscient de toutes les conséquences qu’une telle posture impliquait tant sur le plan de l’élaboration que sur le plan de la réception de son œuvre.
     Ce choix fut explicitement formulé à plusieurs reprises, notamment au début de son activité d’écrivain, lorsque la possibilité d’une adoption de la langue roumaine n’était pas encore complètement exclue (en 1946, il compose des poèmes et traduit Kafka en roumain). En 1948, peu après avoir quitté Bucarest pour Vienne, il se définit par la formule de « triste poète de la langue teutonique[iv] ». Quelques mois plus tard, au moment où il s’installe définitivement à Paris, sa fidélité à la langue allemande est réaffirmée dans une lettre à ses amis de Roumanie : « Il n’y a rien au monde qui puisse amener un poète à cesser d’écrire, même pas le fait qu’il soit juif et l’allemand la langue de ses poèmes » (ibid., p. 56). Le sens de cette fidélité est précisé, à la même époque, dans une lettre à ses familiers émigrés en Israël : « Peut-être suis-je l’un des derniers qui doivent vivre jusqu’au bout le destin de la spiritualité juive en Europe » (ibid., p. 57).
     Allemand, Celan ne le fut ni ne se considéra jamais, sa germanité étant délimitée par des frontières strictement linguistiques. Né en 1920 à Czernovitz, capitale de la Bucovine annexée à la Roumanie à la fin de la Première Guerre mondiale, Paul Antschel (il n’adopta le nom de plume de Celan, anagramme de son vrai nom, Ancel en roumain, qu’à partir de 1945) était un pur produit de la Mitteleuropa judéo-allemande. Il aimait parfois se présenter comme un Habsbourgeois, « né Kakanier à titre posthume » (ibid., p. 6). Il appartenait donc à un îlot linguistique allemand au sein d’une aire géographique de l’Europe où le judaïsme s’exprimait surtout en yiddish, où la majorité de la population parlait une langue latine, le roumain, et dans laquelle les influences culturelles slaves – russes et ukrainiennes – étaient particulièrement fortes.
     Pendant son adolescence, il fréquenta une école juive où il apprit l’hébreu et il poursuivit ses études dans un lycée allemand de Czernovitz. Entre 1938 et 1939, il séjourna une année en France, à Tours, pour y amorcer des études de médecine et perfectionner sa connaissance du français. À son retour à Czernovitz, après le début de la Deuxième Guerre mondiale et l’occupation de la Bucovine par les troupes soviétiques, il se consacra à l’étude de l’anglais. L’extraordinaire étendue de ses connaissances linguistiques l’amènera à déployer une activité multiforme de traducteur – il traduira en allemand Shakespeare et Pessoa, Baudelaire et Rimbaud, Char et Ungaretti, Mandelstam et Tsetaeva, Essenine et Arghezi – et fera de l’allemand une toile de fond, une sorte de palimpseste, selon l’expression de George Steiner, qu’il ne cessera jamais d’enrichir par l’apport de mots, de nuances et d’atmosphères issus d’autres contextes culturels[v].Comme celui de Kafka, l’allemand de Celan était une langue minoritaire, élitiste et marginale à la fois, une langue qui ne vivait pas en autarcie et qui ne pouvait se préserver que dans la diversité. Son statut était donc complètement différent de celui de l’allemand parlé à Berlin ou à Munich. Jusqu’au début des années cinquante, l’Allemagne demeura à ses yeux un pays inconnu, étranger, ou plutôt le pays de l’ennemi, le lieu d’où étaient venus les soldats qui, en 1942, devaient assassiner ses parents et le déporter, comme juif, dans un camp de travail forcé, le pays où il s’était arrêté un matin, au lendemain de la Nuit de cristal, en route pour Paris, comme il dira dans un de ses poèmes : « Tu es venu / par Cracovie à l’Anhalter / Bahnhof / vers tes regards coulait une fumée / qui était déjà demain[vi]. »
     Après la guerre, quand la Bucovine fut à nouveau occupée par l’armée russe, le choix de devenir un poète de langue allemande coïncida avec le choix de l’exil, d’abord à Vienne et ensuite à Paris. Dans la capitale française, il travailla comme traducteur et lecteur d’allemand à l’École normale supérieure jusqu’à son suicide, dans les eaux de la Seine, en 1970. Être un poète de langue allemande signifiait donc, pour Celan, être un poète de l’exil, chercher ses mots « du dedans de la langue-de-mort », explorer toutes les voies d’expression à l’intérieur de cette langue et, en même temps, toutes les possibilités de transformation de son code, pour en faire une autre langue, une « contre-langue[vii] », témoignage d’une absence.
     La signature ironique d’une lettre de février 1962 à l’écrivain Reinhard Federmann – « Pavel Lvovitsch Tselan / Russki poët in partibus nemetskich infidelium / ‘s ist nur ein Jud (Paul Celan, fils de Lev / poète russe dans le territoire des infidèles allemands / rien d’autre qu’un juif[viii]) » – révèle à la fois la complexité du rapport de Celan aux langues et son statut d’Aussenseiter au sein  de la langue allemande. Russe, latin et allemand (emprunté à un passage du Médecin de campagne de Kafka) se mélangent dans la reconnaissance d’une judéité assumée et revendiquée comme condition existentielle du marginal et du paria. Cette vocation explique aussi son choix de rester à Paris, où ses livres ne seront traduits qu’après sa mort et où il demeura inconnu du large public alors qu’il avait déjà acquis une certaine notoriété et reçu des prix littéraires en Allemagne.
     On pourrait sans doute étudier l’itinéraire intellectuel de Celan en s’appuyant sur la notion, élaborée par Régine Robin au sujet des écrivains d’expression yiddish, de « traversée des langues[ix] », en précisant néanmoins que, dans le cas du poète de Czernovitz, cet humus linguistique pluriel ne constitue pas une toile de fond cachée ou implicite mais la base même de sa langue. L’allemand de Celan est, de ce point de vue, aux antipodes de celui de Kafka. Bien qu’appartenant tous les deux à une même culture allemande minoritaire, leur rapport à la langue est radicalement différent. L’élégance de l’allemand de l’écrivain de Prague  tient à sa précision, à sa rigueur, à son dépouillement, on dirait presque à sa simplicité. La fascination de la langue du poète de Czernovitz ne réside pas dans sa pureté mais plutôt dans l’immense richesse des contaminations qui la traversent, qu’elle explore et suscite, comme « un cheval de Troie rempli de signes d’identité, de vocables perdus, de traces d’un passé ethnique et linguistique explosé[x] ».
     Pour Kafka, qui se définissait dans une lettre à Max Brod comme un homme de la westjüdische Zeit, l’allemand était une langue de l’exil. Langue du juif occidental assimilé, coupé de son passé et de ses racines (incarnées à ses yeux par les comédiens yiddish qu’il avait découverts à Prague et auxquels il s’était lié d’amitié), chacun de ses mots ne pouvait qu’exprimer une perte ; son caractère neutre et pur découlait d’un vide, le vide du monde sécularisé de l’Occident, et de l’absence d’un monde social authentique, la yiddishkeit, auquel se rattacher et se nourrir[xi]. Pour Celan, qui écrit après Auschwitz, l’allemand est une langue de l’exil dans un sens encore plus radical et profond. L’exil se confond désormais avec le deuil, car il ne désigne plus un monde abandonné ou oublié par l’assimilation mais un monde anéanti, détruit, disparu, réduit en cendres. C’est au prix de l’exil qu’il peut encore écrire en allemand, qu’il peut essayer de restaurer et transformer cette langue déjà souillée par l’ennemi. La langue demeure, après avoir traversé les ténèbres du nazisme, comme la seule valeur non perdue au milieu des ruines.  


[i] Je reprends ici une formule employée par Ester Ertel à propos des poètes yiddish ayant survécu au génocide, pour lesquels « écrire était une obligation, une manifestation quasi biologique du vivre » (Dans la langue de personne. Poétique yiddish de l’anéantissement, Éd. Du Seuil, Paris, 1993, p. 16).
[ii] C. Magris, Danube, L’Arpenteur, Paris, 1988, p. 392.
[iii] G. Steiner, « La longue vie de la métaphore », Écrits du temps, n°14-15, 1987, p. 16.
[iv] Cité dans John Felstiner, Paul Celan. Poet, survivor, Jew, Yale University Press, New Haven-Londres. 1995, p 51.
[v] G. Steiner, “A lacerated destiny. The dark and glittering genius of Paul Celan”, Times Literary Supplement, juin 1995, p. 3.
[vi] P. Celan, La Rose de personne, trad. Martine Broda, Le Nouveau Commerce, Paris, 1979, p. 139.
[vii] Voir Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Presses Universitaires de Vincennes, Paris, 1993, p. 20.
[viii] Cité dans J. Felstiner, Paul Celan, p. 185-186.
[ix] R. Robin, L’Amour du yiddish. Écriture juive et sentiment de la langue (1830-1930), Éd. du Sorbier, Paris, 1984.
[x] Alain Suied, Kaddish pour Paul Celan. Essais, notes, traductions, Obsidiane, Paris, 1989, p. 10.
[xi] Sur le rapport de Kafka à la judéité, voir surtout Giuliano Baioni, Kafka, letteratura ed ebraismo, Einaudi, Turin, 1984.


 Enzo Traverso, "Paul Celan et la poésie de la destruction", in L'Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Éditions du Cerf,  1997, p. 145-149.

mardi 18 juillet 2017

D'une langue à l'autre, II : Aharon Appelfeld






     Dans le numéro 2 de la revue La Moitié du Fourbi, je me suis intéressée à un beau roman d’Aharon Appelfeld, Le garçon qui voulait dormir, texte qui interroge le rapport à la langue maternelle, qui est aussi celle des oppresseurs sanguinaires, et qui doit s’effacer dans la construction d’une identité nouvelle, en une amnésie subie puis acceptée malgré le déchirement profond qu’elle provoque.

Voici d’abord un paragraphe de l’article écrit pour l’occasion, puis un chapitre de l’œuvre d’Appelfeld.

De la Bucovine à l’horreur organisée

     Il est des terres magiques dans lesquelles les mots se font chair, onguent, blessure, seules bouée de sauvetage ou au contraire plombs qui entraîneraient irrémédiablement vers le fond. Le nom de Czernowicz, autre fois Cernăuţi, aujourd’hui Чернівці (Tchernivtsi), résonne comme celui d’une cité peuplée de fantômes mais abandonnée par une multitude d’esprits. Rose Ausländer, Paul Celan, Aharon Appelfeld y sont nés : autant de voix singulières surgies d’un même espace, ayant essaimé dans l’Europe entière, ayant abandonné, transformé, préservé leur langue originelle, celle-là même qu’avaient torturée les bourreaux. Tous ou presque ont connu cette déflagration. Une victime peut-elle continuer à parler la langue de son tortionnaire ? Ce langage natif conserve-t-il ses vertus protectrices, rassurantes, apaisantes ? Les berceuses d’une maman peuvent-elles faire usage des mêmes mots que les ordres hurlés par les kapos ? La territorialisation de l’horreur incite certains à se demander si la littérature, quintessence du langage, a encore sa place ; cette interrogation cruciale s’expose avec acuité dans ces mots célèbres de Theodor Adorno (qui a pourtant décidé de revenir en Allemagne après la guerre) : « La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. » Cependant, face à ces questions lancinantes, chacun sélectionne sa réponse. Les écrivains de Czernowicz  se distinguent les uns des autres par l’attitude qu’ils adoptent face à la langue, nuancée par l’instabilité d’une Europe meurtrie.
     Traverser la grande Catastrophe et y survivre suppose, outre le courage et peut-être la chance, une intelligence du monde, un sens du vivant, une capacité à faire des choix exceptionnels. La vie de Rose Ausländer s’est achevée à Düsseldorf, ville qu’elle avait élue pour y passer le reste de ses jours ; Paul Celan s’est jeté dans la Seine depuis le pont Mirabeau, (semble-t-il) le 20 avril 1970, à 49 ans. Aharon Appelfeld, lui, ne s’est pas encore mué en esprit immatériel, mais entre Czernowicz et lui s’est ouvert un gouffre que seule la mémoire put franchir. S’il n’a pas élu comme d’autres la poésie comme exclusif moyen d’expression, l’écriture l’accompagne dans une démarche complexe de séparation ou d’abandon, mais aussi de reconstruction forcée. Rose Ausländer n’a pas renié sa langue maternelle. Il lui arrivait pourtant d’écrire en anglais. Paul Celan a décidé de ne pas oublier l’allemand, mais de fondre cette langue aimée et haïe en un miroir du monde – il l’a judaïsée pour mieux se l’approprier. Les mots triturés, torturés, disloqués, reconstruits, bâtissent dans sa poésie un univers en creux et en pleins, marqué par l’absence physique, le deuil, rempli par la mémoire aux vertus hypnotiques, où le pavot s’allie à l’anamnèse, où le vent efface la trace du sable des urnes mais pas le souvenir – impossible absence, souffrance permanente et insidieuse qui se cache qui se cache même lorsqu’elle semble s’estomper… La mémoire ronge. Les mots la perpétuent, qu’on les malmène ou non. Celan s’oblige à subir ce mal qu’il n’a pas voulu pour les siens, auquel il a pu échapper, mais qui l’a rattrapé dans la culpabilité du survivant.
« […] Nous étions. Nous sommes.
Nous ne faisons qu’une chair avec la nuit.
Dans les couloirs, les couloirs. » 

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6

     Notre activité était constante et soutenue. Je pensais parfois que ce programme de formation avait pour but de nous métamorphoser, jusqu’au jour où l’on dirait de nous : « Voyez, ils ont été formés par Efraïm. » Cet homme n’impressionnait ni par sa stature ni par l’expression de son visage, et m’apparaissait comme un militaire terne qui entraînait ses subordonnés de manière intelligente. Il ne criait jamais, ne s’énervait pas, c’était même un homme laconique, mais au regard déterminé. Il se reposait la nuit près du feu et fredonnait des mélodies entêtantes.
     Après le rassemblement du matin, nous courions tous en criant en hébreu : « A comme abri, B comme bâtiment, C comme couverture, D comme dortoir, E comme énorme », été chaque jour, nous ajoutions des mots nouveaux. Les mots que j’ai appris sur cette plage sont reliés pour moi à la mer. Chaque fois que je prononce le mot « tente », je revois la toile tendue avec l’aide de mon camarade Marc, et les pieux qui refusaient de s’enfoncer dans le sable. Le bleu de la mer était si intense que chaque mot nouveau se remplissait de cette eau avant d’être coulé en nous comme du métal, par la brûlure du soleil.
     Un soir, Efraïm revint sur cette nécessité de relier la langue au corps. L’hébreu était une langue musclée qui ne supportait ni faiblesse ni atermoiements. Chaque mot hébreu renforçait le corps. Je ne comprenais pas comment cela opérait, mais les propos d’Efraïm résonnaient comme des injonctions qu’il suffisait d’observer pour grandir comme il le fallait, en étant doté d’une pensée claire et ordonnée.
     Peu à peu, sans nous en apercevoir, nous étions en train de nous séparer de tout ce qui était en nous : le ghetto, les cachettes, les forêts.
     Des rivages de Naples, ces lieux semblaient éloignés, nimbés de brouillard, comme s’ils avaient perdu leur terrible vitalité.
     Le soir, après le rituel des chansons, nous tombions de fatigue sur nos lits de camp. C’était pour moi un sommeil différent, proche de celui de mon enfance à la maison.
     Une nuit, ma mère me parla dans une langue dont je connaissais les notes, les intonations et les silences. Sa voix coulait en moi avec clarté mais il m’était difficile de lui répondre. Ma mère me comprenait, à son habitude, et mettait cette confusion sur le compte de l’émotion, un mot que je n’avais pas entendu depuis longtemps et qui me réjouit fort.
     Après un long silence, elle s’inquiéta :
     « Que t’est-il arrivé, mon chéri ? »
     J’essayai d’articuler tout ce qui s’était produit pendant les années où j’avais été loin d’elle, mais le seul mot que je réussis à prononcer fut « maman », et ce mot lui procura une telle joie qu’elle ignora mes difficultés d’élocution et arbora un visage rayonnant.
     Je parvins enfin à lui révéler que j’avais une nouvelle langue.
     Elle me regarda avec stupéfaction et répéta :
     « Une nouvelle langue. »
     J’ajoutai que c’était une langue de la mer que l’on étudiait sur la plage et que l’on mélangeait aux couleurs et odeurs des vagues.
     Elle écarquilla les yeux.
     « Mais pourquoi as-tu besoin d’une langue de la mer ?
-        Je suis membre de la communauté des élus, dis-je, surpris par cette phrase.
-        Et tu ne progresseras plus dans ta langue maternelle ?
-        Ne t’inquiète pas, maman, Les Contes du Nord, que tu m’as lus tous les soirs avant le coucher, existeront pour moi à jamais. Je me suis nourri de cette langue en ton sein, mes os en sont encore imprégnés. »
Curieusement, ma mère semblait en douter.
« Mais pourquoi as-tu du mal à me parler ? »
    La langue de la mer est une langue forte, mais la langue maternelle est plus forte qu’elle, eus-je envie de lui dire, sans conviction.
     « Je t’ai donné tout ce que je pouvais, ajouta ma mère, la voix étranglée. Il est possible que je me sois trompée, j’étais une jeune femme sans expérience, mais je t’assure que mes intentions étaient bonnes. S’il te plaît, mon fils, ne révèle pas le secret de notre conversation dans une langue que je ne peux comprendre », dit-elle, et elle disparut au moment où je me réveillais.


 Aharon Appelfeld, Le garçon qui voulait dormir, traduction de Valérie Zenatti, éditions de l'Olivier, 2011.