lundi 27 décembre 2010

Un étrange voyage en Zones sensibles...avec Romain Verger

   
 Pénétrer dans l’œuvre de Romain Verger est entreprendre un voyage étrange et paradoxal. Etrange, car il ouvre sur des contrées lointaines et mystérieuses quoique s’inscrivant dans le réel. Paradoxal, car le lecteur est pris dans un double mouvement : une exploration d’un ailleurs inconnu, mais aussi une plongée dans l’intime ; ainsi se crée une spirale à la fois spatiale et temporelle, un vortex s’emparant du lecteur pour l’entraîner dans des zones inattendues. Des trois romans déjà publiés émerge une tumultueuse harmonie, tant le monde qui se dessine à travers les mots de l’auteur est violent et cohérent : il constitue autour de l’homme un espace difficile à déchiffrer, mais qui, progressivement, l’absorbe, l’ingère, l’assimile intimement.

   Le narrateur de Zones Sensibles appartient au monde réel, voire à notre univers quotidien. Enseignant en banlieue parisienne, il prend chaque jour le train pour retrouver des classes difficiles. Il se prénomme Romain, comme l’auteur, élément narratologique qui pourrait égarer le lecteur habitué aux récits d’autofiction ; mais c’est peut-être un leurre de plus placé sur son parcours, ou alors, un moyen de rappeler que tout roman est l’émanation d’une conscience ou d’un inconscient – des deux, en réalité. D’emblée, le voyage de Romain le déroute – même s’il s’engage sur un trajet précis guidé par les rails de ce train de banlieue au trajet inéluctable : les mornes perspectives qui se succèdent au rythme lancinant de cette course désespérante éveillent l’imagination qui permet de lui échapper, ou alors suscitent l’endormissement et le rêve. Les repères terrestres s’effacent pour laisser place à un paysage marin, qui envahit progressivement tout l'univers du passager de ce train de banlieue. Ainsi, le sol, la terre, le bitume constituent un carcan dont il faut s’échapper, le narrateur pressentant que ce monde solide n’est pas le sien.
   Allant d’un point à un autre, comme faisant du sur-place, je m’habitue à circuler à contre-sens des foules massées vers la ville, à traverser l’espace à rebrousse-poil, embraquant avec moi les cours d’eau pour les déverser là, au ban du monde, aux confins des zones sèches. Mais je sais que la mer est à portée de main, innervant secrètement bétons, ciments et bitumes gelés. Même serrée de toutes ses fibres jusqu’à tenir dans le maigre bras de la Seine, loin de toute embouchure, je sens sa présence quotidiennement, saturant l’air comme l’annonce d’un raz-de marée.
     
   La sensation de ne pas appartenir à l’élément terrestre se précise : Romain se plaint d’une douleur aiguë , sise dans la partie osseuse de son corps, sa colonne vertébrale,qui symbolise cette étrangeté, d’autant que le docteur Moore est incapable de la soigner, le corps du narrateur subissant une succession de traitements impuissants à le soulager. Parallèlement, les composants de son univers habituel sont transposés dans le monde fantasmatique qui l’accapare de plus en plus, un espace océanique d'odeurs iodées, d'embruns, de liquide salé : une collègue se métamorphose en sirène, un manuel scolaire devient algue rouge… La douleur inexplicable s’intensifie, et lui ouvre une porte vers un ailleurs surprenant :
    Mon corps est la division du fer, il est au croisement fracassant des trains, il est ce skaï couvert d’écrits obscènes et de ratures, l’entaille des cailloux, un tunnel traversé par les vents, il est l’immense patience des parapets. C’en sera bientôt fini. On m’arrêtera prochainement. Je m’y prépare comme à des noces.
   J’avance vers ma destination : ma réinvention.
Aquarium de Nouméa

   Après l’opération chirurgicale évoquée comme « une parenthèse » au milieu exact du roman commence l’étonnante modification. Le narrateur, en convalescence à l’Armor Balnéo,  est accueilli par le docteur Alpheus – rappelant le dieu-fleuve fils d’Océan et de Téthys – dans un monde à la fois étrange et familier qui unit le présent au passé : « Les passants en bas ont l’air désuet, venus d’un autre temps. Leurs vêtements, leur démarche, leur voix, tout en eux semble compassé. », et qui exsude l’océan. Tout, les remous que créent leurs déplacements harmonieux, le son produit par leurs voix, évoque la mer :
    Pour en avoir entendus plusieurs, on dirait qu’ils parlent sans voyelle : des sons en « ch », « s », « f », et « th ». Même le « k » est doux, comme s’il était toujours suivi d’un « s » qui l’absorbait. A les entendre, on eût dit un concert de coquillages ; moules et coques découvertes, par milliers claquant dans les sourdines du vent.
   Sonorités d’enfance, celles du coquillage que l’on colle à son oreille… Or ce périple aux confins du terrestre est aussi un voyage dans le temps, qui semble s’abolir, rythmé par des activités qui s’invitent, agréables mais dénuées de sens (Romain s’abandonne à un programme qu’il ne cherche pas à comprendre, séduit, bercé par ce mystère). L’évolution du traitement qu’il subit avec délice lui échappe, comme les subtiles modifications subies par son corps, qu’il remarque mais dont il s’inquiète à peine. L’évasive chronologie semble dissoudre toute appréhension, toute rudesse ; les contours s’adoucissent, plus aucun choc ne vient heurter le corps de Romain dont la douleur a disparu. Le rythme du texte, sa prosodie s’adaptent à la  douceur de cet univers aquatique et épousent les mouvements de cette conscience bercée.Les repères s'abolissent pour laisser place à un monde équivoque et doux, enveloppant le narrateur comme une ouate protectrice qui l'emmaillote:
   Je ne sais depuis combien de temps ma cure a commencé, ni quand elle prendra fin. Je ne compte plus les rendez-vous chez le docteur Alpheus, les virées en fauteuil sur la digue, les bains de mer, les heures passées devant la baie vitrée ni mes rêves qui rouvrent le jour à même la nuit. La lecture du journal me raccrocherait bien au temps, au temps du monde, s’il ne livrait quotidiennement son flot de nouvelles macabres. Tout aussi immuable, la face bleue du ciel, percée de son orbite aveuglante, et l’imperturbable cycle des marées .

   L’élément marin semble suspendre le narrateur entre ciel et terre, dans des limbes agréables qui amortissent la dureté du monde, comme le liquide amniotique qui baigne l’enfant à naître, le protégeant des contacts brutaux tout en laissant filtrer des sons atténués.  Cette position du fœtus fait d’ailleurs partie des soins prodigués à Romain : « Mon programme s’est enrichi d’un nouveau soin : le bain flottant. On me fait rentrer dans une énorme coquille remplie d’algues et d’une eau si salée que je flotte sans effort comme un bouchon de liège. On la referme et je dois rester une heure au moins dans l’obscurité. »… Ainsi s'amorce une régression de l'homme vers l'enfance, mais qui ne peut s'arrêter à ce stade humain. Le corps du narrateur est engagé dans un processus inéluctable qui l'intègre plus intimement encore au monde. Les êtres  prennent une consistance intermédiaire, mi humains mi animaux marins. Ainsi, les deux femmes qui deviennent les compagnes de prédilection du narrateur se muent en étranges sirènes ou en otaries organisant une voluptueuse chorégraphie marine :
    Ce matin, Ophélie et Ondine s’adonnaient à une curieuse parade. Elles tournaient dans le bassin de natation en nageant ventre à ventre, tantôt l’une au-dessous de l’autre, tantôt l’inverse. Il fallait parfois plusieurs tours avant que celle qui se trouvait sous l’eau ne réapparaisse en surface et ne reprenne sa respiration. Puis elles alternaient, poursuivant leur ballet aquatique. Lorsqu’elles passaient devant moi, je suivais des yeux leurs corps nacrés ondulants et recueillais les vaguelettes nées de leurs mouvements. En ne cherchant d’aucune manière à me cacher d’elles, je ne pouvais que constater que je n’existais plus à leurs yeux.
   Les deux femmes aux prénoms d’eau instillent d’abord un peu d’émoi érotique dans l’existence du narrateur qui de ce fait se trouve encore rattaché à la terre. Leur relation qui semble sexualisée n’a d’ambiguïté que pour Romain, dont le pouvoir de fantasmer n’a pas encore disparu. Ainsi se trouve-t-il troublé par l’évocation du bain que les femmes prennent en commun. Mais la sexualité aussi doit être niée : ainsi se trouve-t-il isolé par ce rêve étrange qu’il relate au docteur Frida :
    Alors je reviens sur mon dernier rêve : j’étais étendu sur une plage, le sexe enfoncé dans le sol. Je voulais féconder la terre de mon sperme. A mes côtés, une femme était assise et remuait du sable entre ses lèvres. La rive prenait tout à coup l’eau : une vague immense emportait les baigneurs. J’étais seul à résister, ancré à la terre par mon pénis. « Respire, me disait la mer, circule dans mes courants, aspire le peu d’eau qui reste. » Puis des mouvements, des chaînes ou des courroies m’agrippaient aux pieds et me tiraient par la portière d’un train.

   Ce rêve rappelant la réalité, celle d’avant la cure, est l’un des derniers contacts du narrateur avec son vécu d’homme, même si parfois, fantasme, réminiscence ou étrangeté de la situation, il revoit quelques-uns des personnages qui ont autrefois peuplé son quotidien : Ariel, la collègue-sirène, Manuel, transplanté de son marché de banlieue à cette station balnéaire, qui devient un messager de l'océan... De même, sa sexualité s’endort progressivement, à mesure des imperceptibles transformations subies par son corps dont la consistance perd de sa rigidité et devient de plus en plus souple. Ses membres acquièrent une remarquable élasticité, pendant que son sexe s’amenuise.
 Bien que saillant, il est à présent de la taille d’une limace et a la forme d’un hexabranchus. Il ne me procure ni plus ni moins de sensations qu’une autre zone de mon corps, devenu totalement et uniformément sensible, mais d’une sensibilité autre et nouvelle, étendue aux perceptions infinitésimales. Comme lorsqu’un rayon de soleil expose soudain les particules de poussière en suspension dans l’air, je les sens se poser sur ma peau, ainsi que les déplacements d’air annonciateurs d’une approche, je pressens, aux modifications de ma texture, les tempêtes, les passages pluvieux, les remontées de la mer, les changements de lune aux relâchements de ma peau, à l’ouverture de ses pores.
Grande barrière de corail

   Ainsi, la métamorphose de Romain (qui a entretemps perdu son identité) se poursuit insensiblement, l’éloignant de l’humain pour le rapprocher de l’élément marin, de la fluidité qui permet l’union des formes et des contours capables de s’imbriquer à la perfection. Ce corps devient tout entier « zone sensible », perméable aux moindres nuances de l’atmosphère, en harmonie avec le cosmos… Mais cette transformation est annonciatrice d’une disparition – puisque le corps ne peut subsister dans sa forme à la fusion désirée.


   Les trois beaux et subtils romans de Romain Verger nous conduisent à penser notre place dans l’univers, de manière différente (j’aborderai Grande Ourse et Forêts Noires dans des chroniques à venir) mais dans une lancinante harmonie : les interrogations qu’ils suscitent sont douloureuses, puisqu’il s’agit de réfléchir à cette parenthèse que constitue la vie, entre l’obscurité antérieure à la conception et le néant de la mort. Ce passage, chemin à l’origine inconnue et à l’issue mystérieuse, peut nous remplir d’angoisse. Zones Sensibles imagine une symbiose possible au prix d’un renoncement à l’humanité ; Grande Ourse et Forêts Noires explorent d’autres voies passionnantes mais angoissantes ; mais chacun de ces romans accorde une place essentielle au questionnement métaphysique, ouvrant des perspectives fascinantes et poétiques.
Arcimboldo, L'eau



Et pour découvrir l'univers de Romain Verger : 


Et puis, à découvrir d'urgence, ses autres romans : Grande Ourse (Quidam, 2007) et Forêts Noires (Quidam, 2010)

mercredi 22 décembre 2010

Mort et amour selon Wittkop : voyage en Nécrophilie...

Hans Bellmer, Poupée

Aujourd'hui 22 décembre 2010, cela fait huit ans que Gabrielle Wittkop a quitté ce monde. Ed Wood en sa Taverne et moi-même avons souhaité lui rendre hommage aujourd'hui à travers nos deux lectures du Nécrophile, oeuvre sulfureuse, fascinante et invitant à un questionnement intime...
,
   « Cet éclat renversant du ciel est celui de la mort elle-même. Ma tête tourne dans le ciel. Jamais la tête ne tourne mieux que dans sa mort. » 
(Georges Bataille, Ma mère,  Jean-Jacques Pauvert, 1966)
 
   Lucien N. caresse la chair refroidie, effleure  les contours d’un visage qu’aucun souffle ne vient plus animer, perd ses doigts dans une chevelure éteinte, hume sur les  corps l’odeur subtile de bombyx qui précède leur corruption. Il ne peut aimer que les morts. Le Nécrophile, journal intime d’un collectionneur, s’ouvre sur l’insoutenable. Ou alors, sur ce qui devrait l’être. Les dates s’égrènent dans un cortège de rencontres soigneusement mises en scène. En effet, Lucien est à l’affût, guettant chaque occasion d’assouvir ce que l’on considère comme une passion contre nature, cet amour exclusif pour des cadavres… Or jamais ou presque ce mot, « cadavre », n’est employé par le narrateur. Ces morts sont l’objet de tous ses soins, de sa tendresse aussi, et de son désir. Les aimer après leur mort est un moyen de leur rendre ce dont la mort les a privés : la contemplation de leur corps, une amoureuse attention, le contact d’une peau, des sentiments intenses pour ce que les autres ne considèrent que comme une enveloppe bonne à jeter, au mieux à cacher. Il les voit comme des « compagnons » - c’est le mot qu’il emploie, rompant leur solitude irrémédiable après les avoir cherchés au royaume des morts.
   Il vole ces dépouilles dans les chambres funéraires, dans les cimetières, au gré des informations qu’il a pu rassembler ou au hasard des circonstances. Cet amour rapproche des êtres que tout sépare : jeunes femmes, vieilles, hommes, enfants, sans aucune limite ni contrainte. Des anonymes, comme cette « demoiselle d’Ivry », cette vierge dont le sexe n’a jamais servi de son vivant, « femme-buvard » qui absorbe mystérieusement la semence du Nécrophile, mêlant au plus intime vie et mort, promesse d’une naissance et Léthé, « morte-vive dont la chair palpitante [sait] si bien entourer la [sienne] et absorber [sa] substance ». Avec chaque corps recueilli il va jusqu’au bout de l’acte, inspectant chaque parcelle de cette chair, posant son regard sur chaque repli, dans une intense contemplation, une fièvre de connaissance, mais aussi avec tact et délicatesse, honorant ces morts plutôt que les profanant. Leur arrivée dans la chambre où il se livre à sa passion est organisée selon un rituel adapté à chacun : le corps est l’objet d’un culte particulier ayant pour but d’établir entre Lucien et le mort une relation personnelle et intime. Collectionneur de netsuke macabres, ces figurines érotiques mettant en scène des ébats qui pourraient paraître sordides et dont pourtant Koshi Muramato, maître du XVIIIe siècle, fait des œuvres très recherchées, « mortes sodomisées par des hyènes, succubes fellateurs, squelettes masturbateurs, cadavres enlacés comme des nœuds de vipères, fantômes dévorateurs de fœtus, courtisanes s’empalant sur la rigidité d’un mort… », il n’associe pas sa quête à une quelconque recherche de sensations horribles. Au contraire, et c’est en grande partie ce qui fait la force de ce roman hors norme, le récit de ses ébats ne révulse pas, n’épouvante pas, le lecteur se trouvant emporté bien au-delà de ce qu’il supposait pouvoir supporter, transporté par les mots, la beauté de ces phrases ciselées avec une précision raffinée. Mais le style d’un auteur, aussi beau soit-il, ne peut expliquer cette étrange adhésion que le texte provoque. L’on s’attendrait à n’éprouver à cette lecture que dégoût et colère, tant Lucien N. nous éloigne de nous-mêmes à travers la description de cette passion. Mystérieusement, le texte nous emporte bien au-delà de ce que nous croyions être capables de supporter. 
Gustave Doré, Paolo et Francesca

   Il ne s’agit pas de sympathie ou même d’empathie. L’étrange relation qui se noue entre le lecteur et ce roman est faite de fascination, que d’aucuns pourraient croire malsaine, mais il n’en est rien. Le Nécrophile atteint en chacun de nous une zone sensible et reculée, située dans les ténèbres de notre inconscient : la relation que nous entretenons avec l’idée de la mort, en particulier du corps mort, est ici remise en question. En effet, le moment de la mort est symboliquement associé à la notion de la séparation de l’âme et du corps. Celui-ci, privé de vie, est dépouillé de son humanité, ravalé au rang d’objet, mais, paradoxalement, entouré d’un immense respect. Manifester son affection à cette enveloppe privée de vie et menacée par la corruption paraît déplacé ; nos sociétés, d’ailleurs, cachent de plus en plus souvent le spectacle d’un cadavre, considéré comme choquant, obscène même. Faire d’un mort l’objet d’une passion sensuelle, le soumettre à des relations sexuelles est une atteinte au sacré. D’ailleurs, Gabrielle Wittkop s’oblige à livrer une explication psychanalytique à cette attraction morbide : Lucien N., enfant, a éprouvé sa première extase érotique à huit ans,  devant la dépouille de sa mère.
    Grand-mère sanglotait. « Embrasse ta maman encore une fois », me dit-elle en me poussant vers le lit. Je me haussai vers cette femme merveilleuse allongée parmi la blancheur du linge. Je posai mes lèvres sur son visage de cire, je serrai ces épaules dans mes petits bras, je respirai son odeur enivrante. C’était celle des bombyx que le professeur d’histoire naturelle nous avait distribués à l’école et que j’élevais dans une boîte en carton. Cette odeur fine, sèche, musquée, de feuilles, de larves et de pierres, sortait des lèvres de maman, elle était déjà répandue dans sa chevelure comme un parfum. Et soudain, la volupté interrompue ressaisit ma chair enfantine avec une brusquerie déconcertante. Pressé contre la hanche de maman, je me sentis parcouru d’une commotion délicieuse, tandis que je m’épanchai pour la première fois.

  La coïncidence entre la mort de la mère et le premier émoi empêche le narrateur de désirer un corps vivant. Sa recherche, pourtant, n’est pas de retrouver ce contact maternel – qui, déjà, est choquant dans l’amalgame qu’il opère entre l’amour filial et le désir sexuel, Œdipe réalisé au moment où, justement, la mère s’est éloignée définitivement. L’existence du Nécrophile commence par cet acte à la fois incontrôlé et fondateur qui le place dans l’impossibilité de trouver l’épanouissement dans une sexualité naturelle. Il revendique pourtant son étrangeté :
   On parle du sexe sous toutes ses formes, sauf une. La nécrophilie n’est ni tolérée des gouvernements ni approuvée des jeunesses contestataires. Amour nécrophilique, le seul qui soit pur, puisque même amor intellectualis, cette grande rose blanche, attend d’être payé de retour. Pas de contrepartie pour le nécrophile amoureux, le don qu’il fait de lui-même n’éveille aucun élan.
Masque mortuaire de L'Inconnue de la Seine

   Ainsi, à travers ces actes révoltants pour le commun des mortels, Lucien N. se voue à une œuvre impossible : atteindre la pureté par le don de soi absolu, puisqu’il n’y a rien à attendre de l’autre qui n’existe plus qu’en tant que corps privé de sentiment, donc incapable de gratitude ou de tendresse. Mais le narrateur est parfois surpris par les réactions déroutantes de ces corps dont il est l’amant : le sexe vivant de la demoiselle d’Ivry, la révolte de la petite fille « vomisseuse d’encre putride », la bouche de Suzanne s’ouvrant sur des dents belles comme des perles… Il les accepte, s’y adapte, les intègre dans son rituel, et pour chacun, retarde le moment de la séparation, qui, toujours, est source de désespoir. A chaque fois ou presque, c’est la Seine qui accueille ces corps en déliquescence – les signes de décomposition, marbrures violettes, odeurs nauséabondes, préludant au moment où la chair disparaîtra définitivement en s’assimilant à la nature. La séparation d’avec Suzanne est déchirante :
   Au moment où je la laissai glisser dans la Seine, je poussai un cri que j’entendis résonner, comme venu d’une autre planète. Il me sembla qu’on m’arrachait le cœur, qu’on m’arrachait le sexe.
   La Seine avait accueilli son corps, pendant deux semaines saturé de ma sueur et gorgé de ma semence, ma vie, ma mort, mêlées en Suzanne. En elle, j’entrai dans l’Hadès, avec elle, je roulai jusque dans les limons océaniques, m’enchevêtrai dans les algues, me pétrifiai dans les calcaires, circulai dans les veines des coraux… 
   Rentré chez moi, je me jetai sur un lit qui sentait la charogne. Je m’endormis d’un seul coup, brutalement saisi par un sommeil mortel, bercé par les mêmes flots noirs – mare tenebrarum – qui berçaient Suzanne, Suzanne mon amour.

   Le Nécrophile apparaît donc comme celui qui, plutôt que de savourer les plaisirs morbides et interdits d’amours contre nature, souhaite abolir la frontière entre la vie et la mort. La protection d’Hécate, déesse de la nuit et de la mort, accompagnée de ses chiens fantômes, semble lui être accordée puisqu’elle le conduit souvent vers ceux qu’il pourra aimer, comme elle a aidé Déméter à rechercher Perséphone jusqu’au royaume des morts. Mais cette déesse ambiguë se retourne contre lui, le passage du Styx pouvant s’opérer dans les deux sens. Irrémédiablement, Lucien N. est amené à rejoindre ceux qu’il aime d’un amour infini, ces « anges » qui n’appartiennent plus à notre monde et qu’il aurait tant voulu y retenir… Roman du seuil, de la frontière invisible et imperméable entre la vie et la mort, roman de l’inconnu aussi, Le Nécrophile transgresse les tabous pour nous mener à une réflexion sur l’amour, don de soi ou attente d’une réciprocité impossible.

  
 Gabrielle Wittkop, Le Nécrophile, Verticales, 2001 (la première publication a eu lieu en 1972 aux éditions Régine Deforges)



  
  

mardi 7 décembre 2010

Chronique d'une mort recommencée : Gabrielle Wittkop, La Mort de C.

Stephano della Bella, Danse de Mort 2

   “Death has a hundred hands and walks a thousand ways” (T.S. Eliot, Murder in the Cathedral)

   Christopher D., à qui Gabrielle Wittkop a dédié Le Nécrophile en 1972, a été assassiné à Bombay en 1973. Cette mort tragique et mystérieuse est à l’origine de ce roman envoûtant qui catalyse la fascination qu’exercent sur elle la mort et l’amour. La mort de C., l’homme aimé, est le sujet de cette étrange autopsie d’un meurtre ; événement unique, elle se trouve inscrite dans un cycle sans fin,  éternel recommencement d’un geste criminel, renouvellement perpétuel de l’instant singulier qui vide le corps de son esprit et le ravale au rang d’objet.
   S’agit-il de revivre inlassablement la mort pour mieux la comprendre, ou pour la nier ? D’envisager ses différentes manifestations, apparences, avatars pour en percer le mystère ou au contraire pour le rendre plus épais ? La mort de C. est saisie dans toute son horreur, dans sa corporéité : les organes sont atteints, détournés de leur fonction par l’acte destructeur d’un inconnu ; la chair immédiatement  se corrompt, se fluidifie, s’épanche dans une déliquescence instantanée :
 La lame transperce les vêtements de C., troue la peau, s’enfonce dans la paroi adipeuse, dans la paroi musculaire. Elle crève le péritoine, plonge dans le foie, tranche le ligament rond puis fait deux demi-tours sur elle-même, axe supérieur droit, axe supérieur gauche, détruisant le tissu hépatique sur son parcours, le réduisant en une bouillie brune et noire. La lame tourne encore une fois, rageusement, avant de quitter la plaie avec un sifflement mat, et de revenir à son maître, chaude encore du sang de C.
   Le corps s’affaisse, la conscience s’estompe après un dernier sursaut : C. ne veut pas mourir, il cherche du secours, ou est hospitalisé, ou réconforte son assassin. L’agresseur offre différents visages : mendiant, giton, ami… Le récit joue du contraste entre violence et répétition : la mort de C. est une pièce interprétée à l’infini, aux infimes variantes, aux subtiles nuances. Elle transfigure le vivant, dramatise les instants qui la précèdent immédiatement.
   Le « départ violent mais désistement secret » est mis en scène ; les différents acteurs sont innommés, simplement désignés par une initiale : A., B., C., comme dans un jeu criminel. Cette théâtralisation cristallise le paradoxe de toute mort,  catastrophe individuelle et commune destinée. Ainsi, peu importe le visage des acteurs. Seul celui de C. est esquissé, par gros plans successifs :
 Le sourire de C. – bouche tendre et forte et molle et relevée vers la droite, bouche au trait suffisant et infantile, parfois avec une petite distorsion quand il parle -, le sourire de C. se gonfle, palpite. Il a de petites dents.
 A travers cette ébauche de portrait s’exprime la tendresse de Gabrielle Wittkop : de l’être aimé demeurent des bribes, des traces, des instants lumineux. Ce qui reste de C. : une photographie, décrite avec une amoureuse minutie, un soin attentif au moindre détail :
  Par exemple l’image mélancolique que le profil droit, le col de chemise d’où sort le désordre d’un châle à dessins cachemire occupent tout entière, se détachant nettement sur un mur crépi de clair. La chevelure d’un blond foncé semble presque brune, elle est ramenée du sommet de la tête vers les tempes et le front, à la manière romaine. C. porte la barbe en collier que, dans une chute désabusée, l’angle de la moustache rejoint comme l’articulation d’un masque. C. a ôté ses lunettes mais on voit encore la pression minuscule en haut du nez. L’œil bleu qui paraît plus sombre est plein de sagesse, de résignation et les lèvres aussi, sceptiques, indulgentes. Et, dans la texture des joues, dans le pli du cou, comme l’annonce d’une fin : une détresse.
Stephano della Bella, Danse de Mort 5

   L’image du vivant préfigure un destin : la relecture de cette photographie inscrit l’existence de C. dans une tragédie, comme la chronique d’une mort annoncée. La seule évocation de C. en tant que vivant est son rôle dans Murder in the Cathedral de T.S. Eliot, mais comme celle de Thomas Becket,  sa destinée est de mourir de mort violente. Ainsi, la mort est mise en scène dans un entrelacs de moments vécus, imaginés, fantasmés, racontés. Le récit offre des points de vue et des acteurs variables, l’absence de témoignage direct signalant que la vérité est inaccessible, qu’aucune certitude ne peut apporter à cette mort un sens quelconque. La seule évidence est l’impossibilité de retrouver C. en dehors d’instants figés par la mémoire : une démarche, l’éclair d’un sourire… La création opérée par le biais de l’hypothèse se substitue à la relation existante, seul moyen de prolonger le contact, mais elle inscrit aussi cette catastrophe dans une forme de déni de la mort. Les récits multiples de la mort de C. lui confèrent l’immortalité, celle des mots, des phrases, de l’oeuvre littéraire. Plus qu’une réflexion sur la mort d’un être proche, le récit se veut ici moyen d’expliquer l’inexplicable, de figer le fugitif, de bâtir à partir du néant. La mort se situe au-delà de toute sacralisation. Aucun espoir de survie n’accompagne ce qui n’est pas une méditation à proprement parler, mais plutôt une tentative d’éprouver les choses, de les ressentir à travers les mots. 
Holbein, Danse macabre

   L’écriture se substitue  à l’expérience du  plus sombre des mystères de l’existence. Gabrielle Wittkop évoque les ténèbres rugissantes de la mort étouffant la lumière évoquées par Jakob Wassermann dans Caspar Hauser ou la paresse du cœur : « In der Nacht sitzt das Finstere auf der Lampe und brüllt », la mort de C. (Christopher / Caspar) résonnant étrangement avec celle du mystérieux inconnu de Nuremberg.  Spiegelschrift, écriture en miroir… Les mots s’insinuent dans les failles de l’inaccessible. « La vie va se perdre dans la mort, les fleuves dans la mer et le connu dans l’inconnu. La connaissance est l’accès à l’inconnu. Le non-sens est l’aboutissement de chaque possible » (Georges Bataille, L’Expérience intérieure). Ainsi, par les mots s’opère une tentative de connaissance de l’inconnaissable,  et toute  l’œuvre de Gabrielle Wittkop s’inscrit dans une quête existentielle, celle de donner à travers la mort un sens à la vie.



mercredi 1 décembre 2010

Le Sommeil de la Raison, de Gabrielle Wittkop, par Edwood

Christophe Martinez se plonge avec délectation dans un sulfureux recueil de Gabrielle Wittkop...

Le Sommeil de la raison, à découvrir d'urgence dans ce bel article.

Le Sommeil de la raison de Gabrielle Wittkop aux Editions Verticales( 2003) après une édition partielle sous le nom Les Holocaustes chez Henri Veyrier( 1976)

Un voyage voluptueux et vénéneux : Gabrielle Wittkop dans La Taverne et de Seuil en Seuil...


« La vérité est la part du discours passé sous silence, dit H. C’est bien une de nos phrases favorites, non ? » (Gabrielle Wittkop, Hemlock ou les poisons, 1988)

   Se plonger dans l’œuvre de Gabrielle Wittkop est une immersion voluptueuse mais non sans danger. La mort y rode à chaque détour, dans un cortège épousant les méandres d’un labyrinthe mystérieux. L’amour y côtoie la mort, mais hors de tout romantisme. Ici, elle est palpable, pourvue d’un corps qui subit toutes les métamorphoses, couteau plongé dans un foie, altération des tissus, modification des odeurs, taches irisées apparaissant insensiblement, raideur, souplesse retrouvée, corps vendu, violenté, torturé ; objet d’expériences insensées mais acceptées – c’est étrange – par un lecteur qui pénètre en tremblant dans cet univers déconcertant… pour s’y perdre ou s’y retrouver.

   En effet, la fascination qu’exercent ces récits est étonnante. D’un roman à l’autre, le voyage proposé adopte des itinéraires surprenants et exotiques, de Venise à Bombay, des charniers de Saint-Sulpice à Bornéo, à travers un dédale d’obscures ruelles parisiennes, à des époques diverses, et sous des formes extraordinairement variées, du roman historique au journal d’un collectionneur, de l’échange épistolaire au récit cyclique d’un assassinat… Malgré son aspect protéiforme, ce monde de mots est d’une grande cohérence : à chaque phrase le lecteur est bousculé, poussé dans ses retranchements, amené parfois à la limite du supportable, pour remettre en cause son rapport à l’autre, à lui-même, dans une confrontation intime, destructrice et salutaire à la fois. Exploration des limites subtile et brutale à la fois, mais hypnotique aussi, car la langue de Gabrielle Wittkop est envoûtante, d’une richesse incomparable, d’une noire beauté, d’une poésie sulfureuse. Unique, également, même si l’on invoque parfois les mânes de Sade, Lautréamont, Hoffmann ou Poe. Cette voix qui s’élève ne révèle rien mais interroge, dans un questionnement intense, difficile, essentiel, qui oblige le lecteur à se dévoiler à lui-même, ou, au moins, à tenter de s’extraire du conformisme où il s’englue ; une voix claire et feutrée à la fois, un peu comme le feulement d’un tigre, animal emblématique (totémique même) de l’auteur, chargé d’un érotisme sauvage et énigmatique, mais aussi de la promesse d’une mort cruelle.
   Gabrielle Wittkop a disparu au monde le 22 décembre 2002. Son œuvre, presque intégralement disponible, reste confidentielle. Ed Wood et moi y avons donc entrepris un voyage commun, dans La Taverne du Doge Loredan et ici, de Seuil en Seuil. Ce mois de décembre sera consacré à un dossier conçu en parallèle, dans lequel, sur nos blogs, nous vous ferons part de nos impressions de lecture et tenterons de vous communiquer le désir de nous suivre dans cette exploration d’un univers vénéneux et parfois morbide mais profondément humain, aux contours ciselés par un langage poétique, chatoyant et épuré à la fois. Un voyage dont vous pourriez ne pas vous remettre…

A lire absolument :
-          Le site consacré à Gabrielle Wittkop par Nikola Delescluses, à qui l’auteur a demandé de veiller sur son  œuvre après sa mort

dimanche 14 novembre 2010

Ramón Sender, Requiem pour un paysan espagnol & Le Gué : au seuil de l'amour et de la mort...



« Non, ce n’est pas moi. C’est quelqu’un d’autre qui souffre.
Moi, je ne pourrais pas souffrir autant.
Ce qui s’est passé, qu’un drap noir le recouvre,
Et qu’on emporte les lumières…
                                Nuit. »
(Anna Akhmatova, Requiem, traduction Jean-Louis Backès, Gallimard, 2007)

   Il est des livres dont on ne se remet pas. Placés sur notre chemin de lecteur un peu par hasard, au gré d’une rencontre, d’un partage, ils entrent dans notre vie pour jamais n’en ressortir. Leur lecture nous happe, nous envoûte, nous transforme : lire pour devenir autre, plus riche d’une expérience transmise à distance par un inconnu, l’auteur… Une intrusion douloureuse et salutaire. Ainsi, ce bel objet, livre mince pourtant, publié par les éditions Attila, contenant deux récits de Ramón Sender : Requiem pour un paysan espagnol et Le Gué, est une lecture bouleversante, une de celles dont on ne sort pas indemne.

   Sender, dont l’existence a été dramatiquement marquée par la guerre civile espagnole, est un écrivain en exil, mais que l’éloignement de son pays natal ne fait pas renoncer au combat, qu’il a adopté depuis sa jeunesse, contre les injustices et le fascisme. La littérature est pour lui un moyen de conserver le souvenir d’années douloureuses : il a perdu pendant ces tristes événements sa femme et son frère, fusillés par les franquistes. Ses œuvres, belles et pures, sont un miroir de cette tragédie. Entre les lignes du Réquiem por un campesino español et d’El vado se dévoile toute la complexité de l’âme humaine aux prises avec la guerre.


   Requiem pour un paysan espagnol est un court roman (un peu plus de quatre-vingts pages à peine) d’une intensité brûlante. Intitulé à l’origine Mósen Millán, du nom de son protagoniste, un prêtre confronté au fascisme et à la trahison, il a d’abord été publié au Mexique en 1953. Longtemps interdit en Espagne – sa possession était un crime passible de la peine de mort – il a cependant circulé clandestinement avant d’être librement diffusé après la mort de Franco. L’œuvre s’ouvre sur les préparatifs d’une messe de Requiem dite pour Paco, un jeune homme fusillé par les phalangistes. Dans la sacristie, le prêtre, Mósen Millán, est seul avec l’enfant de chœur. Il attend l’arrivée des villageois qui tardent à se présenter. Pourtant, Paco est un héros à propos duquel circule une chanson dont l’enfant se répète les paroles :
     « Et voilà le Paco du Moulin,
          il vient d’être condamné,
            et il pleure sur sa vie,
      en route pour le cimetière. »
Ce romance égrène ses strophes tout au long du récit, au fil des souvenirs du prêtre qui a accompagné tous les moments clé de l’existence de Paco, de son baptême à sa dernière confession… Le roman déroule la chronique de cette passion – chronique d’une mort annoncée puisque l’existence du jeune homme s’est déjà achevée lorsque le texte l’évoque pour la première fois. Le drame s’est noué bien avant, et le lecteur se retrouve pris dans une chronologie inversée, remontant à l’enfance de Paco, enfant raisonnable et fantaisiste, dont la vivacité et la curiosité ont suscité l’affection du prêtre. Le garçon s’épanouit sous le regard bienveillant de Mósen Millán, qui se remémore pieusement chacun des épisodes importants de l’existence du jeune homme :
   « Les yeux fermés, Mósen Millán se rappelait encore le jour de la noce de Paco. »
Ces réminiscences restituent l’image d’un jeune homme droit et courageux, tenant tête aux suppôts du franquisme qui cernent le village et engagé dans cette lutte des puissants contre les villageois. Le récit, épuré mais dense, trace le portrait d’une communauté rurale dont émergent des personnalités étonnantes et burlesques, comme la Jerónima, sage-femme et guérisseuse, qui se heurte au curé dont elle contrarie les rituels religieux. Les femmes du village se réunissent autour du carasol, le lavoir, lieu de tous les ragots et moqueries. Ainsi le drame se teinte parfois de comédie, comme dans les joutes qui opposent Jerónima au cordonnier, ennemi pleuré lors de son assassinat. Mais la tragédie est inéluctable ; un cortège d’ombres accompagne l’existence des villageois à mesure des avancées des phalangistes. Des hommes sont tués, ceux des grottes, trop misérables pour habiter une maison :
   « Un groupe de jeunes gens arriva au village, des fils de bonne famille, avec des bâtons et des pistolets.
   Ils avaient l’air de pas grand-chose, et certains poussaient des cris hystériques. Jamais on n’avait vu de gens aussi effrontés. Normalement, ces garçons rasés de près et élégants comme des femmes, on les appelait, au carasol, petites bites, mais la première chose qu’ils firent fut de passer une formidable raclée au cordonnier, sans que sa neutralité lui serve à quoi que ce soit. Puis ils abattirent six paysans, dont quatre de ceux qui vivaient dans les grottes, et ils laissèrent leurs corps dans les fossés de la route qui menait au carasol. Comme les chiens venaient pour lécher le sang, ils postèrent un des gardes du duc pour les écarter. Personne ne demandait rien. Personne ne comprenait rien. Les gardes civils n’intervenaient pas contre les étrangers. »
  
   Dans le récit s’inscrit en filigrane l’histoire d’un pays meurtri, d’une ruralité en proie à des menaces qui la ramènent au temps du servage. Jamais Sender n’explique la situation : il la suggère par touches, engageant le lecteur dans la découverte progressive des destructions commises par les fascistes. Au-delà de la politique, cette tragédie révèle des comportements inattendus, et la trahison vient de là où on ne l’attendait pas. La catastrophe mise en scène – ou plutôt, révélée avec finesse – met au jour la complexité de l’âme humaine, conduite à des choix intolérables… Pourtant, l’humanité subsiste dans le remords à moitié assumé, dans ce regret d’un prêtre célébrant la mémoire de celui qu’il a aimé…


   Le Gué, court roman écrit en 1948 et jusqu’alors inédit en français, revient sur le thème de la trahison déjà fondamental dans Requiem pour un paysan espagnol. D’une beauté stupéfiante, ce récit limpide et poétique se développe lui aussi autour du souvenir d’un mort. En effet, deux ans avant le début de l’histoire, Lucie a dénoncé le mari de sa sœur Joaquine, l’homme qu’elle aimait. Ce poids sur la conscience la mine ; elle éprouve le besoin de se confesser mais n’en trouve pas le courage. Or personne, d’ailleurs, n’est prêt à recevoir le brûlant secret. Lucie, alors, trouve dans la nature un écho à sa souffrance ; la rivière en crue, et le gué où elle retrouve sa sœur, résonnent de son chagrin et de sa culpabilité. Fuyant le monde des humains, elle se confie aux éléments, au vent, au courant de l’eau tumultueuse, et y perçoit une rumeur… La nature, ainsi, résonne de son désespoir.
   « Elle tournait le dos aux vergers et au village. La moitié de la matinée était déjà passée. Elle ne pouvait pas supporter d’avoir derrière elle la lointaine colline que dominait le cimetière. Plus elle y pensait, plus cela lui était difficile. Elle se leva, et prenant le panier, elle l’appuya sur sa hanche gauche. Puis elle chercha le gué et passa à pied sec les dalles qui émergeaient à intervalles rapprochés. Sur la berge opposée, elle voyait le village et le cimetière. Et elle essayait de capter la rumeur des eaux qui, en passant par le gué, lui parlaient, disant des mots qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer. »

   Progressivement, la voix de l’eau lui devient claire : elle y entend l’écho de son âme : « lamperolina – lamperolana », « moucharde, moucharde ». Et la rivière, plutôt que la purifier, la confronte à ses fantômes. Une chemise s’envole, le vent la gonfle et la porte, spectre de l’homme aimé et dénoncé. La folie la guette et l’emporte, rendant sa confession impossible. La vérité, inacceptable, ne peut être entendue par ses proches, les deux autres femmes qui ont aimé cet homme : sa mère, son épouse. Demeure la culpabilité indicible, et la nature vive se fait tombeau. Puis la neige recouvre le paysage, et Lucie, morte et semeuse de mort, se perd dans la blancheur inhumaine au rythme de sa faux qui ne moissonne que le vide…

    Ainsi, ces deux courts romans, judicieusement réunis dans cet ouvrage, inscrivent durablement en nous la tragédie. Êtres confrontés aux affres de l’histoire, Mósen Millán et Lucie trahissent celui qu’ils ont aimé ; la tragédie nationale révèle les faiblesses de l’âme humaine, mais Sender, en une approche subtile et aimante, ne juge pas. Les « mouchards » sont aussi des victimes qui doivent survivre dans l’enfer de leur culpabilité, et, étrangement, les vainqueurs ne sont jamais vraiment montrés. La catastrophe atteint tous les hommes, et de cette situation ne peut naître qu’un désastre individuel et partagé.


Ramón Sender, Requiem pour un paysan espagnol & Le Gué, traductions de J.-P. Cortada et J.-P. Ressot, frontispices d’Anne Careil, éditions Attila, 2010.

Merci à Christophe Martinez pour cette découverte : il a fait de ces deux romans une belle chronique dans sa Taverne du Doge Loredan.

Une très intéressante lecture de cette œuvre de Sender est à découvrir sur le blog audio de Nikola Delescluses, Paludes (émission du 28 mai 2010).

vendredi 5 novembre 2010

Lionel-Edouard Martin nous parle de La Vieille au Buisson de Roses...

    
Il est des livres que l’on attend, promesses d’un voyage immobile qui sollicite l’esprit,  éveille la rêverie, entraîne le lecteur dans un sillage de sons, de couleurs et d’idées. L’œuvre de Lionel-Edouard Martin, poète et romancier, entrelace les mots et le monde, créant un rapport étroit entre le langage et l’univers sensible, celui du corps et de la nature. Son dernier roman, La Vieille au buisson de roses, paru aux éditions du Vampire Actif, fait naître de la rencontre improbable de trois personnages étonnants - une vieille, un chien, un marquis - une réflexion subtile,  poétique, mais aussi pleine d’émotion et d’humour. La langue en effet, plus qu’un vecteur, nous inscrit au monde et témoigne du lien que nous entretenons avec lui.
Lionel-Edouard Martin a eu la générosité de m’accorder un entretien au sujet de son dernier roman, que je suis très fière de reproduire ici, de seuil en seuil. Je le remercie de tout cœur de la simplicité et de la grande gentillesse avec laquelle il a accepté d’être interrogé, livrant avec profondeur et sincérité une réflexion pénétrante et originale sur la création littéraire. 
Pour mieux faire connaissance avec ce magnifique roman, je vous renvoie à de  très belles chroniques :
- celle d'Ed Wood dans La Taverne du Doge Loredan
- celle de Fiolof dans La Marche aux Pages
-celle de Pierre-Vincent Guitard dans e-littérature
-et la chronique audio de Nikola sur Paludes...
 _________________________________________________________________________________
Cher Lionel-Édouard, votre roman La Vieille au buisson de roses, paru le 11 octobre aux éditions du Vampire Actif, est ce que Karine Cnudde , votre éditrice avec Hugues Béesau, appelle un « objet littéraire non identifié ».  En effet, il s’inscrit aux confins de plusieurs genres, dans une approche étonnante de la littérature, entre espace romanesque et territoire d’un langage poétique, musical et rythmé, qui d’ailleurs caractérise votre œuvre. Comment définiriez-vous votre projet, lorsque vous êtes entré dans son écriture ?

Pour parler de projet, encore faut-il qu’il y en ait un. Si on entend par projet un itinéraire, une balistique, dont on prévoit qu’ils mènent d’un point à un autre au travers de certains milieux, je répondrai que je ne suis, en tant qu’écrivain, ni cartographe, ni artilleur ; un explorateur, plutôt, qui, fixé le point de départ, s’enfoncerait dans un paysage indéterminé qu’il créerait, sécréterait, à mesure de son avancée. Je n’ai jamais écrit d’après une planification, pour donc dire quelque chose de préétabli : je vais au hasard des mots – et les mots étant sensés, on finit par trouver des sens à ces errances. Valéry dit quelque part que, si « le premier vers est donné », le reste du poème, la suite à trouver, relève d’une invention. Je souscris volontiers à cette façon d’envisager l’inspiration. La première phrase de La Vieille au buisson de roses m’est venue je ne sais comment, et le « roman », s’il faut l’appeler de la sorte, en constitue le développement, l’amplification : « ça a commencé comme ça », pour ne pas citer l’incipit du Voyage au bout de la nuit.
Voyage assurément, sans but, ponctué de rencontres : la vieille, d’abord, puis le chien, puis le marquis. D’évidence, ces personnages ne m’étaient pas complètement inconnus : il y a, dans La Vieille au buisson de roses, comme d’ailleurs dans tout ce que j’écris, une matière biographique – je n’ai guère d’imagination –, mais dont les surgissements, j’y insiste, sont très peu contrôlés : ils s’imposent d’un coup, sans que je sache pourquoi. J’ai souvent cherché – comme Valéry du reste, sur un autre plan – à saisir les mécanismes de ces survenues : mémoire travaillée par les mots dans les évocations qu’ils suscitent et les systèmes sonores qu’ils organisent ? C’est une piste, mais sans doute y en a-t-il d’autres, que je suis en peine de débrouiller. Aussi bien, faut-il comprendre ? De guerre lasse, disons que l’essentiel est que cela fonctionne – si tant est que cela fonctionne – (et j’ajouterai que je suis fasciné par la manière dont l’esprit, à moins qu’il ne s’agisse de l’inconscient, parvient à tisser, sur un métier si peu stable, un tissu d’images, de rythmes, de sens, qui donne à un texte une homogénéité, et finit par en faire une tapisserie).
De cette façon, j’extrais une substance brute, qu’il s’agit de reprendre, pour l’ordonner en cohérence et la rendre, disons, lisible : cela va de la simple correction de termes jusqu’au déplacement de certaines parties, en un travail méticuleux de retouche. J’ai bien conscience que cela génère, au final, d’assez « étranges monstres », comme appelle Corneille son Illusion comique, et qu’on est guère dans l’horizon d’attente d’un « roman » : mais aussi bien, cet horizon romanesque – tel qu’on le définit d’ordinaire, avec une histoire, une intrigue, de la psychologie, de la sociologie, un rapport au réel –, cet horizon ne m’intéresse pas. Si je devais me définir en tant qu’écrivain, je n’aurais pas l’arrogance de prétendre que « je suis poète » (c’est, selon Renaud Camus, l’arrogance suprême que d’asséner à autrui une telle assertion), mais je dirais que j’écris comme écrivent de nombreux poètes contemporains : au hasard des mots, et en rupture de genre.



Parlez-nous un peu de vos personnages, trois êtres disparates et que rien ne destinait à se rencontrer. Mais le véritable protagoniste, celui autour duquel votre roman s’organise, est la langue. Les trois personnages se définissent par rapport à elle, et entretiennent avec elle des relations intenses et surprenantes. La Vieille éprouve quelques difficultés à prononcer les mots, son parler est marqué de particularismes phonétiques et régionaux. Sa relation au langage est âpre mais amoureuse. Le marquis, lui, est épris des textes anciens, de Catulle et de Virgile (comme vous, je crois le savoir). Et Diurc / Duc, le chien parlant, chante la messe en latin ! Pouvez-vous nous expliquer les raisons de cette mise en scène de la langue, à la fois étonnante et … naturelle ?

Je crois bien n’avoir jamais écrit que sur la langue – sans doute par déformation professionnelle, puisqu’à la base de mes activités actuelles, je suis linguiste, ou pour mieux dire, mais dans toute la force étymologique du terme, philologue, et passionné de latin (mais d’autres langues aussi – dont l’arabe –, que j’ai eu la chance de pouvoir apprendre, et que je maîtrise à des degrés divers). La langue, les langues, sont en effet au cœur de La Vieille au buisson de roses : c’est que la langue, aussi bien, nous constitue, nous autres humains, autant qu’elle résulte de ce que nous sommes – des corps de mots, dont la langue est une des nourritures, qui donc empreint les chairs et les informe. À ce titre, le personnage de la vieille est parlant, si j’ose dire : sa prononciation amplifie les mots en y coulant certains sons qui les adoucissent, préfigurant cette « vieille langue des anges » qui va, à un moment, s’emparer d’elle, la posséder, au point que tout langage, d’où qu’il émane, lui sera transparent. C’est, quelque peu revisitée, la scène de la Pentecôte, quand, dans les Évangiles, le saint Esprit insuffle aux apôtres le don des langues, abolissant Babel et rétablissant l’intercompréhension entre les hommes (même si la vieille va encore plus loin dans sa pénétration des langages, puisqu’elle comprend aussi celui des choses et des animaux).
On ne dira jamais trop combien la question de la langue empreint fortement toutes religions, en ceci que la langue constitue un des éléments fondateurs des mythes, dans lesquels s’inclut l’interrogation sur l’origine – « au commencement était le Verbe » en est l’exemple plus probant. Or, si la langue est partie prenante de la Création, on peut en saisir l’importance pour qui se pique de créer ce qu’on appelle de la fiction. Sans vouloir trop jouer sur les mots, fingo, en latin, d’où dérive notre fiction, c’est modeler : inutile de rappeler que dans la Genèse, l’homme (le personnage ?) est créé à partir d’une poignée d’argile... Bref, j’invite le lecteur à lire aussi le roman comme une vaste métaphore filée du travail du créateur – si d’ailleurs il s’agit bien d’un travail, et pas d’autre chose…
Le marquis, quant à lui, est linguiste amateur : comme tel, sa relation au langage est déterminante, et fonde ses rapports avec autrui, sous les modalités de l’appel et du rejet – j’irai jusqu’à dire qu’elle gouverne son existence comme elle gouvernera sa mort. Il a consacré sa vie à la recherche de l’origine du langage – « Pourquoi parle-t-on plutôt qu’on ne dit rien ? » est la première phrase qu’on l’entend prononcer –,  développant sur ce sujet une théorie personnelle. Sur cette question de l’origine du langage, deux théories s’affrontent, au 18ème siècle (j’y fais référence dans la toute dernière page du roman, citant les noms de quelques auteurs qui en ont écrit) : celle qui penche pour une origine « naturelle », celle qui opte plutôt pour une origine divine. Le marquis, au début, adopte la première, en l’étayant sur le rythme du corps en marche, ce rythme qui prendra toute sa résonance quand il déambulera lui-même dans les rues de M***. Mais la « rencontre » avec la vieille – qui d’ailleurs ne se produira pas – le détrompera… Ici encore, métaphore, peut-être, de ce qu’on appelle « inspiration » : l’alphabet de Ponge, ou le tableau de Poussin ? Permettez-moi de sourire, et de bien me garder de vouloir répondre…

Or, paradoxalement,  chacun de vos personnages est plongé dans une grande solitude, accompagné seulement par les mots, ceux que l’on échange dans des situations banales (avec une voisine qui vient rendre de rares visites, dans un café où l’on est « l’étranger »). La nature devient alors source de parole, un chien, une mare, un arbre, des corbeaux. Dans la seconde partie de votre roman, intitulée L’Origine des langues, le narrateur s’adresse directement au marquis : « Et je m’en vais au vent mauvais, votre paletot n’est pas idéal, vous en remontez le col ; et comme le temps est à tuer, qu’il est plein d’une pesanteur humide et pénétrante, vous vous laissez tenter par un café : quelque chose de chaud vous prendrait le corps, s’articulerait à l’entour de votre mutisme pour libérer de vagues grommellements, pour renouer avec le langage – car, à votre ordinaire, vous parlez aux seuls corbeaux, qui ont un avant-goût de votre mort, et au facteur, dans la grande désolation de la parole désaccordée, voué que vous êtes au soliloque, à l’écho menteur des oiseaux dans les arbres, d’un fonctionnaire à 4L jaune. » Comment, selon vous, le langage peut-il avoir une telle importance malgré la solitude ? En effet, vos personnages, la vieille, le marquis, soliloquent beaucoup…

Ce n’est pas que dans La Vieille au buisson de roses que mes personnages sont seuls : ceux de mes autres romans vivent aussi dans une grande solitude, qu’il s’agisse de Jeanlou, dans Jeanlou dans l’arbre, de Paul, dans L’Homme hermétique, ou d’Hubert, dans Corps de pierre, ou d’autres encore.  D’ici à m’identifier à cette constellation d’esseulés, il n’y a qu’un  pas : il serait sans doute immodeste de ma part que de me prétendre solitaire – on a soupé de l’artiste dans sa tour d’ivoire, quoiqu’elle me semble indispensable –, mais à mes yeux (autant qu’à mes oreilles…) écriture et solitude sont difficilement dissociables – je crois même me souvenir  d’avoir écrit – mais où ? – qu’on n’écrit jamais qu’en solitude. En effet : si on veut que « ça » parle, encore faut-il pouvoir entendre, et on n’entend jamais aussi bien que tout seul – j’associe la solitude au silence (sans doute ai-je la vocation de la Trappe…). Elle est, la solitude, la condition sine qua non de l’écoute, et peut-être même de toute fine perception. Il en va d’une disponibilité des sens, autant que d’une manière de vivre – à l’écart, farouchement, et dans l’ombre, autant que faire se peut.
Sur cette base, mes personnages soliloquent en effet beaucoup : mais qu’est-ce d’autre qu’un écrivain qu’un homme, une femme, de monologue – ou de dialogue différé, car tout texte est porteur, comme enceint, d’un lecteur potentiel ? Ici encore, il faut les comprendre, la vieille, le marquis, le chien, comme des métaphores de l’auteur et de son « travail », qui consiste à faire parler ce qui n’a pas de voix, cette fiction qu’il modèle, ainsi que je l’ai dit plus haut, et remodèle pour lui conférer la parole.

Votre roman tisse des liens très forts entre la langue et le monde, à tel point que les mots se matérialisent dans des sons inattendus (un « Adoramus te » d’anthologie, nativité étonnante et réjouissante), des odeurs – parfois nauséabondes : Diurc « pue. Sa gueule empeste !
-C’est le latin, les mots pourris. Cette pourriture de langue, vous savez, n’allez pas croire, Clémence, il ne mange guère (guyère) que des légumes, très peu de viande, très pyeu de viande… ». Les mots prennent corps, viande mâchonnée, fruit dégusté… La vieille accouche à proprement parler du langage, d’un langage qu’elle portait en elle et qui naît dans la douleur. Le cratylisme du marquis (défendu d’ailleurs dans une publication restée confidentielle) est presque militant, le mot imitant la chose et la faisant venir au monde. Comment définiriez-vous votre rapport aux mots ? S’incarne-t-il plus particulièrement en l’un des trois personnages ?

Mon rapport aux mots ? Une expression pourrait le résumer sans doute : plaisir un peu mystique. J’aime à les mâcher (comme Flaubert – mais non que je  les « gueule », je les mâche). Il y a un réel plaisir à l’articulation (prononcez donc « aboli bibelot d’inanité sonore » !), comme le rappelait, si j’ai bonne mémoire, le poète André Spire. Quant au cratylisme, il est sans doute un des fondements de toute poésie, mais aussi de la magie et du mythe : la chose et le mot ne font qu’un, la chose est le mot, le mot est la chose. Bien plus : les mots, par leur forme, trament entre eux des rapports qui ne sont pas sans rappeler ceux établis pas les « similitudes » du Moyen-Âge (dont parle Michel Foucault dans, justement, Les Mots et les choses). La question n’est évidemment pas d’y croire, encore qu’on puisse y croire, mais bien plutôt de pouvoir, sur cette base, lier entre les choses des relations insoupçonnées, fondées essentiellement sur la phonétique ou l’orthographe, et qui court-circuitent la pensée commune, sans en rester à de simples jeux de mots : ces derniers, bien au contraire, sont à considérer comme des  déclencheurs, susceptibles de créer de nouvelles idées par les associations sur lesquels ils reposent.
La vieille et le marquis entretiennent tous deux un rapport étroit, consubstantiel, au langage, mais un rapport différent : la vieille le subit, le marquis en est l’observateur. Sur la base de ce que j’ai dit ci-dessus, lequel d’entre eux serait plutôt mon incarnation ? En fait, ma relation à ces deux-là déborde amplement la seule question de la langue : « Madame Bovary, c’est moi ! », pour reprendre un cri célèbre. J’irai même plus loin : tout personnage est nécessairement l’émanation de son créateur. Je ne crois pas qu’on puisse introduire de césure entre l’écrivain et sa création, qu’il s’agisse de l’auteur, du narrateur ou des personnages mis en scène : mes narrateurs, mes personnages, sont mes créatures, en ceci que je les ai portés, et qu’ils sont, comme tels, une partie de moi-même – ce qui n’est pas sans conséquence sur la théorie du genre romanesque, et se révèle en complète contradiction avec les tendances actuelles de la critique universitaire, sauf à lire Dominique Maingeneau dans son Contre Saint Proust ou la fin de la littérature. Pour en revenir à La Vieille au buisson de roses, ce que je viens de dire revient à poser l’équation suivante : je = tous les personnages qui parcourent le texte. On peut d’ailleurs y discerner quelques clins d’œil, çà et là, qui chacun relève d’une « mise en abyme » : la vieille est née comme moi un 10 novembre, on ne connaît ni son prénom, ni son nom, mais ses initiales, données tout à la fin – LM – sont éloquentes…
Pour autant, si, dans ce texte, je devais m’identifier plus profondément à un personnage, ce serait certainement au marquis, dont l’errance dans le langage tisse, ici encore, la métaphore de ma façon d’écrire, et convoque des figures qui me sont chères : celle du Christ dans sa montée au calvaire, celles d’Ulysse, de Virgile et, en filigrane, celle de Dante (entre enfer et paradis). Cependant, et en plus des raisons évoquées plus haut, on ne peut exclure la vieille de cette complicité, puisque, non seulement elle suit un parcours parallèle à celui du marquis, mais elle « accouche », ainsi que vous le faites justement remarquer, d’un langage qui la métamorphose et l’épure, comme l’a parfaitement saisi Pierre-Vincent Guitard dans l’article qu’il a bien voulu consacrer au texte. Ici encore, la dimension est métaphorique, et je laisse au lecteur le loisir d’en chercher la signification.

Paul Cézanne, Vieille Femme avec un rosaire (Londres, National Gallery)

La Vieille au buisson de roses regorge de clins d’œil réjouissant qui établissent entre l’œuvre et le lecteur des liens particuliers, chaque lecteur pouvant s’approprier le texte à travers des références comprises ou pas (je précise qu’il n’est nul besoin d’être un érudit pour vous apprécier, tant l’œuvre vit sa propre vie). Parfois même, vous intégrez dans le texte des citations signalées ou non, comme par exemple dans l’extrait ci-dessus. Quelles sont vos repères, vos phares dans l’univers de la littérature ?

Repères, phares… Cela suppose le chemin, la route maritime, là où je parlerais plutôt  d’influences et d’affinités. Ces dernières remontent à loin dans l’histoire : il y a la présence du latin, très forte, d’Horace, de Catulle, de Virgile, de Sénèque – et d’auteurs latins moins connus, ces poètes archaïques, à la langue un peu rude, dont il ne reste que des fragments – d’où, peut-être, mon écriture heurtée, fragmentaire.
 Je citerai aussi les grands classiques français, dont les baroques ; plus près de nous, Balzac, Flaubert, les Goncourt, Proust, Gide, Boylesve, qu’on a tort de ne plus lire, Fargue, Ramuz, Colette – celle en particulier des dernières années ; encore plus près, Quignard, Michon, Millet, Giono dans ses aspects les plus méconnus ; Michèle Desbordes, Claude Simon, Jean-Philippe Toussaint, Christian Gailly  ; l’extraordinaire – je pèse mes mots ! – Charles-Albert Cingria, Gustave Roud ; de façon générale, tous les auteurs qui  considèrent la langue comme leur matériau privilégié, et suivent une méthode d’écriture un peu semblable à la mienne. Des poètes, aussi : dont Rimbaud, Larbaud, Guillevic, Follain, Claudel, Saint John Perse, Max Jacob, Cendrars...
La Vieille au buisson de roses est en effet émaillée de références littéraires ; il en va de même de Vers la Muette, mon roman précédent, qui relève d’une véritable « intertextualité », comme on dit. Vous parlez de clins d’œil : c’est en effet de cela qu’il s’agit, pour partie : un peu comme Charlie Parker quand il reprend, dans ses improvisations sur une mélodie, une phrase d’une autre mélodie, créant avec l’auditeur averti une complicité. Mais je désire aussi montrer, ce faisant, que la littérature se nourrit de littérature, comme la musique de musique, la peinture de peinture, qu’elle n’est pas en rupture, mais en continuité d’héritage. Cela me semble important, voire capital : nous autres écrivains, nous sommes les héritiers de nos prédécesseurs en littérature, et nous avons, à leur égard, un devoir de mémoire et de gratitude : c’est eux qui nous ont faits ce que nous sommes.
Mais la littérature n’est pas votre seule source d’inspiration : on rencontre dans le roman non seulement toute une bibliothèque, mais aussi un répertoire d’œuvres musicales classiques et surtout baroques (je pense en particulier à la place occupée par Palestrina) et d’œuvres picturales. En quoi la musique et la peinture peuvent-elles (ou doivent-elles) selon vous rencontrer la littérature ? 
Dès lors qu’on travaille au langage, et singulièrement à la poésie, puisque j’écris des romans « poétiques »,  il me semble que les rapprochements entre peinture et littérature sont pertinents. Sur cette question, je reprendrais volontiers à mon compte les propos d’Yves Bonnefoy, dans Remarques sur le dessin : « La poésie, malgré l’ampleur des œuvres, ce n’est pas se complaire à la mise en place d’un univers du langage, avec objets ancrés chacun dans son nom, riches chacun de sa différence, c’est entendre dans chaque mot un silence, qui est l’équivalent, dans l’espace propre au dessin, de la non-couleur, du vide. » L’écriture poétique, donc, vaut pour le non-dit, comme le dessin vaut pour le non-montré : c’est la figure de l’absence qui, dans les deux cas, est mise en exergue. C’est cette absence que nous scrutons dans le poème ou la prose poétique, et qui nous impose un rythme de lecture particulier par lequel nous tâchons, vaille que vaille, de boucher les trous : tout texte poétique, au moins dans sa conception contemporaine, est lacunaire, il implique comblement personnel du vide, et fait de chacun de nous un lecteur unique en ce que nous saisissons de sa matière (ce dont témoignent d’ailleurs les articles consacrés à ce jour à La Vieille au buisson de roses). Par exemple,  dans les explications que je tente d’apporter en répondant à vos questions, j’ai tendance, parlant des métaphores qui à mon sens innervent le texte, à boucher certains trous : mais comprenez bien que ce n’est là que mon point de vue, qui n’a pas forcément autorité, et qu’on peut boucher ces mêmes trous de tout autre manière.
La musique, c’est encore autre chose : une forme faite de sons orchestrés, une forme vide de sens, quelque effort qu’on veuille faire pour « programmer » une symphonie (Berlioz) ou reproduire les bruits de la nature (Messiaen). Mais imiter l’animation d’un bal ou le chant des oiseaux relève du détail, l’essentiel est ailleurs : dans la forme qu’il s’agit de mettre en œuvre pour agir sur l’auditeur, et retenir son attention, susciter son émotion. C’est un travail de haute technicité, qui compose avec le temps, puisque la musique, c’est du temps, du rythme, développé selon une rhétorique propre à la musique : la composition. La littérature, quant à elle, c’est à la fois l’espace de la page et le temps de la lecture. C’est en cela qu’elle s’apparente à la fois à la peinture et à la musique. J’ai parlé de la peinture plus haut ; ses rapports à la musique me semblent relever de la ligne mélodique, du contrepoint, donc (il ne peut y avoir, dans la phrase littéraire, d’ « harmonie » au sens strictement musical du terme) : il en va de la définition des sonorités et de leur récurrence, créant un rythme, un phrasé, où la ponctuation joue un rôle capital. J’ajouterai que, de même que la partition suppose d’être exécutée, certains textes littéraires ne prennent tout le sens et leur plénitude qu’à être lus à voix haute.

Puis-je me permettre une question plus délicate ? Le titre de votre roman se réfère à un retable célèbre dans ma région, une œuvre magnifique  de Martin Schongauer. Pouvez-vous nous expliquer d’abord pourquoi ce lien entre votre roman et ce tableau ? En outre, comment ressentez-vous les réactions agressives et démesurées d’un tout petit nombre de Colmariens pour une petite histoire de marque-page à l’effigie de cette Vierge ?

J’ai rencontré le retable – car il s’agit bien d’une rencontre ! – il y a une quinzaine d’années, lors d’une visite de Colmar. Je le connaissais bien sûr, mais de loin. La fréquentation de près, dans cette magnifique église qui le met si bien en valeur, a dû me marquer, au point que dix ans plus tard il s’est devenu le titre de mon ouvrage. J’en avais d’autres en tête, mais qui ne me satisfaisaient pas : il s’est imposé d’un coup – sans doute, thématiquement, du fait des anges qui y sont figurés. C’est ainsi qu’est né ce fameux jeu de mots, que certaines personnes nous ont reproché, à  mes éditeurs et à moi-même, et avec quelle véhémence ! Faut-il dire que l’idée d’offenser la religion ne m’a jamais effleuré l’esprit ? J’ai reçu une éducation catholique – et c’est là rien que je renie –, très empreinte par le culte marial – l’église de ma paroisse, l’église Notre-Dame, abrite la statue d’une Vierge miraculeuse, à laquelle, enfant malade et bien près de la mort, j’ai été consacré. De cette éducation, il y a beaucoup de traces, dans mon œuvre, chacun de mes livres comporte des références bibliques : ainsi, La Vieille au buisson de roses met en scène la Nativité, la Pentecôte, Pâques, cite abondamment le rituel de la messe et les Évangiles. J’interprète les attaques dont nous sommes victimes comme des erreurs d’appréciation. J’en ai écrit à qui de droit : à ce jour, on ne m’a pas répondu ; je considère que l’incident est clos. Mais je regrette vivement que les accusations infondées, les intimidations, dont nous avons été victimes, aient pu nous conduire à nous interroger sur la diffusion du marque-page, et qu’on ait tenté de réduire à néant une partie du remarquable travail de mes éditeurs.

 Lionel-Edouard Martin, La Vieille au Buisson de Roses, Le Vampire Actif, Les Séditions, 2010

Vous pouvez vous procurer le roman de Lionel-Edouard Martin sur le site du Vampire Actif   ou dans toute bonne librairie.


Lionel-Edouard Martin © L.-E. Martin