samedi 14 mai 2011

Dépasser les limites de la nuit : Eduardo Antonio Parra

Figurine Mohica (Musée du quai Branly, exposition Sexe, mort et sacrifice).
  

     Au Mexique, la ville de Ciudad Juárez est posée au bord du Río Bravo face à El Paso, porte d’entrée vers les Etats-Unis. Roberto Bolaño en a fait l’épicentre de la violence et du mal sous le nom de Santa Teresa dans 2666; elle déploie ses tentacules dans un désert creusé de tombes. Plutôt que de la dépeindre sous un soleil implacable qui ne révèle rien, Eduardo Antonio Parra s'immerge dans ses ténèbres comme en un gouffre insondable. Ce recueil de neuf nouvelles, paru en 1996, nous est enfin livré par les éditions Zulma dans une belle traduction de François Gaudry.

      La ville scintille de loin des néons qui trouent  l'obscurité pour y inscrire des signes indéchiffrables : ses contours torturés s'immobilisent dans une solitude angoissante, calme avant la tempête, menace voilée d'obscurité.Des phares s'éteignent, abandonnant les amants à une pénombre qui protège leurs caresses, parfois zébrée d'éclairs menaçants. L'orage éclate et plonge la ville dans les ténèbres.

Edna se précipita à la fenêtre. Sa terreur augmenta lorsqu'elle ne put voir la ville au pied de l'immeuble. L'obscurité était totale. Seule la lumière de deux phares surgissait très loin entre les ombres pour s'éteindre aussitôt. Dans le ciel, la lueur de la lune traversait péniblement le rideau noir des nuages, s'infiltrant çà et là entre des lambeaux qui évoquaient une chevelure vaporeuse.
   "C'est toute la ville, Samuel! Tout s'est éteint! C'était une bombe!"

L'écriture lapidaire  d'Eduardo Antonio Parra installe immédiatement, plus qu'une atmosphère, un climat. L'orage qui s'abat sur Ciudad Juárez matérialise les angoisses, suscite la violence, distribuant les rôles : les bourreaux, des marginaux trompant leur ennui dans les effluves de marijuana, les victimes, des étudiants cherchant le plaisir dans une voiture. Mais il révèle aussi la psychose d'une femme hantée par le spectre du terrorisme; et l'esprit de solidarité d'un gardien d'immeuble invitant un inconnu à passer la nuit à l'abri. De jour, ces personnages seraient insignifiants. La nuit, paradoxalement, les révèle dans leur folie latente, leurs peurs, leurs pulsions, cette Nuit la plus obscure qui occupe dans le recueil une place centrale, et qui constitue une sorte de recueil en miniature, entrelaçant les destins de quatre groupes de personnages qui ne se rencontrent pas tous, mais qui vivent au même moment une expérience singulière les menant au paroxysme ou, au contraire, leur rappelant que la fraternité existe.
Ciudad Juárez, ruelle de nuit.

   Les Limites de la nuit sont en effet atteintes et dépassés dans ces textes liés par l'obscurité. La nuit mexicaine dévoile plutôt qu'elle ne cache, elle déchaîne ce qui le jour reste sous contrôle : la frénésie de sexe et de mort, le désir de vengeance... Les odeurs de la ville exacerbent la passion et le désir, parfois sans objet : l'on désire, mais l'on ne sait quoi. Ainsi l'esprit se soumet au corps qui se laisse emporter au-delà du raisonnable. Les odeurs prennent corps elles aussi, comme si cette nuit devait abolir la distinction entre le palpable et l'immatériel, comme si toute spiritualité devait s'évanouir pour laisser place aux sens et à la substance.

Dehors, elle inspira l'haleine putréfiée de la nuit. Ca sentait la chaleur, la sueur desséchée, les ordures; du sol chauffé pendant la journée montaient des vapeurs grasses. Elle bénit tous ces effluves de la ville : c'était une distraction. 
 Cette nuit fait apparaître un monde en décomposition dans lequel s'exacerbent les pulsions et les sentiments. Ce n'est pas une nuit solitaire, non : elle est peuplée de silhouettes qui se cherchent sans toujours se trouver, comme les contours ondulants de cette danseuse seule au milieu de la piste, attirant tous les regards mais ne s'offrant qu'à un seul, celui que la lumière place justement hors de la vue des autres... Et l'homme qui la désire se perd seul dans la pénombre de ce Nocturne fugace de Monterrey, à la brièveté incisive et désespérée. Les fulgurances de cette nuit scintillante s'estompent et disparaissent. Reste "un immense cimetière" dans lequel s'enfonce l'homme solitaire, comme en "une tombe étroite et millénaire".
C'est aussi un monde paradoxal où le jeu s'allie à la souffrance, le plaisir à la mort. Même la vengeance s'accomplit dans une exultation presque sensuelle - le coup fatal se fond en une accolade pleine de tendresse, dans la nouvelle qui inaugure le recueil, Le Serment. Le jeu sexuel aussi est inséparable du désir de mort, dans une recherche effrénée du dépassement des limites. Le Plaisir de mourir,  deuxième nouvelle, plonge le lecteur au coeur des ébats d'un couple qui ne peut exister que dans la quête de cet au-delà qui mêle sexe et sang, orgasme et mort.

Lui reste-t-il quelque chose à expérimenter? Il cherche une réponse. Dans son sommeil, la femme émet un bruit, mais Roberto n'y fait pas attention. Oui, il y a une chose qu'il n'a pas expérimentée. La seule, celle qu'il pourrait considérer comme son chef-d'oeuvre : le plaisir de la mort.
Mourir... rien que d'y penser, il est excité comme jamais. Mais ce n'est pas le mystère de la mort qui l'intéresse, le doute éternel sur ce qu'il y aura de l'autre côté, la spéculation sur l'autre monde, la réincarnation, le paradis, l'enfer. Non. L'intérêt tient au fait de mourir, au plaisir qui submerge sûrement cet instant de transition.

   La mort guette à chaque instant. Elle est un but ou une conséquence de cette folie qui naît la nuit. Parfois elle échappe à celui qui la désire, moment de grande déception. On pense à Pedro Páramo de Juan Rulfo, où la frontière entre la vie et la mort s'abolit. Pourtant, ce qui chez Rulfo relève du réalisme magique s'ancre ici dans une évocation réaliste du monde. Le rêve, dans l'oeuvre de Parra naît de l'impossibilité d'atteindre l'autre, la véritable relation ne s'établissant que dans l'imaginaire, même si celui-ci ne la pare d'aucune féérie. Ainsi, chaque personnage est renvoyé à sa solitude et à sa disparition, dans un monde désespéré où personne ne semble trouver sa place, que ce soit dans une chambre, dans un bar, dans une ruelle ou au fond d'un puits. En refermant le livre, demeure l'impression paradoxale d'avoir été plongé dans un grand roman, les destins éclatés de ces êtres sans ancrage se rassemblant pour dessiner les contours d'un monde hostile que l'on souhaite quitter, mais sans connaître sa destination : le Río Bravo, frontière vers un autre univers, ne se traverse pas si facilement...



Eduardo Antonio Parra, Les Limites de la nuit, traduction de François Gaudry, Zulma, 2011

Eduardo Antonio Parra a obtenu le prix Antonin Artaud 2009 pour ce recueil.

Et puis, comme toujours, la pertinente analyse de Nikola sur Paludes (je me suis interdit de l'écouter avant...)