Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

lundi 8 février 2010

Miroirs, labyrinthes: Borges, L'Auteur...

                                     
                       Ibant obscuri  sola sub nocte per umbram…(Virgile, Enéïde, chant VI, v.268)

   L’œuvre de Jorge Luis Borges s’offre comme une mosaïque constituée des éclats éparpillée d’un miroir brisé. Y pénétrer relève de l’aventure : ces éclats s’associent en couloirs ombreux, à peine éclairés par l’oblique reflet du monde, dissimulant les spectres des vivants et les cortèges des morts ; les rencontres de hasard ne peuvent se fondre dans l’oubli et mêlent indistinctement la réalité du monde et la vérité des rêves. Constamment à la recherche de lieux de convergence entre le réel et l’imaginaire, entre les esprits et la matière, comme en cet aleph, point de l’espace qui en contient tous les autres, Borges scinde et réunit fiction et réalité, les entrecroisant et les fusionnant si bien que naît un univers où les rôles se confondent, opérant le dédoublement de l’auteur en personnage, et offrant au lecteur une surface réfléchissante qui paradoxalement l’absorbe pour l’intégrer à ce monde à la fois identique et différent, ancien et nouveau, proche et lointain.
   La littérature comme hypallage ? Cette idée ouvre le recueil L’Auteur, publié à l’origine en 1960, et moins connu, sans doute, que Fictions, L’Aleph ou Le Livre de sable. La Dédicace qui inaugure ce recueil mêlant nouvelles et poèmes (souvent reflets des thèmes développés dans les textes en prose) semble consacrer l’étrangeté du rapport qui s’établit entre imaginaire et réalité, celle-ci se transformant en fiction lorsque la littérature s’empare d’elle, et inversement : la fiction, le rêve deviennent réalité puisque chaque livre est « une chose de plus ajoutée au monde » (Une rose jaune, p.63). La puissance créatrice semble abolir la frontière entre la vie et la mort, telle cette rose jaune qui naît dans l’esprit du poète en même temps qu’une femme la place dans une coupe (p.63).Ainsi s’évapore le fleuve Achéron, qui sépare les vivants des morts, car « l’âme peut fuir au moment où meurt la chair » selon l’ultime  leçon de Socrate à Platon (Delia Elena San Marco, p.43). Le récit se charge d’une tension spirituelle telle qu’elle met en doute l’idée de la mort. « Un jour nous renouerons – au bord de quel fleuve ? – le dialogue incertain et nous nous demanderons  si une fois, dans une ville qui se perdait en plaine, nous avons été ceux qui furent Borges et Delia » (p.45). Cette survie de l’âme s’accompagne de l’idée que le corps s’incarne dans des frusques empruntées pour l’occasion, et que l’esprit peut changer au point de devenir étranger à lui-même, tout en se demeurant fidèle. La Dédicace abordait déjà ce thème : dans la bibliothèque plongée dans une pénombre dont seuls émergent en partie les visages des lecteurs (mon reflet imprécis dans le livre), Borges offre son livre à Leopoldo Lugones, mort vingt-deux ans auparavant. « (…) demain, moi aussi je serai mort, nos durées seront confondues et la chronologie se fondra en un monde de symboles et, de quelque manière, il sera juste de prétendre que je vous ai apporté cet ouvrage et que vous l’aurez accepté» (p.15).  Hypallage absolu qui offre la vie aux morts et aux vivants l’immortalité (mais à quel prix ? – une extraordinaire nouvelle contenue dans L’Aleph suggère que l’immortalité n’est pas  un sort enviable).
   Il existe donc un lien entre ce recueil et les autres œuvres de Borges. L’Auteur rassemble les thèmes privilégiés de l’écrivain : la figure de l’auteur, le miroir, le labyrinthe… Mais l’auteur existe-t-il vraiment ? Ou alors, existe-t-il indépendamment de l’œuvre qu’il a produite ? Souvent Borges semble soupçonner qu’il n’y pas de réalité en dehors du livre, et que cet objet facilite son incarnation, son accès à la certitude du monde. Or l’acte d’écrire fige la pensée et le rêve qui se retrouvent emprisonnés dans un morceau de réalité. Le livre est-il vraiment un miroir du monde ? Borges ne nous inflige jamais de réponse canonique… Mais si le rêve captif du livre conquiert un peu de réalité, le reflet du monde qu’offre la bibliothèque est éclaté, morcelé, ses éclats disparates ne pouvant être rapprochés, rassemblés pour former un tout. Ainsi revient au gré du hasard « le souvenir perdu, qui brillait comme une monnaie sous la pluie, sans doute parce qu’il (l’auteur) ne l’avait jamais regardé, sauf peut-être en un rêve » (L’Auteur, p.19). L’éclat du monde, paradoxalement, ne se révèle qu’à l’auteur menacé de cécité – la figure du Poète, Homère, hante certains des récits de Borges.   Mais ce miroir, cette surface qui réfléchit une image du monde, est dangereux : « J’ai connu étant enfant cette horreur de ce qui reflète ou multiplie spectralement la réalité » (Les miroirs voilés, p.29). Ces miroirs causeront la folie de Julia, amie du narrateur, qui voit en ces miroirs non son propre reflet, mais celui de l’auteur…
   Ainsi, le poète est celui qui se promène dans le labyrinthe du monde, à travers rangées de miroirs, jardins et bibliothèques, qui disparaissent à mesure qu’ils sont nommés. Mais le poète, donnant vie à son œuvre qui en un seul vers, en un seul mot peut-être, contient le monde, se condamne à mourir, pour avoir insinué que le monde n’est peut-être que du rêve :  « La réalité se confondait avec le rêve. Mieux dit, le réel était une des virtualités du rêve » (La parabole des palais, p.85). Suprême paradoxe, le poète ne survit pas à son œuvre qui pourtant lui confère l’immortalité… La personne n’est rien : seul compte le personnage qui vit et éprouve contrairement au corps presque dépourvu d’âme que joue la comédie de la vie. Les Aborigènes d’Australie, eux, croient que le monde n’est que le rêve d’un peuple de fourmis.
   Ultime dédoublement : l’être et l’auteur s’affranchissent l’un de l’autre : « Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page », se demande Borges dans Borges et moi (p.105)…
  
Borges, L'Auteur , Gallimard, L'Imaginaire, 1982. 
Je tiens à citer également le magnifique ouvrage de Jean-Clet Martin: Borges -  Une biographie de l'éternité (Editions de l'Eclat, 2006) - que je n'ai pas relu pour l'occasion par peur d'en être trop influencée!

samedi 6 février 2010

Michael Haneke et la glaciation des sentiments : Le Septième continent, Benny's video et 71 fragments...

Le septième continent (1989)
                                                                                                  

 La « trilogie de la glaciation » de Michael Haneke ( Le septième continent, 1989 ; Benny’s Video, 1992 ; 71 fragments d’une chronologie du hasard, 1994) constitue bien plus qu’une introduction à l’œuvre du cinéaste. Ses trois premiers films contiennent en puissance la plupart des thèmes développés ensuite dans  sa riche filmographie, couronnée l’an dernier à Cannes par une Palme d’Or attribuée au Ruban blanc. Les liens sont nombreux entre ses différents films, tissant un inépuisable réseau de significations : cette remarquable cohérence ne peut cependant se découvrir qu’à un spectateur acceptant l’inacceptable. En effet, dans ces œuvres à l’esthétique souvent glacée, aux couleurs froides ou presque absentes (l’Allemagne du nord, dans le Ruban blanc, ne se nuance que de dégradés de blancs, gris, noirs, créant un cadre épuré à la violence), sont abordés des thèmes effrayants, insoutenables…

   Ainsi, dans Le septième continent, la caméra semble s’immiscer dans un univers sans fantaisie : une famille autrichienne (mais qui pourrait être originaire de n’importe quel autre pays riche) que l’on découvre progressivement, par fragments presque : des silhouettes indistinctes à l’intérieur d’une voiture dans une station de lavage automatique, puis des mains s’affairant à la préparation d’un repas, une petite fille courant vers le portail de l’école, trop loin pour que l’on puisse voir son visage ; des plans plus larges ensuite, sur des corps revêtus de leur banalité quotidienne. On attend des visages, pour qu’enfin apparaisse l’individu. Mais Haneke tarde à  les montrer, car après tout, cela pourrait être n’importe qui.  Cette famille anonyme (d’ailleurs, chez Michael Haneke, il est difficile de distinguer les personnages qui portent souvent les mêmes prénoms d’un film à l’autre – Georg, Anna, et souvent interprétés par des acteurs récurrents – parmi eux, le regretté Ulrich Mühe disparu immédiatement après sa magnifique prestation dans La vie des autres, apparaissant dans Benny’s video et dans Funny Games, 1997) semble ne connaître aucune difficulté particulière : il y a bien eu un deuil (la mère d’Anna est morte, laissant un fils dont le chagrin s’extériorise, de manière inattendue et presque déplacée, lors d’un petit repas de famille) ; à l’école, la petite fille tente de faire croire qu’elle est aveugle. Mais rien de grave, en apparence. Pourtant,  le père, la mère et l’enfant s’apprêtent à quitter ce monde, sans rien laisser qu’une lettre adressée aux parents de Georg. Départ définitif et préparé avec soin, et dont la réalisation mécanique pourrait sembler sans âme. Or, c’est peut-être le monde qui en est dépourvu, puisque ce père, cette mère et cette fille, qui s’aiment, ont choisi de le quitter pour le « septième continent », qui n’est pas l’Australie dont on voit épisodiquement une affiche (mais l’image est inquiétante, n’offrant aucun horizon, juste la plage et un océan immobile car contenu par une montagne)…

   Un écran de télévision veille sur leur agonie. Devant un écran vit Benny, né, lui aussi, dans une famille de la petite bourgeoisie. Cet écran s’interpose entre lui et la réalité, à tel point qu’il ne voit plus rien sans ce médium. Les rideaux sont tirés, plongeant sa chambre dans une pénombre à la fois confortable et inquiétante ; mais il voit sur son téléviseur les images en direct de la rue qu’il filme au moyen d’une caméra placée devant la fenêtre. Comme dans la famille du Septième continent, on parle peu, voire pas du tout, et Benny se retrouve un week-end livré à lui-même. Insensiblement, il est conduit, sans que le spectateur en comprenne les raisons, à commettre un meurtre. Lui non plus ne peut l’expliquer à se parents, qui d’ailleurs n’insistent pas, repoussant leurs interrogations pour fuir la réalité de cet acte qu’ils cherchent avant tout  à camoufler. Seul le père, à la fin, ose une question, à laquelle Benny se dérobe et qui reste en suspens.  Cette réalité horrible poursuit le spectateur qui en a intercepté des images indirectes (toujours cette caméra installée par le garçon) – procédé subtil qui, s’il instaure une distance avec la réalité pour les personnages, crée une illusion de réel pour les spectateurs, qui ont l’impression d’assister à une sorte de snuff movie. .. Or, Benny, incapable de dialoguer avec son père, s’adresse à lui furtivement par le biais du camescope emporté en Egypte, lors de la fuite mise au point par ses parents. La représentation de la violence, comme dans tous les films de Haneke (sauf peut-être dans le Ruban blanc où elle est suggérée plutôt que montrée, mais toute aussi  obsédante), est directe, brutale, plaçant le spectateur dans la situation d’un voyeur – dans  Funny Games, le réalisateur pousse à l’extrême ce parti-pris. Mais accepte-t-il  cette place à contrecœur ? La réflexion de Haneke sur la violence du monde englobe le spectateur, lui donnant un rôle dynamique, l’associant à ce jeu qui n’a rien d’une catharsis, bien au contraire. L’image, froide comme dans les reportages télévisés, facilite cette intégration du spectateur au film qui prend parfois des allures de documentaire.

   D’ailleurs, 71 fragments d’une chronologie du hasard débute par des images du journal télévisé (ces inclusions d’images réelles sont un procédé que Michael Haneke utilise souvent : on l’a rencontré dans ces deux films précédents). Cette fois-ci, l’issue du film est dévoilée d’emblée par un carton qui annonce les meurtres finaux. Du coup, la trame narrative ne se concentre ni sur la préparation des meurtres, ni sur l’identité des victimes (la caméra suit le quotidien de plusieurs personnages dont nous apprenons à la fin que trois sont morts, mais lesquels ?) Ainsi sont mises en évidence les causes de la violence, qui naît selon Haneke de multiples facteurs liés à notre société : l’incapacité à communiquer avec autrui, la fragilité de la cellule familiale, à la fois prison et illusion, simple agrégat d’éléments qui y noient leur individualité, l’invasion de l’espace privé par les médias… Mais Michael Haneke ne tend pas un miroir : il pousse les situations dans leurs derniers retranchements (sans styliser pour autant) et nous invite à la réflexion, semant quelques indices, mais refusant de nous guider. Son cinéma dérange, bouleverse, incite à réfléchir et à réagir : impossible d’y rester indifférent.

La trilogie de la glaciation de Michael Haneke:
Le septième continent (1989)
Benny's video (1992)
71 fragments d'une chronologie du hasard (1994)

lundi 1 février 2010

McCarthy, Méridien de sang

                                                     Grand Canyon, South Rim (photo personnelle)
« Le ciel étoilé au-dessus de moi, et la loi morale en moi » (Kant,Critique de la raison pratique).






«La loi morale a été inventée par l'humanité  pour priver les
puissants de leurs droits en faveur des faibles. La loi de l'histoire
la dément à chaque instant. Il n'y a aucun critère absolu permettant
de démontrer qu'une loi morale est bonne ou mauvaise. » (Le juge
Holden, dans Méridien de sang, p. 314).

« Ils traversèrent des régions de pierre versicolore soulevée en
ravines déchiquetées et des empilements de rochers dressés dans des
failles et des anticlinaux retournés sur eux-mêmes renversés et brisés
comme les souches de grands troncs pierreux et des pierres éventrées
par la foudre,  infiltrations explosant en vapeur dans quelque orage
ancien. Ils passèrent des filons étagés de roche brune qui dévalait
les étroites saignées des arêtes et tombaient dans la plaine comme les
ruines de vieux murs, ces présages de la main de l'homme avant qu'il y
eût des hommes ou aucune chose vivante. » (p. 66)
  Il n'a pas de nom. D'ailleurs, rares sont ceux qui sont nommés,
dans ce roman magnifique où l'individu disparaît pour se fondre dans
une nature destructrice. L'apocalypse, pourtant, n'a pas eu lieu comme
dans La Route, cet autre roman beau et désespéré. Ici, ce sont les
hommes qui abandonnent toute humanité, se livrant tout entiers à la
sauvagerie qui n'est même plus bestialité.
  Le gamin a été jeté sur la route, fuyant on ne sait quoi, le
souvenir absent d'une mère dont il a causé la mort par sa naissance,
un père qui a tout oublié, sauf le nom des poètes, et qui ne lui a
rien transmis. Chez McCarthy, en effet, il est question de
transmission, de passage, de survie. Comment apprendre sans père, dans
un monde livré au chaos? Il faut pourtant rejoindre d'autres hommes,
s'identifier, suivre un modèle... Mais celui-ci est effrayant.
L'enfant se trouve associé par hasard à une sinistre cohorte de
chasseurs d'Indiens, qui poursuivent les Apaches et les Comanches
jusqu'au Mexique, armée irrégulière mais grassement rémunérée. Cette
errance jalonnée de meurtres barbares ne lui enseigne qu'à donner la
mort : il apprend à tuer, tout juste à se protéger, dans ce monde où
n'existent ni affection, ni même solidarité. Unis dans le crime, ces
hommes ne sont pas des compagnons;  le groupe se délite à mesure des
combats, finissant par s'entretuer.
  Aucun guide dans cette errance, aucune figure paternelle ou
rassurante. Le juge Holden, seule référence, se caractérise par son
inhumanité aussi bien morale que physique : lettré, savant même, et
curieux de tout ce qu'il découvre, il ne partage nullement ses
connaissances, conserve pour lui les observations qu'il note
soigneusement sur son carnet. C'est un esprit sans âme, incapable de
ressentir le moindre sentiment  - si ce n'est, un moment, pour un
idiot à moitié animal . Sa tête énorme, dépourvue de cheveux, est une
planète; son intelligence vive. Mais sa bestialité n'en est que plus
brutale. Les hommes ici réunis ne poursuivent qu'un seul but : tuer,
collecter les scalps et les oreilles des indiens morts, horribles
trophées dont ils s'ornent, arborant fièrement les preuves de leur
cruauté.
  L'enfant poursuit ainsi son chemin sans balise, dans un monde
hostile mais d'une beauté à couper le souffle. L'eau manque
cruellement dans ce paysage minéral qui se gorge de sang; le liquide
rouge et épais nourrit cette terre violente, immensité qui invite à se
perdre soi-même. Souvent, ces orgies sont reflétées par le couchant
qui unit le ciel à la terre ensanglantée,  rendant toute fuite
impossible. L'ennemi n'est pas en reste de violence, troupe grotesque et
morbide ayant perdu toute idée de culture – l'on pense à ces
mannequins sinistres et ridicules du « Dead Man » de Jim Jarmush.
  Peu à peu, l'homme disparaît, laissant place à l'animal, un animal
qui tuerait pour le plaisir, et les dépouilles sanglantes de ses
victimes le recouvrent de la tête aux pieds, dans une puanteur
affreuse; protégés par des peaux d'animaux en putréfaction, tels des
zombies en maraude, le gamin et ses compagnons perdent tout ce qui
faisait d'eux des humains. La phrase de McCarthy s'adapte au terrible
voyage, perdant elle aussi tout repère, longue, haletante, dans des
images d'une épouvantable beauté, et le lecteur se laisse happer par
ces visions d'horreur qui font naître une poésie paradoxale,
s'essoufflant avec les ces cavaliers d'apocalypse auquel, pourtant, il
serait impossible de s'identifier...
  Dans cette nature magnifique et tragique, l'homme n'a pas sa place
: elle semble s'acharner à le rejeter, organisme indésirable, déchet
de la création. Il tente d'y laisser des traces qu'elle refuse comme
des blessures, et elle se défend par le soleil qui dessèche, la neige
qui éblouit, l'orage qui affole, le froid qui engourdit et fait
mourir... Ainsi, les « sauvages » et les « Américains » finissent par
se ressembler dans l'horreur. Après avoir massacré le chef de la
misérable troupe et un médecin innocent, les indiens Yuma contemplent
leur butin. « Les armes et les vêtements furent étalés sur le sol et
partagés de même que furent partagés l'or et l'argent provenant du
coffre éventré et fendu qu'ils avaient traîné à l'extérieur. Tout le
reste fut empilé sur les flammes et tandis que le soleil montait dans
le ciel et miroitait sur leurs faces bariolées ils restaient assis par
terre chacun avec ses nouveaux biens devant lui et ils regardaient le
feu et fumaient leurs pipes comme aurait pu le faire une troupe grimée
de saltimbanques venus dans cette solitude se reposer loin des villes
et de la canaille qui les sifflait derrière la rampe fumeuse,
contemplant les villes où ils passeraient et les pauvres fanfares de
trompettes et de tambours et les planches grossières sur lesquelles
leur destinée était inscrite,car ces gens-là n'étaient pas moins
captifs et assujettis et ils voyaient comme la préfiguration de leur
propre fin les crânes carbonisés de leurs ennemis rougeoyer sous leurs
yeux, lumineux comme du sang parmi les braises. » (p. 345). Indiens
comme Américains ont en effet pour destin de devenir minéraux, seule
possibilité de retrouver une place dans cette nature qui attend,
immuable, ce don en matière, ces os qui viendront blanchir dans le
désert, et devenir poudre neigeuse comme le gypse.
Sedona, AZ, photo personnelle

vendredi 22 janvier 2010

Sacha Ramos, Le complot des apparences

"Point de pasteur et un seul troupeau! Tous veulent la même chose. Tous sont égaux :  qui pense autrement va de son plein gré à l'asile de fous." (Nietzsche, Généalogie de la morale)

  Fuir pour mieux se retrouver. Ecrire pour échapper à la folie. Le narrateur du Complot des apparences, Igor Ramirez, se sent happé au-delà des limites de l’acceptable. Après un coup de colère suscité par le caprice d’une petite fille, mais surtout par la bêtise stéréotypée de la réaction (ou de l’inertie) de ses parents, cédant à un mouvement irraisonné et déraisonnable, il quitte Rome, et surtout son fils, pour Barcelone, sa ville natale. Un retour à la source de son existence pourrait-il le sauver de lui-même ?
   Ce roman à l’écriture dense, limpide, jouant de l’inattendu, de l’émotion qui s’insinue au détour de la farce, nous associe à cette tentative désespérée. Igor Ramirez – double de l’auteur ? – commence par s’enfermer avec lui-même, se forgeant les barreaux de la cellule d’Edmond Dantès auquel il s’identifie un moment, préparant contre le monde une vengeance éclatante. La sortie de cette chambre d’hôtel le conduit à une nouvelle prison : un logement minuscule, une grotte humide et sombre, situé dans l’entresol d’un immeuble proche du lieu où il a grandi. On espère ici une salutaire plongée dans le souvenir. Or, chez Sacha Ramos, c’est l’inattendu qui commande. Tout dans cette œuvre tente de déjouer chaque topos, chaque lieu commun, que ce soit dans la vision du monde qu’il transmet ou dans la manière subtile dont il détourne les clichés linguistiques.
   Le premier de ces lieux est la ville, Barcelone. Jouissant auprès des touristes d’une aura extraordinaire, elle est ici traitée comme un vaste Disneyland dans lequel s’ébattent des êtres tous semblables et immatures. Barcelone, en effet, est envahie par des clones. Igor s’en aperçoit à son arrivée sur les ramblas, qui instantanément disparaissent sous un flot humain, uniforme et grotesque (puisque la plupart des vacanciers arborent, on ne sait pourquoi, des sombreros mexicains). Un bus bondé est saturé d’androgynes portant tous les mêmes lunettes qui leur font « la même tête de prêtre borné et arrogant de l’évangile selon high-tech ». Autre catégorie de clones : ceux qui arborent clous et piercings, « toute cette ferraille pendante, mollement agressive », et dont les visages sont devenus indistincts à force de vouloir se distinguer. Barcelone, ainsi, se cache sous un flot humain indifférencié pour mieux faire ressentir à Igor sa solitude.
   Si l’uniformisation est réelle, elle masque aussi l’incapacité du narrateur à reconnaître l’individu derrière son apparence. Igor débusque dans chaque phrase banale l’air du temps qu’il combat, tentant d’inscrire son existence dans un passé et un avenir, non pas dans l’immédiateté de la société de consommation. Sa rencontre avec Pierre, en ce sens, est instructive et réjouissante. Parangon de l’idéal humain se développant à Barcelone, celui-ci partage son temps entre le jonglage (il est « artiste de rue ») et le watsu, une technique associant « une antique forme de massage curatif oriental, avec les vertus de l’eau chaude » - suscitant au passage l’hilarité du narrateur et celle du lecteur ! Comme chaque individu (mais Igor ne les voit pas en tant que tels) qu’il rencontre, Igor est l’objet d’une tentative de salut, âme perdue, isolée au sein d’une humanité qu’il méprise pour son infantilisme. Le discours de ces humains s’affadit de stéréotypes, aussi bien dans les mots que dans les références évoquées : par exemple, les musiciens du parc de la Ciudadela ne jouent que du Bob Marley, du U2 ou du Manu Chao… immuables feux de camp pour adolescents attardés ! Ils sont heureux, contrairement à Igor qui ne peut trouver sa place dans ce monde qu’il n’aime pas. Seul le mutisme de rencontres de hasard l’apaise : le patron du plus petit bar de la ville, « Mon île », et surtout Serrano, le vieillard qui vit sur un banc de la place San Pedro, personnage dont le silence s’accompagne d’un sourire de compassion – c’est ce que croit Igor - , image de ce grand-père muet et sourd, compagnon d’enfance idéal.
   D’où le salut peut-il venir, alors ? De l’écriture, sans doute. Tout d’abord par ce carnet que le narrateur couvre de notes spontanées, qu’il se refuse à réécrire, obéissant au principe énoncé par Sartre : « Penser, c’est penser contre soi-même ». Puis, pour combattre le lieu commun, il orne les murs de la ville d’aphorismes, avec une prédilection pour Valéry et pour Nietzsche, qui partagent avec lui ce dégoût de la foule et cette idée de la solitude, corrigeant par les mots la banalité et l’uniformisation, et de ce fait, refusant de céder à la folie.
   Ce roman, lu d’une traite, laisse cependant une impression durable, par l’étonnante vision du monde qu’il propose, mêlant le rire aux larmes, l’émotion à la moquerie…

Sacha Ramos, Le complot des apparences, Editions Léo Scheer, janvier 2010

PS : ce texte a été repris sur le blog des éditions Léo Scheer à cette adresse: http://www.leoscheer.com/blog/2010/01/22/1230-sacha-ramos-par-anne-francoise-kavauvea

lundi 18 janvier 2010

Un crâne... à propos de l'ultime roman de Jacques Chessex

                                                               Photo personnelle, Strasbourg, musée de l'Oeuvre-Notre-Dame

  Hantée par le thème du mal, l’œuvre de Jacques Chessex se clôt sur l’évocation d’un humain monstrueux, ou d’un monstre humain, le marquis Donatien-Alphonse-François de Sade. Le Vampire de Ropraz, en 2007, confrontait le lecteur à un univers inquiétant et pourtant familier, le Haut-Jura, lieu de résidence de l’auteur, dont le calme presque ennuyeux était dévasté par des actes sanglants et indicibles : le viol, la mutilation, le cannibalisme, pratiqués sur les cadavres de pures jeunes filles. L’humanité mise en question dans ce roman fondé sur des faits-divers réels ne triomphait pas, le crime révélant les bassesses de chacun, voisins, enquêteurs, visiteuses de prison…
   Dans ce roman, publié à titre posthume, ce ne sont pas les horreurs commises par un paysan inculte, systématiquement répétées, qui occupent le narrateur ; il s’attache ici à transcrire les derniers moments du divin marquis reclus dans son hospice de Charenton, bravant la mort en persistant dans sa révolte contre Dieu. Le corps n’est qu’un instrument dont Sade se joue. Progressivement réduit à un amas de chair corrompue, « quasi obèse, maintenant adipeux, persillé de blanc et de rouge » comme une viande à l’étal d’un boucher, il est démenti par « l’oeil bleu » et « l’esprit [qui] brasille » « - la parole de M. de Sade est toujours aussi tranchante ». Sade se meurt ; assistant en spectateur à sa propre dégradation, il persiste à affronter la douleur – si proche du plaisir – en s’infligeant des souffrances menant à une pénible et modeste jouissance, lui associant une jeune fille de seize ans, Madeleine (prostituée et rachetée de ses péchés?) qu’il torture à loisir. Celle-ci se précipite au devant de ses supplices, fascinée par son bourreau, comme le sont presque tous ceux qui le côtoient dans cet asile, médecins, prêtre même. Sans doute perçoivent-ils au-delà des apparences une volonté de s’affranchir de l’hypocrisie, d’atteindre la vérité. « Au-dedans ce corps ruiné, la honte des viscères usés, des humeurs louchement infectées ; au-dehors une parole acérée malgré l’infirmité de la bouche, un regard d’azur pur sur les mensonges du monde ».
   Le récit s’insinue dans les moindres délices et les plus infimes souffrances, à ce moment où celles-ci se substituent de plus en plus aux premières. M. de Sade est constant dans le plaisir et la douleur, punissant son corps (dont la description sinistre et obscène n’est pas épargnée au lecteur – mais c’est une violence nécessaire), comme s’il voulait en accélérer la destruction. Et en effet, chaque membre, chaque organe semble pourrir, se déliter : de la viande persillée des premières pages ne subsiste bientôt plus qu’un souvenir, la carcasse pourrissant, se putréfiant, s’évanouissant en crachats, glaires et odeurs délétères. La chair, instrument de la mutilation spirituelle, doit garder la mémoire des supplices comme des encoches faites sur une arme meurtrière… La vie agit comme le soufre (celui dont il observe les effets dans son Voyage à Naples) sur les tissus adipeux du marquis, le faisant fondre en une érosion macabre, purulente et inéluctable. Le soufre du diable, dont Sade enveloppe parfois les importuns… Dans son agonie, il ne se renie pas. Ses cris impies épouvantent ceux qui les entendent : « Mort à Dieu », souffle-t-il dans son dernier râle. Son corps mort, que reste-t-il ?
    Le roman, ici, bifurque. Sa première partie se développait sur les quelques semaines de l’agonie du  marquis ; après sa mort, celui-ci semble pourtant peu désireux de quitter ce monde. L’on croirait que cette entreprise de destruction systématique du corps a libéré l’esprit, qui se matérialise tout de même en un objet débarrassé de toutes les scories de la chair. Un crâne à « la beauté ivoirine », surpassant les saintes reliques ornées de pierreries que l’on peut voir dans un couvent de Fribourg. Le médecin qui l’a exhumé le tient entre ses mains, l’observe avec ravissement : « jamais il n’a tenu de ses mains ni contemplé de ses yeux une si belle et claire pièce que le crâne de M. de Sade, dont l’os luit, les orbites regardent et voient, la mâchoire ironiquement conservée rit d’un rire vainqueur et parle, oui parle tous les mots de l’œuvre et de la philosophie du marquis ». Corps et esprit, chez Sade, ne sont pas dissociés, et sa volonté d’abîmer l’enveloppe charnelle est une révolte contre la pensée totalitaire et conformiste : en cela, le roman s’éloigne du rationnel, s’acharnant à contredire l’approche philosophique de la relation existant entre corps et esprit, pour mieux y faire réfléchir, peut-être. Chez Hegel en effet, « la boîte crânienne n’est pas un organe de l’activité, pas plus qu’un mouvement parlant ; ce n’est pas avec la boîte crânienne que l’on vole, assassine, etc., pas plus que pour de tels actes elle ne fait la moindre mimique, en sorte qu’elle deviendrait geste parlant » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, « Certitude et vérité de la raison », Folio Essais, p. 324). Ce crâne au contraire semble animé d’une volonté propre, passant d’un possesseur à un autre, semant autour de lui les morts violentes, accidents, suicide, assassinat. Il semble « diffuser une lumière venue de sous l’os », « comme s’il était encore vivant, ou visité à l’encontre de tout bon sens par son ancien propriétaire ». Cette liberté durement gagnée le conduit jusqu’à nous, par l’intermédiaire du narrateur qui le convoite mais y renonce, par peur d’être possédé – ou de posséder. Vanité des vanités, cette boîte osseuse se donnant à celui qui le désire est-elle encore libre ? La réflexion est suspendue : au lecteur de la poursuivre, guidé par les beaux vers d’Eichendorff qui closent le roman :
            « Wie sind wir wandermüde –
             ist dies etwa der Tod?“
   „Comme nous sommes las d’errer! Serait-ce déjà la mort ? »
… poème étrangement prémonitoire, unissant personnage et auteur ?

Oeuvres citées :
Jacques Chessex, Le dernier crâne de M. de Sade , Grasset, 2009
Jacques Chessex, Le Vampire de Ropraz, Grasset, 2007
Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Gallimard, 1993 pour la traduction.


Sur le thème du monstre, du vampire en particulier, je vous renvoie à trois textes publiés sur "Strass de la philosophie" de Jean-Clet Martin (le premier écrit par moi, le second par Jean-Clet Martin, le troisième par Zoé Balthus):

samedi 9 janvier 2010

Ordet, La Parole de Dreyer




L’œuvre de Carl Theodor Dreyer est hantée par des thèmes religieux : un cinéma qui n’a pas pour vocation le divertissement. Ses films n’invitent pas le spectateur à se détourner de lui-même, mais à une réflexion profonde. La Passion de Jeanne d’Arc en 1927, et même Vampyr (1932), film de commande inspiré de nouvelles de Sheridan Le Fanu semblent s’éloigner de ce terrain où la foi s’interroge. Pourtant, le premier mue l’héroïne historique en une figure presque christique, ses souffrances étant acceptées en un sacrifice mystique ; Vampyr, lui, place dans une pénombre effrayante le conflit entre salut de l’âme et damnation (et Coppola, pour son Dracula, s’en souvient certainement). Mais Ordet (La Parole) se concentre tout entier sur l’importance –ou l’absence – de la foi.
Dreyer a eu le projet de filmer une vie de Jésus. Or Johannes, le fils aîné d’une famille de paysans du Jutland, croit qu’il est le Christ revenu sur terre. Dans l’isolement de sa folie née de la lecture de Kierkegaard (selon qui la foi n’est qu’une affaire de passion) , il est un exclu aimé malgré tout. Quoi qu’incompris, il demeure enveloppé dans une sollicitude qui naît de l’humanité des personnages de Dreyer. Chacun d’entre eux, d’ailleurs, semble se définir par son rapport à la religion : le père, animé d’une foi joyeuse, s’oppose l’athéisme revendiqué par son fils cadet, dont l’épouse, confiante, ne doute pas un instant du salut.
Etrangement, ce Christ semble à peine sorti de son tombeau : son corps se déplace avec raideur, sa voix bizarrement placée est monocorde, comme celle d’un mort-vivant. Il sème plus l’inquiétude que l’espoir dans le cœur troublé des siens. Chacun tente d’expliquer cette folie qui dérange car elle pousse jusqu’à ses derniers retranchements la foi qui unit presque tous les personnages. Johannes reproche d’ailleurs à son père de croire en son corps mort, mais pas au Christ vivant, ce qui met en question la qualité de sa foi. Ainsi, le vieil homme se trouve placé au rang de ceux qui, deux mille ans plus tôt, ont refusé de reconnaître le Messie.
Un Christ inquiétant, dont pourtant les enfants ne se méfient pas, lui accordant une confiance lumineuse, croyant en la réalisation du miracle qu’il leur annonce. Car dans ce film se joue également un autre drame : la mort en couches de l’épouse aimée, de la tendre belle-fille qui par ses soins rendait la vie de chacun si douce. De cette mort horrible, montrée dans toute sa cruauté, naît le chagrin, le désespoir ; la foi du père vacille, dans le sentiment d’injustice qui l’habite.
La mort a transformé l’univers. Dreyer a créé pour cette famille un territoire protégé par une solide croix de granit qui constitue une frontière avec le monde des autres, ces tristes croyants qui cultivent l’idée de la mort comme seule perspective pour le salut de l’âme. Les habitants du village sont tristes, leurs cantiques lugubres rythment les austères cérémonies religieuses orchestrées par le cordonnier. Avant le désastre, Borgensgaard, la ferme où vit Johannes, est un monde heureux que même le noir et blanc de l’image cinématographique n’attriste pas. Des draps claquent au vent tels des guirlandes de fête, leur blancheur reflétant la pureté et la paix qui règnent dans la famille. Le soleil se mire sur les flots étales, et même les maigres pâturages du Jutland semblent pleins de promesses. Le bétail est abondant, la nature opulente. Mais la tragédie recouvre brutalement cet univers d’un voile funèbre. Les draps ont disparu, remplacés par le linceul qui recouvre Inger : seule demeure la grisaille d’un paysage qui a perdu tout éclat (Deleuze, dans son livre L’image-mouvement, analyse de façon passionnante le traitement du noir et blanc chez Dreyer, qu’il rapproche de Bresson) .
Johannes disparaît, on le croit mort lui aussi : cette nouvelle participe de l’idée de fatalité. La bénédiction divine s’est éloignée. Morten et ses fils font l’expérience du deuil de la femme morte, mais aussi de leur foi ou de l’espoir de la trouver.
Pourtant, le retour du fils perdu, débarrassé de sa folie, accomplit le miracle auquel ne croyaient que les enfants. Redevenu lui-même, conscient cependant de sa promesse, Johannes ressuscite Inger, dans une scène d’une pureté absolue. Le film, pourtant, n’est pas une apologie du miracle, l’œuvre d’un militant de la foi : en effet, si Johannes est sorti de sa folie, c’est pour que subsistent, plus forts que tout, la confiance et l’espoir en l’homme.
Ce film surprenant, d’une irréelle beauté, d’une intensité incroyable, constitue l’occasion de multiples réflexions, sur la religion certes, mais aussi sur la place de l’humain dans ce monde, harmonieuse ou non selon le regard que l’on pose sur lui. Le personnage d’Inger porte en lui l’idée que rien ne s’arrête jamais vraiment, que rien ne se fige, ouvrant une réflexion sur le sens de l’existence…

vendredi 25 décembre 2009

Lit de neige

Anselm Kiefer, Claudia Quinta, 2004(photo personnelle)


Les yeux, aveugles au monde, dans le mouroir d'à-pics : je viens,
dur plant au coeur.
Je viens.

Falaise miroir de lune. Chute.
(Lueur tachée de souffle. Sang épars sur zones étroites.
Âme se dissipant en formation nuageuse, une fois encore proche de la configuration nette.
Ombre décadigitale - position crispée.)

Les yeux aveugles au monde,
les yeux dans le mouroir d'à-pics,
les yeux les yeux :

Le lit de neige sous nous deux, le lit de neige.
Cristal après cristal,
treillagées dans des grilles à profondeur de temps, nous tombons,
nous tombons et gisons et tombons.

Et tombons :
Nous étions. Nous sommes.
Nous ne faisons qu'une chair avec la nuit.
Dans les couloirs, les couloirs.

Paul Celan, Grille de parole, 1959 (traduction de Jean-Pierre Lefebvre)

Les flots du Tibre emprisonnant le navire sur lequel voyage la vestale Claudia Quinta semblent n'entretenir aucun rapport avec les neiges de Celan. J'ai choisi cette illustration en raison du lien quasi indissociable entre Anselm Kiefer et le poète : ici, l'idée de pureté joint les deux oeuvres, à travers la vierge Claudia, la neige, le cristal, la netteté...

mardi 22 décembre 2009

Je cède à la mode des listes







Plutôt que de rédiger une nouvelle chronique, j’ai envie aujourd’hui de vous proposer une liste non exhaustive des lectures qui m’ont marquée ces derniers temps : il y aura des oublis, des lacunes, des regrets à venir.
Dans le désordre, et comme cela me vient :
Georges Bataille, - Le Bleu du Ciel
- La littérature et le mal
Cormac McCarthy, -La Route
-Suttree
-Méridien de sang
Andrei Tarkovski, Le temps scellé
Roberto Bolaño,- 2666
- Les détectives sauvages
-Le gaucho insupportable
-La littérature nazie en Amérique
Fernando Pessoa,  Le banquier anarchiste
Eric Vuillard, Conquistadors
Jean-Clet Martin, -La Chambre
-Une enquête criminelle de la philosophie
Bruno Tackels, Walter Benjamin, Une vie dans les textes
Walter Benjamin, -Œuvres I, II, III (lues et relues)
- Rêves
Varlam Chalamov, cits de la Kolyma
Vassili Grossmann, Vie et destin
Sade, Les 120 journées de Sodome
Barthes, La chambre claire
Paul Celan, Entretien dans la montagne

J'ai relu (dans le désordre et avec des oublis):
Dostoïevski, -Les Frères Karamazov
- Les Possédés
-L'Idiot
- Les Nuits blanches




Flannery O’Connor, -La sagesse dans le sang
-Les braves gens ne courent pas les rues

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
Freud, Totem et tabou

... Je voudrais lire et relire :
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité
Vikram Seth, Golden Gate
Les mille et une nuits
Michel Foucault, Histoire de la sexualité
Les oeuvres de Levinas (commencées en cette fin d'année, grâce à Yoann)
Russel Banks, Pourfendeur de nuages (un de ses plus beaux romans)
….
Il se peut que le contenu de cette liste évolue...

mercredi 16 décembre 2009

Déconstruire / reconstruire le monde : Roberto Bolaño, 2666



Tout a été dit sur 2666 de Roberto Bolaño, même si aucune recension n’est capable de saisir ne serait-ce qu’une partie de cette œuvre dont la première caractéristique semble être la démesure. La mienne ne fera pas exception. Comment alors justifier ce besoin d’écrire sur un tel livre ? Est-il possible de figer un instant la pensée en mouvement, fugitive, captivée, égarée, retrouvée puis perdue à nouveau dans les méandres de ce roman tentaculaire ? Le hasard a fait naître Bolaño au Chili : cette terre l’a rejeté comme un organisme indésirable, lui donnant tout de même, involontairement, des racines qui, prolongées indéfiniment, pourraient bien avoir franchi la frontière de l’Argentine, le plaçant au contact des fondations d’un labyrinthe borgésien…
L’image du labyrinthe cède ici à celle de la bifurcaria bifurcata, cette algue autotrophe et pérennante dont les ramifications s’étendent presque à l’infini. 2666 est d’une construction à la fois savante et aléatoire – non que l’auteur n’en ait contrôlé le moindre développement, la moindre digression : à l’égal du monde qu’il englobe, le roman fonctionne à la fois comme une constellation, projetant thèmes et personnages dans un univers apparemment désorganisé, mais il contient aussi de subtiles indications, balises discrètes donnant au lecteur le rôle de détective, comme Fate dans la troisième partie (« Fate » en anglais est le fatum des anciens, la destinée). Mais de quoi est-il ici question ?
Inachevée, l’œuvre se compose de cinq livres aux thèmes distincts. Le premier, « La partie des critiques », suit la quête de quatre universitaires européens unis par leur passion commune pour l’œuvre d’un mystérieux romancier, Benno von Archimboldi, qu’ils décident de pister jusqu’au Mexique, dans une poursuite hasardeuse menacée par l’insuccès. A Santa Theresa, près de la frontière avec les Etats-Unis, leur chemin croise brièvement celui d’Amalfitano, protagoniste de la seconde partie, universitaire comme eux, mais dont l’existence s’organise (ou se désorganise) autour de pôles très différents : sa fille, sa femme disparue (la folie douce de cette dernière trouve écho dans la dernière partie) et un étrange traité de géométrie suspendu par lui à une corde à linge en guise de happening, feuilleté au gré du vent. Le troisième livre, « La partie de Fate », a pour personnage principal un journaliste afro-américain que le hasard (toujours) conduit à Santa Theresa où il doit suivre un match de boxe. Son attention est plutôt attirée par des crimes dont des dizaines de femmes sont victimes, mais qui semblent ne préoccuper personne. « La partie des crimes » lui succède, interminable et sombre litanie, décompte de tous les crimes évoqués précédemment, dont toutes les victimes sont identifiées, décrites, autopsiées. Le dernier, « La partie d’Archimboldi », nous ramène, après des méandres étonnants, à l’énigmatique auteur poursuivi – la quête s’achevant au Mexique après avoir commencé en Allemagne, le roman s’insinuant dans les pas d’Archimboldi dans une grande partie de l’Europe, en URSS, en Roumanie, en Italie…
Mais l’unité de l’œuvre est réelle. Bolaño avait prévu une édition de ces cinq parties, constituant chacun une entité. La mort de l’auteur a conduit ses ayant-droit à éditer le roman dans son intégralité, décision qui nous permet de saisir la profonde diversité du livre, mais aussi son harmonie sidérale, contraignant le lecteur à un cheminement erratique mais attentif. L’épicentre de la narration se situe à Santa Theresa (ville jumelle de Ciudad Juarez, au Mexique, connue pour les nombreux assassinats de femmes qui s’y sont réellement commis). Un lieu auquel l’on accède pour des raisons multiples, mais qui semble aussi l’omphalos d’un monde voué au mal. Bolaño propose une réflexion passionnante sur la relation qui existe entre l’art et le mal, sans faire ouvertement référence aux œuvres philosophiques traitant de ce thème depuis la guerre. Sa pensée est concrète, le roman n’abandonnant presque jamais la narration pour des digressions philosophiques. Cependant, le quatrième livre, par la pénible et longue taxinomie des crimes, nous oblige à nous interroger sur ce qui nous pousse à ne pas refermer le livre… Ce catalogue constitue une sorte d’obstacle à la lecture, montagne dont l’ascension ne mène à rien, si ce n’est à une accumulation d’images morbides livrées sans explication, puisque l’assassin ne sera sans doute pas découvert. Et pourtant naît une sorte d’esthétique criminelle exerçant une fascination indéniable. Nous qui aurions horreur d’être confrontés à une telle réalité, pourquoi en acceptons-nous la description, la lecture suscitant forcément en nous des images épouvantables, d’autant plus qu’elles émanent en grande partie de notre propre imaginaire ?
Un moment, dans la dernière partie, Bolaño nous ramène à une autre horreur, aux origines différentes mais aux effets comparables : la tragédie de la Seconde Guerre Mondiale dans laquelle s’inscrit un moment le destin de Hans Reiter qui n’est pas encore devenu Archimboldi. Mais le mot de « destin » est-il bien choisi ? L’auteur s’y réfère souvent, sous différents avatars (Sisyphe et Odysseus, Fate, le magnétisme de ce lieu de mort qui attire un à un tous les personnages du roman – sauf un, et non le moindre)…Et pourtant, les protagonistes du roman semblent plutôt être les jouets d’une farce monumentale, poussés par le hasard sur toutes les routes du monde, échouant dans leurs quêtes. Le destin de l’homme est-il donc de se perdre ? Bolaño combat l'idée que l’existence individuelle dévoilerait sa signification à la fin – les morts meurent oubliés, loin de ceux qui les cherchent. Mais la destinée de chacun s’inscrit sans doute dans une volonté qui la dépasse, dans un jeu universel dont l’homme ignore les règles.
Que reste-t-il alors ? L’art, et la culture. Bolaño, romancier à l’écriture limpide, presque trop simple parfois, fait preuve d’une érudition exceptionnelle. Tous ses personnages se retrouvent à un moment ou à un autre confrontés à l’idée de littérature. Benno von Archimboldi (dont je ne vous révèlerai rien de plus) n’était pas destiné à devenir romancier. Ses œuvres pourtant sont celles d’un savant (le Bitzius qu’étudient Pelletier, Morini, Espinoza et Norton évoque l’existence d’un auteur suisse peu connu, Jeremias Gotthelf, pasteur d’une petite paroisse près de Morat). Les errances des soldats perdus dans le désastre de la guerre ont parfois d’étranges décors : un château de Transylvanie où ils rencontrent par hasard un général roumain plein de vitalité , mais qui finira crucifié à l’envers par ses propres hommes. Ce château labyrinthique en évoque d’autres ; l’ossuaire qui l’entoure (peut-être celui de Dracula) est un miroir des charniers laissés par les nazis, mais aussi du désert qui entoure Santa Theresa , dont chaque creux découvert recèle des restes humains… Ainsi, la littérature est un reflet de la réalité, et inversement ; il devient difficile de distinguer ce qui relève de l’une ou de l’autre. Le roman est d’ailleurs émaillé de références directes à des œuvres réelles (qui se mêlent à celles, imaginaires, écrites par Archimboldi) : les personnages sont tous des auteurs, des lecteurs ou les deux à la fois. Même le pharmacien camarade d’Amalfitano en fait partie : à la grande désolation de son ami, il s’intéresse à La Métamorphose plutôt qu’au Procès ou au Château, et à Bartleby plutôt qu’à Moby Dick.
Ainsi le monde se dévoile-t-il par petites pièces, comme dans un gigantesque puzzle dont nous attireraient uniquement certaines parties : le bleu étincelant d’un ciel mexicain, le corps d’une jeune fille violée, le dessin compliqué d’une algue, la silhouette dégingandée d’un soldat perdu… Autant de morceaux que nous ne pouvons rassembler, car il manque toujours un élément, une petite pièce à la forme contournée qui nous échappe, dissimulée à nos regards, et que nous ne retrouverons qu’une fois le puzzle détruit dans un geste d’impatience…
Je m’aperçois ici que j’ai omis une idée m’étant venue à la lecture de la dernière partie, et proche de celle de puzzle. Ce nom, hommage à l’italien Giuseppe Arcimboldo, évoque ces compositions savantes et surprenantes de légumes, de viandes composant des visages que l’on décèle en retournant le tableau, dont le sens diffère selon que l’on regarde l’œuvre à l’envers ou à l’endroit. J'aurais pu commenter aussi le titre du roman, dont la symbolique arithmétique est presque limpide...
Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois éditeur, 2008.


 Mon texte , un peu remanié, a été publié par Jean-Clet Martin sur son site "Strass de la philosophie" http://jeancletmartin.blog.fr/2010/01/05/roberto-bolano-7696561/

lundi 7 décembre 2009

The Road to Nowhere



Il est ici question de seuil, de passage. La Route de Cormac McCarthy, roman paru en 2006 aux Etats-Unis et couronné par le prix Pulitzer de la fiction en 2007, emprunte une étrange voie d’un monde familier à un ailleurs (ou un nulle part). Deux personnages sans nom, un père et son fils, rescapés d’un cataclysme dont nous ignorons tout, se déplacent sans relâche sur une route bordée par les reliefs d’un monde perdu – le nôtre. D’où viennent-ils ? Que sont-ils ? Où vont-ils ? Nul ne le sait, pas même eux sans doute. Prisonniers d’une trajectoire indéfinie, ils sont comme figés dans ce mouvement qui les confronte à un univers où il est impossible de trouver une place. Quelques repères subsistent pourtant : un caddie abandonné qui devient espoir de survie (ils y entassent tous leurs maigres biens), quelques maisons détruites, les ruines d’une ville, puis d’une autre. Cette odyssée privée de but les immerge cependant dans l’humanité tout entière : le bien, le mal, Dieu (est-il possible qu’il y ait un Dieu ?), l’avenir, la mort… Le voyage est silencieux : les mots ne peuvent souvent que dire l’effroi, l’incompréhension, l’angoisse de l’avenir. Du coup, le père se sent incapable de tenir son rôle, il ne peut rassurer son fils et lui montrer la route, comme on dit. Il l’aime, le protège, tente de lui inculquer quelques valeurs : mais celles-ci se limitent le plus souvent à apprendre à distinguer le bien du mal, les « gentils » des « méchants », à ne pas nuire mais à prévenir le danger.
Le chemin du père est tracé : il se meurt, s’affaiblissant à chaque pas, craignant à chaque instant d'abandonner son fils, le laissant vulnérable. Ce père prépare son fils à mourir, plaçant dans sa main le revolver qu’il devra utiliser s’il tombe entre les mains d’une de ces bandes de hors-la-loi qui menacent, s’adonnant à la violence, au pillage et au cannibalisme (il faut bien manger…). Le monde est retourné au chaos, la société a disparu, les rares survivants essayant de subsister au détriment des autres. C’est un monde dangereux à tout point de vue : les hommes s’entretuent, la nature n’offre aucun abri, ses grondements effrayant régulièrement l’homme et son fils. Pourtant, c’est en elle qu’ils ont confiance, pensant trouver au sud non pas un eldorado, mais au moins un endroit moins exposé au danger.
Ainsi, le père ne peut plus perpétuer les enseignements ordinaires. Même les mots se révèlent inutiles : dans cette destruction totale, bien des réalités habituelles ont disparu. Les mots sont donc condamnés, vidés de leur sens par l’absence de référent. Les gestes du quotidien (celui d’avant l’apocalypse) n’ont plus aucune signification pour l’enfant. Comment dans ce cas transmettre ? Pourtant, à chaque rencontre, à chaque occasion le père tente de maintenir en l’enfant « le feu », cette étincelle d’humanité qui fait leur dignité. La peur le pousse parfois à contrevenir aux règles qu’il a fixées ; il dépouille un homme qui les a volés, refuse une offrande de nourriture à un vieillard aveugle. Son fils le corrige : finalement, la transmission des valeurs s’est faite. Il subsiste donc un espoir.
Ils arrivent au bord de l’océan. L’eau inquiétante ne reflète que le gris du ciel. L’espace est ouvert, père et fils sont vulnérables. D’ailleurs, c’est à cet endroit que s’éteint le père. Mais l’enfant y était préparé, et même si le chagrin le submerge, il sait qu’il doit partir. Seul. Mais il est l’avenir : le monde pourrait bien se régénérer par lui. C’est ainsi qu’il trouve sa place, tout naturellement, dans une famille. Il reste donc des familles, un père, une mère, des enfants ! Une possibilité de repeupler la terre, si celle-ci ne se détruit pas. Cormac McCarthy ne nous dévoile rien. Ce roman poétique nous invite à méditer sur le mal, sur Dieu (ou le diable, le séparateur), sur l’existence…
Le cinéma s’est depuis quelques temps emparé de l’œuvre magnifique de McCarthy, les frères Coen avec No country for the old man, et tout récemment John Hillcoat pour La Route. Bien des spectateurs, attirés par l’aura de film catastrophe, seront déçus. Mais du roman, il subsiste indéniablement une certaine magie, dans les images d’une fidélité exemplaire aux évocation du texte, dans la discrétion – la violence est montrée, mais le réalisateur a eu le bon goût de ne pas en faire le pivot du film. L’interprétation est magnifique, tant pour Viggo Mortensen (le père) que pour le petit garçon , incroyable de fraîcheur et d’intensité.

PS : le titre de ce post m'a été inspiré par une chanson des Talking Heads ...