lundi 28 mars 2011

Anselm Kiefer : l'oeuvre d'art, "mémoire sans souvenir"? Exposition au musée Würth à Erstein.

Anselm Kiefer, Der Engel, 1976-1978, collection Würth, photo personnelle        


                                                              Cette chronique est dédiée à Claude Chambard qui a supporté avec patience mon enthousiasme débordant pendant cette visite...        
Au bleu qui cherche encore son oeil je bois le premier.
Je bois aux traces de tes pas, et je vois :
tu roules entre mes doigts, perle, et tu grandis.
Tu grandis comme ceux que l'on oublie.
Tu roules : le grêlon noir de la mélancolie
tombe dans un linge, de signes d'adieu tout blanchi.
   Paul Celan, Pavot et Mémoire, Christian Bourgois Editeur, traduction Valérie Briet, 1987

   Silhouette noire sur un ciel sombre et menaçant, ailes zébrées de flammèches, l'Ange de l'Histoire se penche sur une humanité à bout de souffle, presque détruite. D'un geste protecteur il tente de sortir de l'ombre les victimes, ceux que la Catastrophe a réduits en cendres mais dont la mémoire ne doit pas disparaître... Vision prémonitoire associée par Walter Benjamin à une oeuvre de Paul Klee - Angelus Novus, l'ange tourmenté renaît dans cette oeuvre tragique et pourtant illuminée d'une clarté diffuse, accueillant les visiteurs de l'exposition "Anselm Kiefer dans la collection Würth" visible à Erstein jusqu'au 25 septembre 2011.

Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé.
Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds.
Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer.
   Walter Benjamin, "Angelus novus" in Thèse sur la philosophie de l'histoire, Denoël, 1971

   S'engage alors un voyage à rebours dans l'oeuvre de Kiefer, dont les travaux sont présentés dans une chronologie inversée. Approche déroutante, mais qui, finalement, rend hommage à une pensée puisque, comme Chlebnikov, poète russe auteur d'une théorie de l'histoire cyclique plutôt que linéaire, l'artiste imagine que les germes des catastrophes à venir existent déjà dans celles du passé.

A. Kiefer, Velimir Chlebnikov Seeschlachten, 2005, collection Würth, photo personnelle

   Le travail d'Anselm Kiefer se fait passage, traverse tous les seuils, en résonance avec les interrogations qui marquent les consciences depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Tout le monde conserve à l'esprit la question d'Adorno, souvent simplifiée dans la formule : "Peut-on écrire après Auschwitz?" La confrontation avec les oeuvres de Kiefer plonge le visiteur au coeur de ce lancinant problème. L'artiste le rend témoin de son cheminement intime, douloureux, né d'une culpabilité involontaire : en effet, né juste à la fin de la guerre dans le Bade-Wurtemberg, il cherche le moyen de conserver ses racines germaniques tout en reniant leur appropriation par le national-socialisme. Parfois, la méthode est brutale. Témoin en est cette série d'oeuvres picturales et photographiques dans lesquelles il se représente faisant le salut nazi en divers lieux, en France ou devant le Colisée à Rome par exemple. Au-delà de la provocation l'on peut lire dans ces Heroische Sinnbilder une volonté de comprendre, même si cela semble impossible, ce qui a pu conduire tant de personnes à accepter ces règles barbares, tout en ridiculisant ce geste dépourvu de sens et reproduit de manière isolée.

A. Kiefer, Heroisches Sinnbild III, 1971, collection Würth, photo personnelle



Kiefer reconnaît son appartenance au peuple allemand, s'interroge sans doute sur son attitude s'il était né une vingtaine d'années plus tôt, et en profite pour détruire toute connivence avec cette période que pourtant il s'interdit d'oublier en la fixant à jamais sur divers supports, albums photos ou toiles. A ce moment le judaïsme prend une place considérable dans son oeuvre; il s'intéresse de près à la Kabbale dont il intègre de plus en plus d'éléments dans ses travaux. Un lien étroit s'établit avec l'oeuvre d'un poète qui habitera désormais de manière durable, évidente et émouvante les toiles de l'artiste : Paul Celan qui, de seuil en seuil, nourrit ses textes de la culpabilité du survivant, de l'hommage rendu aux victimes, de l'impossibilité de survivre dans un monde qui a rendu possible cette catastrophe.

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit
Nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir
nous buvons nous buvons
Un homme habite la maison tes cheveux d'or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamith nous creusons
une tombe dans les airs on n'y est pas couché à l'étroit
   Paul Celan, Fugue de mort, in Pavot et Mémoire (op.cit.)

A. Kiefer, Dein goldenes Haar, Margarete, 1981, id.


Comme Celan, Kiefer inscrit son oeuvre à la fois dans une cosmogonie - il s'inspire de toutes les mythologies fondatrices de notre civilisation, qu'il a étudiées de manière approfondie, car son travail est aussi celui d'un érudit - et au sein de la nature. Ses toiles sont vivantes, végétales et minérales; il les a souvent soumises à l'air qui oxyde, à l'eau qui altère, à la poussière, à l'érosion. Ainsi le monde marque son empreinte dans ces tableaux souvent gigantesques, offrant au regard d'innombrables chemins, invitation à un voyage infini aussi bien dans le passé que dans l'avenir... L'univers entier y est embrassé, d'étoile en grain de poussière, de branche en brin de paille; Yggdrasil y est un fagot d'où naissent tous les arbres et tous les mondes; pigments et terre se mêlent en des sillons mythiques; Margarete se fond à Sulamith, les sillons, tels des rails, menant à l'anneau ou à l'ultime destination. Les constellations veillent sur un sol meurtri, écorché, parfois couvert de neige mais aux blessures toujours visibles...

A.K., Das letzte Fuder, 2007, id.

      Exploration d'une oeuvre à la fois monumentale et intime qui se fait le témoin d'un questionnement perpétuel embrassant tous les territoires de l'âme et de la conscience, la visite de cette exposition est bouleversante. Anselm Kiefer nous associe à son travail de deuil mais aussi de connaissance; l'absence presque totale de représentations humaines (excepté l'artiste lui-même dans ses Heroische Sinnbilder et des personnages de la mythologie) n'exclut pas l'humanité, à laquelle se substitue le spectateur - qui devient acteur. Extérieur à la toile, il se trouve cependant placé à son point d'origine, ce qui l'engage immanquablement dans une réflexion personnelle. Kiefer ne souhaite pas imposer une interprétation, c'est au visiteur de  trouver son chemin dans cette cosmogonie ancienne et nouvelle. A la sortie, son regard est attiré par une bibliothèque de plomb, renfermant des livres aux pages cornées, aux silhouettes torturées, lourds d'un savoir collectif et mystérieux, dont les pages restent à écrire. Ainsi cette oeuvre se trouve-t-elle au seuil du passé et de l'avenir, emplie de la mémoire du monde mais ouverte à tous les possibles qui en naîtront. 

     Z.I Ouest
Rue Georges Besse BP 40013
67158 ERSTEIN
Tél : +33 (0)3 88 64 74 84
Fax : +33 (0)3 88 64 74 88


jeudi 3 mars 2011

Odeurs de sainteté : Gabriel Báñez, La Vierge d'Ensenada



                                                                             
Dis à tes
doigts qui t'accompagnent
jusque dans les gouffres, combien
je t'ai connue, combien je t'ai
poussée loin dans les profondeurs, où
mon rêve le plus amer
a de coeur couché avec toi, dans le lit
de mon inarrachable nom.
Paul Celan, Renverse du souffle, traduction J.-P. Lefebvre, Seuil, 2003

   L'oeuvre de Gabriel Báñez, immense auteur argentin trop tôt disparu se dévoile progressivement au lecteur francophone, grâce aux éditions de La Dernière Goutte dont j'ai déjà parlé ici . Après Les enfants disparaissent, magnifique méditation sur le temps, l'enfance, l'irrémédiable disparition de l'innocence, Christophe Sedierta et Nathalie Eberhardt inscrivent à leur beau catalogue un roman extraordinaire, publié à l'origine en 1998 : La Vierge d'Ensenada.

  
   Ici, le centre du monde est une petite ville d'Argentine, Ensenada, partido de la province de Buenos Aires, posée au bord de l'océan. Port d'arrivée mais aussi point de départ, elle fourmille d'une population cosmopolite   qui s'active de manière désordonnée autour de l’église Notre-Dame, mais aussi sur les docks et dans les quartiers mal famés où  se croisent marins, malfrats et prostituées, miséreux chassés de leur pays d'origine par les diverses dictatures qui naissent en Europe en ce début des années Trente. A l'image de l'Argentine, Ensenada se peuple au gré des navires qui y déversent leur flot de malheureux, Croates, Grecs, Turcs, Italiens, Allemands et ... Belges, comme Sara Divas et son père, un veuf, qui fuit l'antisémitisme et espère vendre des chapeaux. Le mouvement y est incessant, le tangage des coques des bateaux amarrés dans le port se transmet à toute la ville qui semble incapable de se figer ni d'offrir à ses habitants de hasard une quelconque stabilité. Même la figure paternelle ne résiste pas à cette impermanence : l'échec de son négoce  - dû à l'impossibilité de se faire comprendre : en effet, il ne parle pas l'espagnol - oblige Sara à chercher ailleurs l'équilibre auquel elle aspire.
Tous les hommes se font d'eau.
Cette phrase un peu sibylline s'impose à elle immédiatement, et ne la quittera plus. Fuyants, inconstants, ceux-ci peuvent-ils offrir un appui, à la petite fille de neuf ans qui erre dans les rues de la ville peuplée de migrants? Ainsi commence la quête de Sarita : celle d'une langue - elle veut oublier le français qui lui est odieux, mais aussi celle d'un lien humain, solide et subtil, stable et évanescent comme l'amour. Guidée par les odeurs, les voix qui murmurent de douces prières dans un idiome qui lui est encore inconnu, babillage mêlé de prières, elle parvient en un lieu qui deviendra son repère : l'église Notre-Dame de la Merci, dont le prêtre, Bernardo Benzano, la recueille. En lui elle ne reconnaît pas un père, mais, malgré son jeune âge, un homme aux beaux yeux gris et à la tête de marin. Entre eux se crée un lien qui tient autant de l'esprit et du coeur que d'une sensualité interdite mais qui se matérialise avec fugacité, comme les parfums à la composition desquels il l'initie :
Benzano lui enseigna les rudiments de la parfumerie artisanale et l'incita, par l'étude des essences de fleurs et de racines, à tenter de découvrir l'odeur de la sainteté. Elle passait des journées entières à distiller les extraits, à classer les pollens, et lorsqu'enfin elle se sentait sur le point de faire une découverte, elle enfermait le parfum dans de petites fioles de Funchal en verre bleu et filait se soumettre au verdict du prêtre. Benzano se penchait, ôtait le bouchon et, tel un oenologue du divin, plissait les yeux et laissait le parfum se répandre dans l'atmosphère. Il pouvait rester dans cette extase olfactive de longues minutes, des heures même : après s'être emparée des sens, la marée céleste inondait ensuite la mémoire en des recoins inexplorés, disait-il. C'est ainsi qu'il fallait savourer ce parfum. Ne pas se contenter de le respirer. Pour le sentir il fallait voyager. L'odeur de la sainteté était si rare et si sauvage qu'elle menait à l'innocence, un lieu, pensait Benzano situé quelque part entre les genoux et la ligne de flottaison de l'enfance.
Photo personnelle, musée Unterlinden

    Le parfum, fragile équilibre, rencontre immatérielle entre les sens, le mysticisme, la pureté de l'enfance, se grave dans le souvenir où il laisse une empreinte indélébile, plus qu'un corps, plus que la matière. Les fragrances éthérées de rose, de fleur d'oranger, de verveine, de genévrier se substituent aux caresses, aux effleurements, au contact des corps. Pour Benzano, le souvenir de la femme survit dans la mémoire d'une odeur, comme l'effluve sirupeux du corps d'une prostituée qu'il ne peut oublier.  Entre l'homme et la petite fille l'esprit installe un lien qui ne se concrétise que de manière éphémère, telle l'apparition qui se produit un jour : la Vierge, figure maternelle aux yeux tristes, lui est révélée. Preuve de son innocence – un thème très présent dans l’œuvre de Gabriel Báñez – elle est aussi la manifestation d’une féminité, car cette Vierge s’incarne ensuite en une femme, une prostituée que le prêtre et l’enfant surprennent en plein ébat avec le père de Sarita, et que le lecteur identifiera plus tard à Eva – Evita, prostituée avec laquelle Benzano entretient lui aussi une liaison. La Vierge est la femme, elle se fait chair ; l’erreur de Sara est aussi celle de tout le peuple argentin qui a pu voir en Evita Perón une figure angélique. Ainsi, la petite fille ne discerne pas le mal là où il se trouve ; cette pureté peut se communiquer à son entourage. Mais peut-elle survivre à l’irrémédiable fuite de ce temps bienheureux de l’enfance ? Les miracles font long feu. Comme les parfums s’évaporent et meurent, les liens qui se sont créés ne peuvent subsister au temps. L’amour filial qu’éprouve le prêtre pour l’enfant se mue en désir. Refusant de s’y livrer, il tente d’éloigner l’adolescente en la confiant à La Soupe de l’Enfant, une œuvre de charité à laquelle elle ne cesse d’échapper pour retrouver celui qu’elle aime.
Ushuaïa

      L’univers dans lequel se meuvent Sara et Bernardo est inconstant. Ensenada, petite ville tentant de prospérer à l’ombre de Buenos Aires, est comme un monde en réduction : on y parle toutes les langues, on les oublie aussi ; s’y rencontrent tous ceux qu’ont chassés de leurs pays les désordres politiques. Eva, la Vierge – prostituée, est l’épouse d’un certain Joseph Broz que le lecteur reconnaîtra ! Le roman fantasme l’Histoire qui s’entrecroise aux destinées individuelles, fondant une mythologie commune, tant se ressemblent les cataclysmes endurés par tous les peuples. La Vierge veille sur un monde en proie au malheur, aux guerres, aux dictatures existantes ou naissantes… L’amour ne peut s’y épanouir, tant chacun est conscient du rôle qu’il doit jouer. Le prêtre qui aspire à la sainteté, qui note scrupuleusement toute manifestation miraculeuse dont il est témoin, ne peut s’empêcher d’être emporté par la passion qu’il éprouve pour Sara. Il tente d’en dévier le cours en s’abandonnant à la sensualité de sa relation avec Eva, puis en s’éloignant le plus loin possible, dans une double quête : celle de la pureté et celle de soi-même. De cette fuite éperdue, de cette odyssée argentine, des lettres parviennent à Sarita, avec retard cependant : empreintes d’une poésie désespérée, elles reflètent aussi l’abandon progressif d’une conscience de soi. Bernardo Benzano renonce à son identité, puis l’oublie. Seul demeure cet amour passionné et déchirant, dont le témoignage occupe la fin du roman. Pietro Falcino, le mentor de Bernardo, n’a pu totalement se substituer à lui ; les missives qu’il envoie à Sara sont pleines d’amour, mais de folie aussi. La distance qui sépare les deux êtres semble s’y abolir, tant la jeune fille occupe les pensées, le cœur de celui dont elle est aimée.
                                                                                   Ushuaïa, vendredi 26
       Chère Sara,
Nous nous étions élevés si haut. Les choses meurent peu à peu. Mais par instants, nos âmes sont à l’unisson. Et en chacun de ces instants, j’ai l’impression d’être seul avec toi.
                                                                                          Pietro Falcino

   Ainsi, l’existence est un voyage que l’on entreprend porté par le désir, mais qui peut s’arrêter à chaque instant, comme ce tramway miraculeux qui ne peut aller jusqu’à destination – laquelle, d’ailleurs ? Et, comme les parfums merveilleux qui s’éventent, le bonheur est fugace ; il ne peut s’inscrire dans la durée, tant la vie de chacun est soumise aux caprices d’un destin universel qui broie l’individu. Spectateur et parfois ordonnateur de ce désordre, un personnage que nous n’avons pas encore évoqué, Filadelfio, le marionnettiste, qui tente de veiller sur Sara et Bernardo, mais dont la bienveillance se heurte à la violence de ce monde… et au temps, qui l’empêche d’accompagner ceux qu’il protège. Mais demeurent les souvenirs, ceux de Sara, qui, au seuil de la mort, se remémore ces moments qu’elle nous offre, ces parfums subtils et capiteux, ces goûts, ces bruits, ceux des langues qui se mêlent et s’enrichissent, mourant pour renaître en un idiome nouveau comme ce lunfardo de Buenos Aires. La belle traduction de Frédéric Gross-Quelen restitue à merveille cet univers foisonnant de sensualité, de tendresse et de désespoir, de chaleur et d’humanité aussi.

                              

                                                                                                                                                                

Pour découvrir la littérature argentine et ses richesses, nous vous renvoyons aussi au très beau site d'Irene Meyer, à qui La Vierge d'Ensenada est dédiée : Ecrivains argentins. Vous y découvrirez des trésors et de nombreuses pages consacrées à Gabriel Báñez.