vendredi 11 novembre 2011

Monsieur Han ou l'humaine condition


  Cette chronique a été publiée à l'origine dans Le Magazine des Livres n° 29 de mars 2011

Depuis 1991, les éditions Zulma se sont installées dans notre paysage littéraire : leur riche catalogue entraîne les lecteurs dans de multiples directions, et les textes apparemment disparates qu’elles publient ont en commun l’exigence et la qualité. Hwang Sok-yong est l’un des auteurs les plus célébrés dans son pays, la Corée du Sud. Ses œuvres occupent déjà une place importante chez Zulma, qui publie régulièrement ses nouvelles et ses romans depuis 2002 ; cependant, en Occident,  il demeure méconnu.  Kenzaburo Oe  le considère comme « le meilleur représentant de la littérature asiatique » d’aujourd’hui. Ainsi, Monsieur Han, premier volet d’une trilogie historique sur la publié en Corée du Sud au début des années 1970, et devenu depuis un classique de la littérature coréenne, reparaît dans une belle et subtile traduction de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet : c’est l’occasion de (re)faire connaissance avec ce texte intense qui saisit le destin tragique d’un homme simple aux prises avec l’histoire tourmentée et déchirante de son pays, la Corée.

   Un vieil homme se meurt dans une pauvre chambre, seul, guetté par ses voisins qui convoitent l’espace qu’il va laisser libre pour agrandir leur appartement. Autour de lui, nulle compassion, nulle chaleur : les rares gestes d’entraide sont suscités par le souci de ne pas s’attirer les médisances d’autrui. L’agonie de cet homme discret attise la curiosité : personne ne le connaît réellement, il n’a ni famille, ni amis. Son histoire est un mystère. Seule cette mort le rend intéressant : la fin d’une vie ne scelle-t-elle pas l’accomplissement d’un destin ? Or, privé de passé et d’identité, le vieillard ne peut éveiller l’estime de ses voisins qui attendent sa mort sans chagrin, légèrement ennuyés par les tracas administratifs qu’elle annonce. Déjà, l’écriture particulière de Hwang Sok-yong fait mouche : dénuée de pathos, elle aborde ce thème avec une cruelle simplicité :
 Parvenus à mi-hauteur, ils aperçurent le vieillard gisant sur le pas de sa porte. S’il était tombé du côté de l’escalier, sûr qu’il se serait tué sur le coup. Il avait gravi les marches en tâtonnant dans l’obscurité et il avait dû être pris de vertige quand, ouvrant la porte de sa chambre, la lumière lui avait sauté au visage. La lessive l’avait fatigué et, son sang circulant mal, il avait perdu connaissance. Min, le seul homme présent, le prit sous les aisselles et le traîna jusqu’au lit : le vieillard avait la tête qui pendait  en arrière, les jambes secouées de spasmes. La pièce était dans un désordre indescriptible : une valise d’un côté, une casserole de l’autre, ici un bol, là du linge sale, tout gisait pêle-mêle. De la bave suintait entre les lèvres closes du moribond, sa respiration était devenue rauque. 
      La mort du vieil homme est l’occasion d’une timide enquête : les voisins, fouillant ses affaires et y découvrant de pauvres reliques du passé, émettent des hypothèses, mais sans s’y attarder, tant est grande leur indifférence. Même le stéthoscope usagé qu’ils trouvent dans un vieux sac de cuir ne les renseigne pas.  L’identité de Monsieur Han s’est dissoute, son passé n’a plus de sens pour personne, son destin se fond dans une histoire commune où chaque individu a connu sa part de tragédie. Les funérailles de Monsieur Han réunissent très peu de monde, juste trois silhouettes surgies de son passé. Mais pour le lecteur s’annonce la révélation, par touches, de cette existence particulière prise dans les tourments de l’histoire.
Eduardo Basualdo, El silencio de las sirenas (2011), photo personnelle

   Le récit revient sur le passé de Han Yongdok, qu’il nous présente à Pyongyang, au début de la guerre de Corée.  Contrairement à ses collègues, il n’est pas mobilisé, ce qui indique que déjà pèse sur lui la suspicion des autorités. Hésitations et inquiétude se succèdent en lui, médecin gynécologue intègre mais menacé par les effets de la guerre fratricide. Les tracasseries se succèdent ; en effet, il est accusé d’avoir fait preuve de tiédeur politique. Cette mise à l’écart signale pour lui le début d’une vie d’instabilité et d’errance : d’abord nommé à l’Hôpital du Peuple où il ne peut exercer son art faute d’un matériel suffisant et où il assiste à des injustices – les patients sont traités selon leur rang dans le Parti -, il finit par être arrêté, torturé, puis fusillé. Il réchappe par miracle (ou par négligence) à son exécution, et est contraint de fuir Pyongyang. Il choisit ainsi de traverser le Daedong avec ce qui reste de sa famille.  Cette scène, centrale dans le roman, est forte et symbolique : le départ a lieu sous une tempête de neige qui rend impossible le passage de sa mère, de sa femme, de ses enfants ; les silhouettes de ses proches semblent ainsi s’effacer progressivement, absorbés par la blancheur du paysage – en Asie le blanc est la couleur du deuil. Le salut de Monsieur Han passe par le renoncement à sa famille, à ce qui fait son identité. Il reste l’homme de l’entre-deux, du seuil, qui ne peut plus être celui qu’il était, et qui ne peut  trouver une place dans ce monde nouveau.
   Han ne répondit pas, ne se retourna pas. Un vent glacial chargé de sable et de neige lui fouettait le visage. Derrière lui, il entendait le bruit des plaques de glace qui s’entrechoquaient et se brisaient.
   Le froid abominable du Daedong, jamais il ne l’oublierait.
Eduardo Basualdo, El silencio de las sirenas (2011), photo personnelle

   Le récit de la vie de Han Yongdok à Séoul est la chronique d’une existence vouée à l’échec et à la misère ; cependant, Han ne porte aucune responsabilité dans cette situation. Comme beaucoup de ses compatriotes exilés, il est la victime de tracasseries, de manipulations, de chantages, de dénonciations… Sa condition se dégrade, malgré quelques rencontres, celle d’une nouvelle épouse dont il a un enfant, les retrouvailles avec sa sœur, seul personnage solide dans ce monde fragile et incertain. Mais aucune attache ne résiste à ce chemin de croix que Han a emprunté depuis le début de la guerre ; en effet, nulle place ne semble réservée à ceux qui refusent l’opportunisme et la malhonnêteté. Han est un homme droit,  dévoué à ses patients, incapable de s’adapter à ses nouvelles conditions de vie qui requièrent ruse et duplicité. Le récit de cette catastrophe annoncée emprunte des chemins divers : la limpidité de l’écriture recèle des subtilités inattendues, la pitié se nuance d’humour parfois. Les discours s’entrelacent : le récit donne une voix à de nombreux personnages, par des dialogues qui occupent dans le roman une place importante. Mais il relaie aussi la parole officielle dans la transcription d’un rapport d’interrogatoire lorsque Han est intercepté par les Américains (on pense parfois à la poésie de Reznikoff), la trahison à travers une lettre de dénonciation – et l’on peut noter, à chaque nouveau malheur subi par Han, la présence d’un certain Bak, qui, comme une malédiction, semble entraîner le protagoniste dans une chute inéluctable.

   En s’attachant au destin de Han Yongdok, Hwang Sok-yong se fait le témoin des terribles conséquences de la partition de la Corée ; cependant, l’œuvre a des résonnances universelles. Le gynécologue contraint de fuir son pays est la victime de conflits qui le dépassent ; son exil reflète tous  les autres. Tout espoir de retour lui est interdit : à Pyongyang il est un indésirable et  un traitre. Loin de sa terre il ne peut s’enraciner,  et sur lui s’attarde le soupçon : en effet, il pourrait être un infiltré du Nord. De cette manière, l’équilibre est rompu. C’est le lot du transfuge, qui n’est chez lui nulle part… Han, progressivement, est dépossédé de tout, de sa famille, de son statut social, de la possibilité d’exercer son métier. Son itinéraire est une véritable descente aux enfers : les tracasseries se muent en persécutions, et, peu à peu, tous ses soutiens l’abandonnent. Cette chronique romanesque est en réalité un hommage rendu par l’auteur à sa famille. En effet, Han et sa sœur Yongsuk s’inspirent respectivement de l’oncle maternel et de la propre mère de Hwang Sok-yong. La tragédie familiale a donné naissance à ce texte à la fois simple, subtil et bouleversant, mais le romancier, lui, a pu, pour un temps, réaliser le rêve que partagent Han Yongsuk et sa propre mère : le retour à Pyongyang, et ceci au prix de longues années d’exil à Berlin et à New York,  puis de prison à Séoul. Ainsi l’œuvre littéraire suscite une brûlante interrogation sur la condition humaine, agrégat d’individus s’adaptant chacun à sa manière, avec intégrité, courage ou opportunisme à des situations qui le dépassent, entre idéalisme et réalisme cynique.




     

  


mercredi 12 octobre 2011

L'amour la poésie...

Cette chronique a été initialement publié dans la revue Black Herald #1.

«Du sollst dem Aug der Fremden sagen : Sei das Wasser.»
(Paul Celan, In Ägypten, in Mohn und Gedächtnis, 1952)
«Tu diras à l’œil de l’étrangère : sois l’eau.»
(En Égypte, in Pavot et mémoire, traduction de Jean-Pierre Lefebvre)

Je suis entrée un peu comme une voleuse dans la correspondance entre Paul Celan (1920-1970) et Ingeborg Bachmann (1926-1973), Herzzeit, publiée chez Suhrkamp en 2008, encore inédite en français. Ma fascination pour l’œuvre de ce poète, suspendue entre la limpidité d’un langage dépouillé et les arcanes d’un univers tourmenté, dont les textes sont gravés dans la pierre et le sable, explique peut-être ce désir de m’immiscer dans l’intimité de cet échange entre deux êtres torturés par une angoisse existentielle et poétique. J’avais peut-être aussi envie de rendre un corps à celui qui avait choisi, ce 20 avril 1970, de disparaître dans les flots de la Seine depuis le mélancolique Pont Mirabeau, de découvrir quel homme se dissimulait derrière ce poète voué à l’universel.
L’échange s’ouvre sur un poème, In Ägypten, que Celan offre à Ingeborg pour ses vingt-deux ans, l’année de leur rencontre à Vienne, un beau texte qui contient beaucoup des thèmes qui marquent l’œuvre de Celan. Dans l’eau du miroir, dans l’œil de la femme, Paul Celan cherche toutes les femmes, celles qui se sont données, ont souffert, Ruth, Myriam et Noémi, ces femmes juives qu’il associe au corps de la poétesse viennoise, fille de nazis. En effet, si la poésie les rassemble, tout rend cette relation improbable. Le Juif qui n’a plus foi en le monde est tombé amoureux de cette jeune Autrichienne rongée par la culpabilité. Cet amour ne sera jamais paisible, ne pourra s’inscrire dans aucune stabilité, en aucune durée. Les deux amants, très tôt, sont éloignés, Ingeborg à Vienne et Paul à Paris où il a trouvé du travail comme lecteur et traducteur. Ainsi les mots écrits se substituent-ils à la proximité des corps, tissant des liens fragiles et forts, créant parfois des tensions, se dissolvant dans un silence désespéré.
Cette correspondance est à la fois banale et étrange. Surprenante par la place qu’elle accorde au secret, au non-dit. De longues périodes s’écoulent en effet sans qu’aucun contact n’existe entre Paul et Ingeborg, puis le dialogue reprend comme s’il n’avait jamais été interrompu. Banale, parce que la poésie n’y a pas toujours sa place ; les lettres se tournent vers le quotidien, dans une tentative désespérée des deux amants de s’inscrire dans les habitudes l’un de l’autre. Sur ce terrain, Ingeborg est constante, affectueuse et soucieuse du bien-être de celui qu’elle aime. Après le mariage de Paul avec Gisèle Lestrange, elle continue à se battre pour que soit publiée l’œuvre  de celui qu’elle ne peut oublier – devenue elle-même la compagne de l’écrivain suisse Max Frisch. Souvent, ses longs courriers se heurtent au silence :

« Mein lieber Paul,
So lange schon habe ich kein Narricht von Dir. Ich weiss weder, ob Du meinen Brief und das Paeckchen erhalten hast, noch ob Du nach Oesterreich kommen wirst. Aber das soll kein Vorwurf sein. Ich bin nur in Sorge – ich weiss so gar nicht, wie es Dir geht und “wo” Du bist. » (Wien, den 26 Jaenner 1952) [« Mon cher Paul, cela fait si longtemps que je n’ai pas eu de nouvelles de toi. Je ne sais si tu as reçu ma lettre et mon petit paquet, ni même si tu viens en Autriche. Mais ne le prends pas comme un reproche. Je me fais juste du souci : je ne sais pas du tout comment tu vas ni « où » tu es. » (Vienne, le 26 janvier 1952).]

Parfois aussi, la conversation prend un tour presque comique. Paul, qui vient de se marier, se débat avec des questions morales, veut rompre mais n’y parvient pas, et après des considérations douloureuses, il achève sa lettre en écrivant : « Pour le petit paquet, il n’est pas arrivé, malheureusement. Il a dû se perdre ».  À travers ses lettres et ses silences, Paul Celan se révèle torturé, peu apte à entretenir des liens, si solides et si extraordinaires qu’ils soient, et semble se refuser à la simple possibilité du bonheur. Aussi, la brièveté et la rareté de ses missives semblent indiquer combien cet échange lui est peu naturel. Est-ce à dire que les sentiments en soient absents ? Nullement. Cependant, l’image qui naît ici du poète est à la fois touchante et un peu décevante. Plus que la santé ou le bien-être d’Ingeborg lui importe la publication de ses œuvres, les relations qu’elle peut tisser pour lui avec auteurs et éditeurs. La solitude crée autour  du poète un carcan dont il semble incapable d’émerger seul. Mais, essentielle, la poésie  comble le vide. Ainsi, il envoie à Ingeborg des liasses de poèmes : par exemple, entre le 7 et le 9 décembre 1957, il lui offre vingt et un textes rassemblés dans son recueil Mohn und Gedächtnis. Seule indication : « Für Ingeborg ». Dans ce recueil dédié à la femme lointaine mais aimée en dépit de tout, ce poème, Corona
Anselm Kiefer, Bibliothèque avec météorite, 1991 (collection Würth, photo personnelle)

Poème-clé, Corona cristallise de manière saisissante différents thèmes qui hantent son œuvre : le monde pétrifié, devenu minéral, cendres, pierre sans vie, doit renaître à travers l’union des corps, mais comme à distance. Le couple, encadré par une fenêtre, est un tableau baigné d’obscurité ; l’homme et la femme s’unissent sous le regard d’ombres incertaines, mais leur fusion ne peut s’opérer que comme « pavot et mémoire », immatérielle, s’incurvant dans les aspérités du monde, se fondant avec la douce clarté de la lune, qui cache plus qu’elle ne révèle. L’amour est un secret avivé par l’absence, annonciateur d’une possibilité de survivre au néant, d’un retour à un temps d’apaisement. Mais dans ce poème presque serein se lit une douleur, ou plutôt l’impossibilité d’une réconciliation de l’être avec soi-même et avec le monde. Le poète observe ce tableau qui se distingue de lui, même s’il en est une figure centrale : il est à la fois celui qui vit et celui qui dit. Pourtant, ce n’est pas un autoportrait : plutôt la projection d’une image de lui. Le corps peut être regardé, caressé par les éléments, mais pas étreint.  Ainsi se crée une sorte de halo, le fantôme d’un couple qui s’aime par les mots, à travers des symboles doux et déchirants à la fois, immatériels et fuyants. Seul le sommeil permet ce syncrétisme de deux êtres qui veulent fusionner mais qui sont, par essence, de nature différente. Ce « temps du cœur », ce courrier intime dans lequel nous pénétrons avec précaution, dans l’angoisse de la déception, s’achève tragiquement, dans le silence qui s’installe progressivement entre les deux amants. Les jours passent, les mois, puis les années. Le temps n’est pas venu… Paul Celan, incapable de se définir ailleurs que dans ce langage qu’il tente de recréer à partir du désastre, dans cette poésie de l’absence, des éléments, du deuil impossible, choisit de disparaître au monde, se perdant dans l’oubli. Ingeborg lui survit quelques années, puis meurt elle aussi, après avoir entretenu une correspondance active et émouvante, pleine d’humanité et de sollicitude, avec la veuve de Paul, Gisèle Lestrange. Herzzeit ne nous aura peut-être pas permis de mieux comprendre le poète, mais, de manière fulgurante, elle révèle cette nécessité de la poésie qui, pour lui, doit se substituer aux êtres et au monde.

Ingeborg Bachmann, Paul Celan, Herzzeit: der Briefwechsel
(Suhrkamp, 2008)
Ingeborg Bachmann, Paul Celan, Correspondence
(Translated by Wieland Hoban, Seaguul books, 2010)
(Traduction de l’allemand Bertrand Badiou, publiée le 13 octobre 2011 aux Editions du Seuil)
 J'en profite aussi pour rappeler la sortie du Black Herald #2, que vous pouvez encore commander sur le site de la revue.

dimanche 9 octobre 2011

Des trains à travers la plaine...

La nuit je mens
Je prends des trains
à travers la plaine
La nuit je mens
Je m'en lave les mains.
Alain Bashung, La nuit je mens (in Fantaisie militaire)

   Les éditions de l'Atelier in8 viennent de publier dans la collection "La porte à côté" un beau coffret placé sous le signe d'Alain Bashung, étoile disparue, dont l'album Fantaisie militaire (en particulier) a inspiré à quatre auteurs, poètes, romanciers, quatre nouvelles ciselées. Ces textes courts, denses, sont empreints d'une grande liberté malgré la contrainte de départ, et s'envolent dans des directions très différentes. De la musique naît la rêverie qui se dépose ici sur la papier en des mondes singuliers, chaque auteur recevant ce don et l'interprétant à son gré. S'ouvre ainsi une réflexion sur la création, sur ce qui la suscite, sur l'appropriation et l'herméneutique d'un univers personnel qui se décline en divers possibles.
J'ai choisi d'en retenir deux qui m'ont particulièrement touchée, ce qui n'enlève rien aux deux autres.



Claude Chambard, Le Jour où je suis mort

La première (celle qui ouvre d'ailleurs le coffret) initie un mortel voyage, celui de Samuel Hall, destruction en sept jours d'un jeune homme né d'un père inconnu, emporté par "un train à travers la plaine". La vie de Sam, fils abandonné et mal aimé par une mère incapable, s'inscrit dans un univers où la fraternité et la nature offrent un contrepoint à la violence du monde. Comme chez Cormac McCarthy, les adultes n'apportent aucune sécurité; ils ne sont ni aimants ni protecteurs, mais prisonniers de leurs démons, l'alcool, la cruauté. Aucun d'entre eux ne peut être un éducateur, hormis l'institutrice Mademoiselle Rose (fleur fragile et destinée à disparaître de leur univers).  Heureusement, Sam a un frère, Bill, qu'il aime, protège et venge tant est fort l'amour qui les lie - et pourtant, ils ont "la même mère, pas le même père, mais qu'importe." Leur refuge est la forêt où ils se sont créé une maison, une cabane (thème cher à Claude Chambard) où ils peuvent enfin redevenir des enfants. La forêt, les arbres, la nature sont un réconfort, un abri, loin du mal qui règne dans le coeur des hommes.
Je vais chercher dans la forêt un calme qui permet à mes vertiges, aux effroyables pulsations de mon crâne, un léger repos. En entrant dans le bois, c'est comme si je pénétrais une lumière dorée, une lumière de miel, une lumière sans saisons, sans heures, une lumière pleine, fascinante & apaisante.
Plutôt que sauvage, la nature est douce, réconfortante; elle préserve l'innocence de Sam ; mais cette évocation est déjà, peut-être, une manifestation de la mort désirée, seule issue au malheur. Ce couloir lumineux qui s'ouvre absorbe le jeune homme. C'est aussi au sein de la forêt, dans une autre cabane, que Sam découvre l'amour d'une femme, celui qui "rend meilleur" mais qui le conduira à la mort. Ce locus amoenus abrite toutes les phases de cette courte existence, de l'enfance à la mort. Il réalise le destin de l'homme-enfant qui n'aspire finalement qu'à la douceur. Mais celle-ci débouche toujours sur la violence.
Je rêve d'abricots & de ciboulette, de groseilles, de tisanes de serpolet, de jasmins jaunes, de tilleul, de chrysanthèmes & d'oranges sanguines qu'on m'écrase sur le visage, dont la pulpe épaisse m'étouffe, dont le jus rouge dégouline sur moi, m'ensanglante.
L'écriture poétique de Claude Chambard engendre un univers pur mais complexe, où la cruauté du monde contamine chaque moment de bonheur possible. Ce court récit, d'une extraordinaire densité, nous transporte dans un monde où s'abolit le temps, où toute une vie peut se jouer en sept journées...

Eric Pessan, Croiser les méduses

La nouvelle d'Eric Pessan fait naître un monde différent, à la fois étrange et familier, autour d'une petite fille, Wanda, dont l'existence se déploie entre les quatre éléments, la terre où s'encrent les pieds de sa balançoire, l'air dans lequel elle cherche à s'envoler, à s'oublier et à se trouver, le feu qui habite sa mère et l'eau, son élément. Cette chimie l'inscrit au monde, enfant-sirène qui fait l'amour à des murènes, dont le corps est offert en proie au regard des hommes, suscitant en eux un désir incongru et dangereux. Wanda perçoit ces signes mais ne parvient pas à les décrypter, vouée aux sensations, aux perceptions, toute livrée à l'expérience d'une innocente sensualité. 
Cette boule qui naît en son ventre sur la balançoire, lorsque le regard des hommes la poursuit, elle la retrouve chaque soir, la cultivant, la faisant croître de son bras dans l'apprentissage du désir et du plaisir.
La nuit, encore : quand je ne peux pas dormir, je nage, c'est une évidence, depuis que je suis liée à l'eau je nage tous les soirs. Après, je porte mes doigts à mon nez, ils ont une odeur un peu fade, douceâtre. Je les goûte, ils piquent un tout petit peu. La saveur du fond des océans. Ma saveur secrète de poisson. Il fait tellement chaud cet été, je ne peux m'endormir que de fatigue. Je m'accorde des haltes, je me fixe des objectifs. Trois, quatre, cinq fois la boule chaude au bout des doigts avant de trouver le sommeil. Une fois: six, j'avais des crampes au bras à force de nager.
L'enfant-sirène observe le spectacle du monde, elle en est même curieuse. Séparée des adultes, elle les regarde sans les comprendre, et pourtant, ce qu'elle retient d'eux est l'essentiel, la confusion, la danse du désir et du plaisir, les mortifications et la jouissance des corps, l'innocence et la perversité. Ce désir s'inscrit au coeur de son existence, source de la vie, combat contre la mort. Mais le corps inscrit l'être dans l'univers, c'est à travers lui que se crée le rapport aux autres, entre plaisir et danger.
Le texte d'Eric Pessan se développe en subtiles volutes épousant la mélodie de Baschung, établissant un lien étonnant entre l'homme et la petite fille :
J'ai fait la cour à des murènes
J'ai fait l'amour
J'ai fait le mort 
T'étais pas née (Alain Bashung, La nuit je mens)
 Une plongée dans la nuit protectrice et ensorcelante, sensuelle, qui marque le corps de l'empreinte du rêve.

Dans le coffret, restent à découvrir deux autre nouvelles particulièrement réussies : celle de Marie Cosnay, Où vont les vaisseaux maudits, d'une écriture belle et hallucinée, à l'origine d'un univers où la réflexion sur l'art et sur l'absence se mêle au cauchemar et à la folie; et celle de Jérôme Lafargue, Nage entre deux eaux, qui réinvente le lien filial en une histoire pleine de rebondissements.

Coffret Bashung - Des trains à travers la plaine, paru aux Editions de l'Atelier in8 en octobre 2011.
Merci aux éditions de l'Atelier in8 et en particulier à Josée Guellil.

jeudi 11 août 2011

Jim Dodge, L'Oiseau Canadèche



Fup, court roman publié en 1984, a attendu plus de vingt-cinq ans avant d’être traduit en français par Jean-Pierre Carasso pour les éditions Cambourakis. Ce titre étrange, émanation d’un jeu de mot sur « Fup duck » que l’on peut renverser en « Fucked up » (le choix de « Canadèche » en transcrit assez bien l’humour désabusé) place le lecteur dans une double attente,  celle d’une certaine désinvolture, d’un regard qui pourrait être distancié, mais aussi celle d’une explication : comment un oiseau, un canard, peut-il devenir le protagoniste d’une œuvre littéraire « sérieuse » ? Chez Jim Dodge, la littérature semble un jeu d’enfant.
   Or, comme dans Stone Junction, écrit après Fup mais que le lecteur francophone a pu découvrir il y a deux ans, la catastrophe initiale, la mort de la mère du héros, se dévoile entre tragédie et humour : un canard se pose sur l’eau près de la femme et de son enfant endormi, messager du futur peut-être, dans une scène quotidienne, tendre et poétique.
   Quelques minutes plus tard, Gabrielle coucha confortablement Johnny, toujours endormi, sur le siège avant, ramassa les miettes de pain et les morceaux de sandwich qui restaient et descendit voir si elle pouvait attirer le canard assez près du bord pour lui jeter ses rogatons.
   Au bout de la jetée, elle glissa sur les planches mouillées, son crâne cogna violemment dans sa chute ; elle bascula dans l’eau et se noya.
                 Johnny alors devient Titou : ce surnom semble le figer dans cette enfance qui aurait pu se briser là. Les héros enfants abondent dans la littérature américaine contemporaine. Mais contrairement aux protagonistes des œuvres de Cormac McCarthy, brutalement plongés dans un monde de violence par la démission ou la disparition des parents, Titou, lui, est recueilli, ou plutôt accueilli dans un univers inconnu, celui de Jake, son grand-père, vieillard un peu "maboul" qui, après une vie aventureuse et plusieurs mariages, s'est installé dans le ranch qu'il a gagné au poker près de la Russian River, au nord de la Californie. L'idée de paternité lui est étrangère : ainsi refuse-t-il d'aider sa fille Gabrielle, enceinte de Titou, quand elle l'appelle à l'aide. Marginal, il vit des revenus suscités par la fabrication du Old Death Whisper (le Vieux Râle d'Agonie), un whisky dont la recette lui a été transmise par un Indien mourant. L'enfant trouve sa place dans ce monde au seuil de la civilisation, régi par les lois de la nature qui supplantent celles des hommes. Grand-Père Jake lui enseigne tous ses mystères, lui apprend le respect du rythme des saisons, du règne animal, la méfiance à l'égard des humains. Ainsi L'Oiseau Canadèche peut-il se lire comme le récit d'une subtile et complète initiation dont le guide est un marginal, un fou, un sage... L'humour du récit aux péripéties souvent insolites s'empreint souvent d'une pénétrante méditation, les registres ne s'entrecroisent pas mais s'interpénètrent, la simplicité du langage creuse le monde d'un sillon de profondeur.
              Auprès du vieil homme de plus de quatre-vingts ans, Titou ne trouve pas de réponses mais des questions essentielles : comment s'inscrire au monde? Qu'est-ce que la vie? la mort?  Son besoin de circonscrire l'univers trouve un étrange exutoire : entre les parties d'échec avec son grand-père, un apprentissage de la patience, il tente de construire des clôtures - qui n'enclosent rien d'ailleurs : ni bétail, ni cultures.
              Titou avait préparé la clôture l'hiver durant, la dessinant à l'échelle sur du papier millimétré, nettoyant et huilant ses outils chaque dimanche après-midi jusqu'à ce ce Pépé Jake jurât qu'ils allaient lui sauter des mains comme une savonnette. Maintenant, enfin, tous ces préparatifs aboutissaient à des conditions parfaites : le sol était juste à point pour creuser les piquets - ni trop mou et gluant, collant à la bèche, ni trop sec. Le premier jour, il creusa cent vingt trous de pieux, profonds chacun de quatre-vingt-dix centimètres exactement, espacés de deux mètres dix et alignés si parfaitement qu'ils suivaient pour de bon le plus court chemin d'un point à un autre (...).

             Mais la perfection des préparatifs est mise en échec par une tempête venue de l'autre côté du Pacifique. La nature reprend ses droits, refusant cette cicatrice qui l'encage. Chaque événement de l'existence de Titou comporte un apprentissage. Ainsi, sa guerre contre Cloué-Legroin, un sanglier monumental (que Pépé Jake considère comme la réincarnation de Johnny Sept-Lunes, personnage qui relie L'Oiseau Canadèche à Stone Junction), le confronte-t-il à la naissance et à la mort. L'un des épisodes de cette lutte épique est l'occasion de la rencontre qui donne naissance au roman, à sa dimension fantasque : sous les pattes furieuses du monstre gît une pauvre créature à moitié morte, que Titou finit par identifier. C'est un caneton que le grand-père ressuscite d'une goutte de son Vieux Râle d'Agonie. Avec Canadèche, le récit semble s'amplifier, tel le volatile qui, pourtant colvert femelle, enfle et grandit, occupant un espace de plus en plus important au propre comme au figuré. Comme les deux hommes vivent au seuil de la nature, Canadèche s'installe à la frontière de l'humanité, et de l'un à l'autre, le pas est vite franchi. L'oiseau renie son appartenance à l'espèce des anatidés, il vit avec les humains, se nourrit presque comme eux, et surtout, refuse de voler, dans une recherche constante de proximité avec Titou. Pour lui il devient même... chien de chasse, pour l'assister dans son combat contre Cloué-Legroin. Il accompagne le jeune homme et son grand-père au drive-in :


             Les films préférés de Canadèche étaient les histoires d'amour, qu'elles fussent légères et humoristiques ou tragiquement meurtrières. Du haut de son perchoir, sur le dossier, elle regardait avec intensité, inclinant parfois la tête sur le côté pour caqueter avec sympathie devant les difficultés et les obstacles que rencontrait l'amour. Elle ne tolérait pas les commentaires ironiques et perpétuellement obscènes de Pépé Jake et, après qu'elle lui eût presque arraché l'oreille à deux reprises, il se contenta de marmonner des insanités dans sa barbe. Titou regardait en silence.
             En effet, Canadèche introduit aussi dans l'histoire de la féminité, elle séduit, accompagne, protège... Pourtant,  cette relation n'est jamais parodique, et c'est une force de ce roman que d'être toujours à la lisière, au seuil. Comme la vie, les sentiments se succèdent, se confondent parfois en de délicates nuances de joie ou de mélancolie, de doutes et de certitudes. La brièveté du texte est trompeuse : il aborde en profondeur des thèmes essentiels, le mystère de l'existence, le temps, la mort... La lutte qui oppose Titou à Cloué-Legroin semble ancrer à terre le combat d'Achab contre Moby Dick, lui ôtant sa dimension immatérielle pour le rapprocher de nous. Cette épopée est une source de la temporalité dans le récit qu'elle rythme, comme les parties d'échec, les ivresses. Le temps parfois se distend; il s'accélère aussi à d'autres moments. Canadèche s'arrête sur la rive : de même, le récit se pose, laisse la place à la contemplation. Je ne dirai rien de plus de l'oiseau, car les surprises abondent dans ce livre émouvant et porteur d'une réflexion subtile; mais la mort est affrontée et vaincue. Voici la fin de Pépé Jake - qui n'en est sans doute pas une : "-Bah, non d'une pipe, j'aurai été immortel jusqu'à ma mort!" Tel est le miracle de ce livre à la fois concentré et aérien, à l'image du Vieux Râle d'Agonie qui distille toutes les violences d'une Eau de Vie pour mieux laisser l'esprit se libérer...
          

   

  
    Jim Dodge, L'Oiseau Canadèche, traduit par Jean-Pierre Carasso, Editions Cambourakis, 2010.
        Pour C. grâce à qui j'ai découvert ce livre qui m'a emportée...

samedi 23 juillet 2011

A la dérive n°2


Le n°2 est sorti. Au sommaire :

ELIAS CANETTI, MATIAS AIRES, ALMANACH, CLAUDE ANET, ZOE BALTHUS, GABRIEL BAÑEZ, ALBIN BIS, PAULA BRAZ, MAYA BYSS, CLAUDE CHAMBARD, MARC CHOLODENKO, CLARO, LE CORAN, MANUELA IVONE CUNHA, PHILIPPE DESPORTES, LE DEUTERONOME , T.S ELIOT, EPICURE, FABRE D’EGLANTINE, FIOLOF & KOHN, JEAN DE LA FONTAINE, PAUL GEGAUFF, SYLVIE GERMAIN, FRANCISCO GOYA Y LUCIENTES, REGIS GUILLAUME, HESIODE, HORLOGE PARLANTE, VICTOR HUGO, ETIENNE JODELLE, MARCEL JOUSSE, ROBERTO JUARROZ, ANNE-FRANÇOISE KAVAUVEA, VERA KOLESSINA, JEAN-BAPTISTE LABAT, JULES LAFORGUE, ROGER LAHU, GIACOMO LEOPARDI, NADIA LOTFI, STEPHANE MALLARME, MICHEL DE MONTAIGNE, NIRVANA, ORFO, ALBAN ORSINI, BLAISE PASCAL, ROBERT PICCAMIGLIO, GEORGES POULET, HAROLD RAMIS, CELINE RIGHI, CHARLES ROZAN, LOUIS DE ROUVROY DE SAINT-SIMON, GUILLAUME SIAUDEAU, VALERIE SOURDIEUX & ERIC SOURDIEUX, HELENE STURM, TACITE, KIYOOKA TAKAYUK, MARLENE TISSOT, SOPHIE TOLSTOÏ, RAOUL VANEIGEM, MARC VILLARD, THOMAS VINAU, VOLTAIRE, ROBERT WALTER, EMILE ZOLA…
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