mercredi 9 janvier 2013

Tes yeux dans une ville grise


La nuit tombe parfois
comme un bloc de pierre
et nous laisse sans espace.
Ma main ne peut plus alors te toucher
pour nous défendre de la mort
et je ne peux plus moi-même me toucher
pour nous défendre de l'absence.
Une veine jaillie sur cette même pierre
me sépare aussi de ma propre pensée.
La nuit devient ainsi
la première tombe.
Roberto Juarroz, Quinzième poésie verticale, Corti, 2002, traduction de Jacques Ancet

   Pierre noire sur pierre blanche, Lima se fond en un gris monotone. Chaque jour, Jeremías arpente ses rues en bus ou en combi, invisible pour les passants derrière cette vitre-miroir autant qu'à l'intérieur, pour les autres passagers aussi, seul en ce lieu collectif dont il observe les autres occupants. Dehors comme dedans se joue la tragédie d'une ville longtemps victime des dictatures, de la violence - celle du Sentier Lumineux qui d'entrée inscrit dans le roman son sillage de sang, de la pauvreté hypertrophiée par sa confrontation à la richesse insolente. Mais le jeune homme se trouve dans l'entre-deux : né du mauvais côté du mur qui se dresse entre les déshérités et les opulents, il a accidentellement traversé  cette démarcation à la mort de son grand-père. Pauvre parmi les riches, il est invisible; mais son regard embrasse tout, se fait clairvoyant sur lui-même et sur les autres dont il est séparé mais dont il partage le malheur. Lima, en ces années quatre-vingt dix, est officiellement entrée en démocratie. Cependant, les traces d'un passé douloureux ne sont guère effacées, la cruauté et l'injustice subsistent dans la brutale anomalie des inégalités économiques.
Les déambulations chaotiques de Jeremías résonnent clairement dans la prose rythmée et précise de Martín Mucha, en réponse aux bruits qui l'assourdissent :
Je désire un silence. Comme jamais. Que tous se taisent. Qu'on me laisse seul avec mes cauchemars. C'est difficile de comprendre la désolation au milieu de mêmes voitures et des  bus. Emplis de tout ce qui assourdit. C'est si tragique que le silence n'existe pas.


Il y a en Jeremías quelque chose des personnages de Bolaño : la constatation que le monde est livré au mal, qu'il faut le combattre par les mots, par la poésie peut-être... Mais chez Martín Mucha, ce combat est perdu d'avance : pour se défendre, il faut croire en une juste cause. Jeremías circule dans une ville qui ne connaît plus l'espoir : celui-ci a surgi parfois, a été anéanti et a pu renaître. Mais la démocratie est fragile et la violence économique et la guerilla continuent à régner. Le déplacement du jeune homme - voyage presque immobile tant le paysage semble immuable, sans couleur, presque sans odeur et baigné dans un tumulte brouillé - éveille cependant en lui la mémoire, enfin, le souvenir incertain et fragmentaire d'un passé peu ancien mais qui s'éloigne irrémédiablement. Les amours sont des souvenirs d'échecs, les amitiés se dissolvent, chaque être aimé disparaît et se trouve relégué dans l'ailleurs d'une mémoire aux prises avec un mouvement paradoxal de construction et de démantèlement. Ainsi le roman progresse-t-il par bribes, en chapitres brefs, en phrases lapidaires qui renvoient au mirage du monde.
A voir les gens derrière les vitres du bus, on dirait qu'ils sont attrapés dans un écran. Obnubilés. Décidés à rester là. C'est pareil dans les web-cafés. Les fenêtres du combi sont comme les écrans de la réalité. Sauf que personne ne répond.
La vie est un mensonge, pas même une illusion puisque Jeremías n'y croit pas. De loin, le bidonville illumine le paysage de touches chatoyantes, mais c'est la misère, la violence, la mort qu'il cache de ces couleurs gaies.
Le voyage n'a plus de sens : ni destination, ni objectif. Ou plutôt, si... Mais, "soft and lonely", "lost and lonely", Jeremías n'est plus accompagné que par ceux qu'ils a perdus.
A chaque feu rouge - à chaque rue, avenue ou impasse - surgissent des morts vivants. Ils font partie de ma vie. Ils crient à chaque pas. Ils hurlent. Tendent les mains. Mendient.
Ceux qui ne sont pas encore morts, eux, semblent perdre toute réalité. Leurs contours s'estompent dans une mémoire qui ne cherche pas vraiment à les retenir. Seule personne à tenir son rôle : la ville. Elle est menteuse pourtant, dissimule la pauvreté derrière des murs, attribue à chaque silhouette un rôle; personne ne dit / ne connaît la vérité. Les yeux de Jeremías percent l'illusion; lui, l'invisible, est seul capable de rendre perceptible ce qui se cache. Cela ne donne aucun sens à sa vie.
La deuxième partie du roman propose un nouvel éclairage sur le protagoniste, en un long épilogue où s'entrelacent les voix de ceux qu'il a croisés, mots surgis parfois des profondeurs de la terre, paroles équitablement réparties entre ceux qui se bercent vainement de leur importance et ceux que personne n'a jamais écoutés - Wari, le chien mort pour avoir souillé une robe Donna Karan; entre les amis fugitivement passés dans l'existence de Jeremías et les femmes qu'il aurait pu aimer... Et l'on pense de nouveau à Bolaño (Martín Mucha nous y conduit lui-même) : cette succession de chapitres pris en charge par des personnages constituant de Jeremías un portrait éclaté évoque Les Détectives sauvages, et d'ailleurs, l'un des garçons croisés au lycée, un ami d'un temps, conclut ainsi ses souvenirs du jeune homme:
Nous sommes arrivés avec des idées que plus personne ne défend. Nous étions des romantiques, mais pas à la manière des feuilletons télévisés. Des chiens romantiques.
Mais ce beau roman n'est pas un hommage à Roberto Bolaño : l'on sent chez Martín Mucha un amour et une admiration pour son aîné; cependant, là où  Bolaño poursuivait une quête, là où l'absence de fin réelle ne tuait pas définitivement toute espérance (même si...), le jeune romancier péruvien semble ne ménager aucune perspective. Ce texte poignant, désespéré, entraîne le lecteur dans une lente mais irrémédiable course vers la fin d'un monde qui ne méritait sans doute pas d'exister. Et pourtant, le lecteur n'en ressort pas désespéré, mais nourri d'une réflexion subtile, instillée par touches, et avec une poésie simple et diaprée. Malgré le désespoir la beauté subsiste, ainsi qu'un sentiment intense et étrange de fraternité qui se noue. Il y a longtemps qu'un roman nouveau ne m'avait tant émue - cela ne m'étais pas arrivée je crois depuis la découverte d'un texte dont j'ai parlé ici). 
Les éditions Asphalte, depuis un peu plus de deux ans, nous conduisent de découverte en découverte et de merveille en merveille. Je signale aussi la remarquable traduction d'Antonia Garcia Castro (qui m'avait déjà enchantée, entre autres, par son travail sur les Eaux-Fortes de Buenos Aires).
Et puis, en rédigeant cette chronique, j'ai écouté en boucle la bande sonore qui accompagne le roman, comme toujours chez Asphalte, et vous invite à la découvrir... 




Martín Mucha, Tes yeux dans une ville grise, Asphalte, janvier 2013, 16 €


Traduit de l'espagnol (Pérou) par Antonia Garcia Castro.