jeudi 26 février 2015

Claude Chambard : Tout dort en paix, sauf l'amour



Hans Memling, Portrait d'une jeune femme, 1480 (Memling in Sint-Jan, Bruges)



   Va-t-on, en vérité, songeant à poèmes, auprès de poèmes, par tels chemins ? Cette foulée n’est-elle qu’acheminement et  détour de toi à toi ? Mais ce sont en même temps, parmi tant d’autres chemins, chemins aussi où la parole trouve voix, ce sont  rencontres, chemins d’une voix vers un toi vigilant, tronçons d’une existence peut-être à venir, un projet de soi sur soi, au long de pareille cherche… Sorte de retour à l’endroit natal.
                      Paul Celan,  Le Méridien, Fata Morgana, trad. André du Bouchet.


La vie est un « nécessaire malentendu », l’écriture un chemin qui la parcourt en tous sens, vers le passé ou l’avenir, se jouant des frontières convenues entre réel & fiction, rêve & réalité. D’une bifurcation à l’autre, la poésie de Claude Chambard se déploie hors de tout schéma, mais dans le constant accompagnement de figures aimées, connues de chair ou de mots. Les limites s’abolissent entre l’existence et la mort, l’écriture se fait appel, trait d’union entre les vivants  & « ceux qui font signe depuis l’autre rive ». Cette idée se développe dans toutes les œuvres de Claude Chambard, dans Allée des artistes, texte magnifique dédié à Magdi Senadji, l’ami disparu, dans Young Appolo qui anime la silhouette de Walter Benjamin, au-delà de sa disparition à Port-Bou, fantôme qui s’incarne bientôt en le narrateur qui est aussi un lecteur… Je pourrais citer tous les titres de cette œuvre riche & discrète tel un trésor qui doit être découvert.  Le livre permet à la vie de se perpétuer, de se transmettre, il constitue la survie d’une pensée, d’émotions, de souvenirs, mais aussi le chemin d’un être à l’autre, que cet autre soit différent ou qu’il soit l’enfant que nous ne sommes plus.

Tout dort en paix sauf l’amour, ce texte poétique au titre merveilleux inspiré par Georges Perec, cinquième étape d’Un nécessaire malentendu, s’engage comme un voyage qui débute dans la Montée des Couardes, au sens propre comme au figuré. En effet, le livre se rattache au livre, les épisodes successifs se fondent pour construire l’œuvre qui serait la vie. L’écriture, de découverte en découverte, de lieu en lieu, se déplie en un territoire qui à chaque poème s’agrandit. Elle est « la côte, le chemin blanc des Couardes » & le  texte déjà publié chez Contre-Pied en 2009 & repris quasi à l’identique dans les trois premiers chapitres de Tout dort en paix nous engage dans un itinéraire qui s’annonce différent. Elle est un travail difficile & physique. C’est un chemin d’encre violette, bleue, noire ; elle « chante l’origine » & concrétise l’espace où se rejoignent l’enfance & la vieillesse, puisqu’il est parcouru par le narrateur & son grand-père. L’écriture permet-elle de s’approprier celui qui nous a engendrés ? Elle rend possible la fusion et la survie par le souvenir pérennisé. Elle est présente dès l’enfance, dans les sentiers empruntés, les allées parcourues, les couloirs arpentés. Claude Chambard cherche un lieu où le mouvement rejoindrait l’immobilité. Il peut être un train qui se déplace alors que le corps est dormant, un navire qui rejoint une île où les déplacements seront circonscrits, un chemin qui monte, qui essouffle, mais qui revient à son point de départ : des terrains glissants, à la fois connus et imprévisibles puisqu’ils suscitent le rêve & font naître le souvenir, lui aussi immuable et changeant.

L’œuvre de Claude Chambard est habitée d’enfance et de lectures, c’est une demeure de livres, protectrice face au monde incertain qui se conçoit en cercles concentriques dont le milieu serait occupé par la maison du grand-père aimé. Ces anneaux ondoient comme une eau dormante perturbée par le jet d’un galet – mais il faut se méfier, elle peut effacer, engloutir, faire disparaître. Ecrire, c’est se protéger et protéger les siens. On écrit aussi pour se défaire des liens originels, ceux du sang, & pour en créer d’autres, plus solides :
J’écris sur un secret qui demeure entier, imprononcé, retranché de l’histoire commune des miens, survivant à cet homme qui n’a pas voulu défaire le nœud de mes terreurs enfantines, qui, dans l’instant même de sa disparition, ne m’a pas reconnu pour autre chose qu’un aveuglement, une farce de la vie. (p. 25)
L’enfance n’est pas ce temps heureux que l’on idéalise : son souvenir s’emplit de menaces, comme ces Indiens de cinéma dont la mémoire ressuscite l’angoisse. Peut-être pour la fuir, le narrateur entreprend alors un voyage vers une île lointaine et proche. C’est la Zélande et Middleburg, à la douce lumière d’un paysage flamand, aux discrètes dorures d’une toile de la Renaissance. C’est aussi l’aventure et la surprise de rencontres inattendues : parmi elles une traduction de Perec, le capitaine Haddock, un pasteur… L’imaginaire colore le réel, le spectacle vécu s’enrichit des fantasmes de l’enfant, des drames du passé – y compris ceux qu’il n’a pas vécus, par exemple celui d’un « docker piqué par un serpent-minute » -  mais la possibilité d’une « extase » s’entrevoit dans la paix du lieu qui rappelle l’Ordet de Dreyer.

J’avais toujours eu la vague certitude, qu’un jour de ma vie, j’arriverais dans un lieu magique qui, en me livrant ses secrets, me donnerait la sagesse & l’extase, peut-être même la mort (…) (p. 34)
Piet Mondrian, Composition V, 1914 (MoMa, New-York)

Comme un livre ouvert, l’horizon s’élargit en

chemins plats
polders immense rosée
tous ces côtés verts
& côtés dorés & côtés bleus

Il ne s’agit pas d’une errance mais d’un retour dans le lieu de la mémoire et des livres, de la peinture & de l’amour, dans ce pays que s’est créé le narrateur & qui est aussi réel que la vie – puisque le souvenir déjà est la mort de ce qui a été vécu. Ce terrain est beaucoup plus solide, il ne disparaîtra pas. Intégré dans ce paysage il est possible de dormir… mais l’amour est loin. Ce ravissement teinte l’existence de couleurs nouvelles, pressenties depuis l’enfance mais contemplées pour la première fois. Cependant le passé demeure présent & ranime l’angoisse, toujours sourdement tapie et menaçante. La stabilité de cette terre paisible n’est qu’illusoire puisque nous vivons avec notre enfance, nos malheurs passés, nos peurs. Le malentendu est vital & originel, sans lui, plus de mouvement, plus de voyage, plus d’écriture, même si le langage qui conçoit le monde peut aussi le détruire.

C’est un souvenir dans la rosée, il ne justifie rien. Y aura-t-il pour de vrai un matin demande l’enfant – l’infans est ainsi vaincu. Irrécupérable. Sa tête trouée & désappointée. Vent du Nord, ce n’était pas encore la mort.
Aucune syllabe pour aucune phrase.
Phrase est un ricanement.
                          Tout dort en paix, sauf l’amour. 

Ainsi, Claude Chambard poursuit son chemin d’inquiétude ; il se déplace avec ses fantômes, ses vivants. Son écriture réfléchit l’existence, en suit les détours, les séparations, les retrouvailles, & ce territoire de mots enveloppe et nourrit d’autres lieux solitaires & partagés. Elle est singulière, mais tisse des liens étroits & bouleversants avec des amis de mots (Montaigne, Walser, Bernhard, Sebald…) :

Maintenant, où la lune, en faisceaux de lumière tendre, rougeoie, maintenant, où l’excédent tranquille de paix coule, comme des vagues douces sur les mensonges, maintenant, près des amoncellements de feuillage dans la forêt haute, maintenant, aucun nuage ne les porte dans la splendeur au-dessus de nous, maintenant, nous allons perdre le rocher, la montée des Couardes, la vallée même & tout le commencement





 Claude Chambard, Tout dort en paix, sauf l'amour
- Un Nécessaire Malentendu, V
(Le Bleu du Ciel, 2013)