vendredi 5 avril 2013

David COLLIN, Les cercles mémoriaux



A un Cronopio... 
Et puis, pour Claude Rouquet grâce à qui je voyage, je me passionne, je réfléchis, je suis émue. Bon anniversaire, L'Escampette !
Quand s’approche la fin, il ne reste plus d’images du souvenir ; il ne reste plus que des mots. Il n’est pas étrange que le temps ait confondu ceux qui une fois me désignèrent avec ceux qui furent symboles du sort de l’homme qui m’accompagna tant de siècles. J’ai été Homère ; bientôt je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort.
    J. L. Borges, L’Immortel, in L’Aleph (traduction par Roger Caillois et René L.-F. Durand, revue par Jean-Pierre Bernès.


   Il est difficile de saisir le mouvement qui anime le beau roman de David Collin tant il est subtil. Tout y est animé. Le corps du Naufragé retrouvé aux portes d’un sanctuaire dans le désert de Gobi est inerte, la plupart du temps, sauf quand les mouvements incontrôlés du rêve l’agitent en un combat qu’observent, compatissants, les nomades qui l’ont recueilli et les chamanes qui le soignent. Cependant son âme veille et contemple, étonnée, l’aspect de ce corps devenu lieu, « ramifications » à parcourir comme un labyrinthe inquiétant mais fascinant. Le Naufragé, en effet, est inconnu à lui-même. Le roman s’annonce quête, à la fois d’identité et de mémoire. Evidemment, elles sont indissociables, mais la recherche se dédouble, questionnement intime mais aussi recherche d’un autre … qu’il a oublié.
   Son aphasie initiale semble irrémédiable. Cependant, les mots ne sont pas absents puisqu’à ses côtés a été retrouvé un carnet rédigé dans une langue disparate – d’ailleurs, la langue que parle le Naufragé et les autres personnages est un mystère, comme si Babel avait ressuscité. Cheng, l’un des chamanes qui le soignent, initie cette hétérogénéité linguistique en livrant  des extraits de ce carnet :

[Extrait du carnet n°3, p. 38 (texte original rédigé sous forme de labyrinthe circulaire. Les mots soulignés par l’auteur restent dans la langue originale) :
… en somme, une escalade de coïncidences me conduit au cœur de la  verdad. Elles reconstituent ce qu’ils ont voulu détruire pour toujours : la figure d’un destin, l’enchaînement des choses qui nous relient au plus près, au plus vaste, au plus grand des hasards d’être nous-mêmes… je marche sans connaître mon but véritable, mais j’ai l’intime conviction de m’approcher finalmente de la verdad. Sait-il que je le cherche ? A-t-il oublié ses fautes passées, l’abandon de sa famille, les raisons de sa fuite, la déchirure ?]

   Le labyrinthe est omniprésent dans Les cercles mémoriaux ; il semble tatoué sur la peau du Naufragé et gravé dans chaque page du roman. Son entrée est cachée ; elle se confond parfois avec la porte du rêve – autre vie, dégagée de la conscience, qui aide à faire surgir, par bribes souvent indéchiffrables, ce passé qui hante l’homme silencieux. Les allées de ce labyrinthe l’égarent tout en lui permettant de retrouver des strates de mémoires, et l’on note combien l’écriture de David Collin semble tellurique, s’adaptant à chaque surface mais plongeant aussi dans des couches inatteignables. Elle transcrit à merveille cette poursuite insensée (parce qu’elle n’a ni point de départ ni objectif défini) de la mémoire, mais aussi de cet autre dont on ignore tout.



   Et la parole finit par renaître, spontanément, à la fois naturelle et miraculeuse, par la rencontre de Shen-li, jeune femme qui tente de figer le mouvement pour le décrypter grâce à son appareil-photo (les notes qu’elle prend  émaillent le roman à partir de ce moment, s’attardent sur un détail – souvent de hasard).

Photo n°20 – Note de Shen-li
Quartier d’artiste à Shanghaï. Longue pause sur trépied. Moganshan-lu est une presqu’île prête à glisser dans la rivière. Feuille déséquilibrée par le vent. L’allée centrale est l’organisme végétal qui tient le tout, le centre du cocon ouateux autour duquel s’organisent les ateliers. Alvéoles partout, ruche pour l’art contemporain. Saturation des blancs, à la limite du monochrome.

 Surgit ensuite un nom, Oulan-Bator, lieu désigné, identifiable, but qui oriente la quête. Puis le Naufragé se voit attribuer un nouveau patronyme qui lui convient parfaitement. Ainsi, la recherche de la mémoire est indissociable du hasard – motif qui s’inscrit tout au long du texte. La rencontre est à l’origine de tout, les bifurcations d’apparence arbitraire dessinent un labyrinthe qui, on commence à l’entrevoir, a une issue.

   C’est là que se dévoile la finesse et l’intelligence de l’écriture de David Collin qui parvient à englober tous les mouvements qui s’offrent au Naufragé (je continuerai à le nommer ainsi). Déplacements géographiques aventureux, cheminement vers le souvenir, vers le passé qui ne se dévoile que par éclats souvent mystérieux, mais aussi vers un avenir qui promet la révélation… Ces méandres combinant l’espace et le temps s’incarnent en cette marche à l’envers prescrite par le chamane Galsam. Ils sont confirmés par la prescription du docteur Ping à Shanghaï : « A rebours ! » Le Naufragé ne cesse de marcher, chacun de ses pas s’inscrivant dans une chorégraphie complexe et précise qu’il ne maîtrise pas, qui le conduit vers l’objet de sa quête. Les pas du Naufragé garantissent son contact avec la terre : l’homme est une parcelle de l’univers, il est minéral, végétal ; les villes aussi sont des forêts et leurs ruines redeviennent pierres posées au hasard des bouleversements telluriques.

 Les frontières s’abolissent comme le temps : l’avenir doit conduire au passé, les océans ne sont plus des obstacles et les personnages semblent avoir des ailes, de Mongolie en Chine, puis en Argentine. Les traces s’effacent du paysage mais demeurent par l’écriture qui, au gré des mots, réorganise le monde.

   Dans mes dernières notes, j’élabore une théorie personnelle des souvenirs, de leur enfouissement à leur redécouverte, des soudaines remémorations aux impressions de déjà-vu. Je relève scrupuleusement chaque image qu’un objet ou une vision suscite, puisque rapidement j’oublie jusqu’à leur brève apparition.
   Il m’est indispensable de noter chaque détail, de ne rien perdre de la continuité du processus, d’exercer les muscles de cette petite mémoire endormie qui ne ressurgit que dans ses oublis, qui ne revient qu’en fragments désordonnés.
   L’écriture rassemble, met en relation. Et l’accumulation scrupuleuse de ces fragments, organise ce qui, à première vue, apparaît isolé. Sans raison d’être.


   Cercles concentriques ? Si oui, ils s’élargissent. J’ai vu entre entre eux des intersections, des rencontres, toujours dans la complexité du mouvement. Le roman de David Collin emprunte des chemins qui combinent hasard et nécessité : il découvre peu à peu  les diverses couches de ce cheminement complexe et lumineux. Et comme pour l’auteur, au cours de la lecture, s’imposent à moi des figures d’écrivains aimés, de Borgès déjà cité à Walser, l’inlassable marcheur dont l’écriture dessine des sentiers labyrinthiques…


David Collin, Les cercles mémoriaux, L’Escampette Editions, 2012

mercredi 9 janvier 2013

Tes yeux dans une ville grise


La nuit tombe parfois
comme un bloc de pierre
et nous laisse sans espace.
Ma main ne peut plus alors te toucher
pour nous défendre de la mort
et je ne peux plus moi-même me toucher
pour nous défendre de l'absence.
Une veine jaillie sur cette même pierre
me sépare aussi de ma propre pensée.
La nuit devient ainsi
la première tombe.
Roberto Juarroz, Quinzième poésie verticale, Corti, 2002, traduction de Jacques Ancet

   Pierre noire sur pierre blanche, Lima se fond en un gris monotone. Chaque jour, Jeremías arpente ses rues en bus ou en combi, invisible pour les passants derrière cette vitre-miroir autant qu'à l'intérieur, pour les autres passagers aussi, seul en ce lieu collectif dont il observe les autres occupants. Dehors comme dedans se joue la tragédie d'une ville longtemps victime des dictatures, de la violence - celle du Sentier Lumineux qui d'entrée inscrit dans le roman son sillage de sang, de la pauvreté hypertrophiée par sa confrontation à la richesse insolente. Mais le jeune homme se trouve dans l'entre-deux : né du mauvais côté du mur qui se dresse entre les déshérités et les opulents, il a accidentellement traversé  cette démarcation à la mort de son grand-père. Pauvre parmi les riches, il est invisible; mais son regard embrasse tout, se fait clairvoyant sur lui-même et sur les autres dont il est séparé mais dont il partage le malheur. Lima, en ces années quatre-vingt dix, est officiellement entrée en démocratie. Cependant, les traces d'un passé douloureux ne sont guère effacées, la cruauté et l'injustice subsistent dans la brutale anomalie des inégalités économiques.
Les déambulations chaotiques de Jeremías résonnent clairement dans la prose rythmée et précise de Martín Mucha, en réponse aux bruits qui l'assourdissent :
Je désire un silence. Comme jamais. Que tous se taisent. Qu'on me laisse seul avec mes cauchemars. C'est difficile de comprendre la désolation au milieu de mêmes voitures et des  bus. Emplis de tout ce qui assourdit. C'est si tragique que le silence n'existe pas.


Il y a en Jeremías quelque chose des personnages de Bolaño : la constatation que le monde est livré au mal, qu'il faut le combattre par les mots, par la poésie peut-être... Mais chez Martín Mucha, ce combat est perdu d'avance : pour se défendre, il faut croire en une juste cause. Jeremías circule dans une ville qui ne connaît plus l'espoir : celui-ci a surgi parfois, a été anéanti et a pu renaître. Mais la démocratie est fragile et la violence économique et la guerilla continuent à régner. Le déplacement du jeune homme - voyage presque immobile tant le paysage semble immuable, sans couleur, presque sans odeur et baigné dans un tumulte brouillé - éveille cependant en lui la mémoire, enfin, le souvenir incertain et fragmentaire d'un passé peu ancien mais qui s'éloigne irrémédiablement. Les amours sont des souvenirs d'échecs, les amitiés se dissolvent, chaque être aimé disparaît et se trouve relégué dans l'ailleurs d'une mémoire aux prises avec un mouvement paradoxal de construction et de démantèlement. Ainsi le roman progresse-t-il par bribes, en chapitres brefs, en phrases lapidaires qui renvoient au mirage du monde.
A voir les gens derrière les vitres du bus, on dirait qu'ils sont attrapés dans un écran. Obnubilés. Décidés à rester là. C'est pareil dans les web-cafés. Les fenêtres du combi sont comme les écrans de la réalité. Sauf que personne ne répond.
La vie est un mensonge, pas même une illusion puisque Jeremías n'y croit pas. De loin, le bidonville illumine le paysage de touches chatoyantes, mais c'est la misère, la violence, la mort qu'il cache de ces couleurs gaies.
Le voyage n'a plus de sens : ni destination, ni objectif. Ou plutôt, si... Mais, "soft and lonely", "lost and lonely", Jeremías n'est plus accompagné que par ceux qu'ils a perdus.
A chaque feu rouge - à chaque rue, avenue ou impasse - surgissent des morts vivants. Ils font partie de ma vie. Ils crient à chaque pas. Ils hurlent. Tendent les mains. Mendient.
Ceux qui ne sont pas encore morts, eux, semblent perdre toute réalité. Leurs contours s'estompent dans une mémoire qui ne cherche pas vraiment à les retenir. Seule personne à tenir son rôle : la ville. Elle est menteuse pourtant, dissimule la pauvreté derrière des murs, attribue à chaque silhouette un rôle; personne ne dit / ne connaît la vérité. Les yeux de Jeremías percent l'illusion; lui, l'invisible, est seul capable de rendre perceptible ce qui se cache. Cela ne donne aucun sens à sa vie.
La deuxième partie du roman propose un nouvel éclairage sur le protagoniste, en un long épilogue où s'entrelacent les voix de ceux qu'il a croisés, mots surgis parfois des profondeurs de la terre, paroles équitablement réparties entre ceux qui se bercent vainement de leur importance et ceux que personne n'a jamais écoutés - Wari, le chien mort pour avoir souillé une robe Donna Karan; entre les amis fugitivement passés dans l'existence de Jeremías et les femmes qu'il aurait pu aimer... Et l'on pense de nouveau à Bolaño (Martín Mucha nous y conduit lui-même) : cette succession de chapitres pris en charge par des personnages constituant de Jeremías un portrait éclaté évoque Les Détectives sauvages, et d'ailleurs, l'un des garçons croisés au lycée, un ami d'un temps, conclut ainsi ses souvenirs du jeune homme:
Nous sommes arrivés avec des idées que plus personne ne défend. Nous étions des romantiques, mais pas à la manière des feuilletons télévisés. Des chiens romantiques.
Mais ce beau roman n'est pas un hommage à Roberto Bolaño : l'on sent chez Martín Mucha un amour et une admiration pour son aîné; cependant, là où  Bolaño poursuivait une quête, là où l'absence de fin réelle ne tuait pas définitivement toute espérance (même si...), le jeune romancier péruvien semble ne ménager aucune perspective. Ce texte poignant, désespéré, entraîne le lecteur dans une lente mais irrémédiable course vers la fin d'un monde qui ne méritait sans doute pas d'exister. Et pourtant, le lecteur n'en ressort pas désespéré, mais nourri d'une réflexion subtile, instillée par touches, et avec une poésie simple et diaprée. Malgré le désespoir la beauté subsiste, ainsi qu'un sentiment intense et étrange de fraternité qui se noue. Il y a longtemps qu'un roman nouveau ne m'avait tant émue - cela ne m'étais pas arrivée je crois depuis la découverte d'un texte dont j'ai parlé ici). 
Les éditions Asphalte, depuis un peu plus de deux ans, nous conduisent de découverte en découverte et de merveille en merveille. Je signale aussi la remarquable traduction d'Antonia Garcia Castro (qui m'avait déjà enchantée, entre autres, par son travail sur les Eaux-Fortes de Buenos Aires).
Et puis, en rédigeant cette chronique, j'ai écouté en boucle la bande sonore qui accompagne le roman, comme toujours chez Asphalte, et vous invite à la découvrir... 




Martín Mucha, Tes yeux dans une ville grise, Asphalte, janvier 2013, 16 €


Traduit de l'espagnol (Pérou) par Antonia Garcia Castro.