dimanche 14 novembre 2010

Ramón Sender, Requiem pour un paysan espagnol & Le Gué : au seuil de l'amour et de la mort...



« Non, ce n’est pas moi. C’est quelqu’un d’autre qui souffre.
Moi, je ne pourrais pas souffrir autant.
Ce qui s’est passé, qu’un drap noir le recouvre,
Et qu’on emporte les lumières…
                                Nuit. »
(Anna Akhmatova, Requiem, traduction Jean-Louis Backès, Gallimard, 2007)

   Il est des livres dont on ne se remet pas. Placés sur notre chemin de lecteur un peu par hasard, au gré d’une rencontre, d’un partage, ils entrent dans notre vie pour jamais n’en ressortir. Leur lecture nous happe, nous envoûte, nous transforme : lire pour devenir autre, plus riche d’une expérience transmise à distance par un inconnu, l’auteur… Une intrusion douloureuse et salutaire. Ainsi, ce bel objet, livre mince pourtant, publié par les éditions Attila, contenant deux récits de Ramón Sender : Requiem pour un paysan espagnol et Le Gué, est une lecture bouleversante, une de celles dont on ne sort pas indemne.

   Sender, dont l’existence a été dramatiquement marquée par la guerre civile espagnole, est un écrivain en exil, mais que l’éloignement de son pays natal ne fait pas renoncer au combat, qu’il a adopté depuis sa jeunesse, contre les injustices et le fascisme. La littérature est pour lui un moyen de conserver le souvenir d’années douloureuses : il a perdu pendant ces tristes événements sa femme et son frère, fusillés par les franquistes. Ses œuvres, belles et pures, sont un miroir de cette tragédie. Entre les lignes du Réquiem por un campesino español et d’El vado se dévoile toute la complexité de l’âme humaine aux prises avec la guerre.


   Requiem pour un paysan espagnol est un court roman (un peu plus de quatre-vingts pages à peine) d’une intensité brûlante. Intitulé à l’origine Mósen Millán, du nom de son protagoniste, un prêtre confronté au fascisme et à la trahison, il a d’abord été publié au Mexique en 1953. Longtemps interdit en Espagne – sa possession était un crime passible de la peine de mort – il a cependant circulé clandestinement avant d’être librement diffusé après la mort de Franco. L’œuvre s’ouvre sur les préparatifs d’une messe de Requiem dite pour Paco, un jeune homme fusillé par les phalangistes. Dans la sacristie, le prêtre, Mósen Millán, est seul avec l’enfant de chœur. Il attend l’arrivée des villageois qui tardent à se présenter. Pourtant, Paco est un héros à propos duquel circule une chanson dont l’enfant se répète les paroles :
     « Et voilà le Paco du Moulin,
          il vient d’être condamné,
            et il pleure sur sa vie,
      en route pour le cimetière. »
Ce romance égrène ses strophes tout au long du récit, au fil des souvenirs du prêtre qui a accompagné tous les moments clé de l’existence de Paco, de son baptême à sa dernière confession… Le roman déroule la chronique de cette passion – chronique d’une mort annoncée puisque l’existence du jeune homme s’est déjà achevée lorsque le texte l’évoque pour la première fois. Le drame s’est noué bien avant, et le lecteur se retrouve pris dans une chronologie inversée, remontant à l’enfance de Paco, enfant raisonnable et fantaisiste, dont la vivacité et la curiosité ont suscité l’affection du prêtre. Le garçon s’épanouit sous le regard bienveillant de Mósen Millán, qui se remémore pieusement chacun des épisodes importants de l’existence du jeune homme :
   « Les yeux fermés, Mósen Millán se rappelait encore le jour de la noce de Paco. »
Ces réminiscences restituent l’image d’un jeune homme droit et courageux, tenant tête aux suppôts du franquisme qui cernent le village et engagé dans cette lutte des puissants contre les villageois. Le récit, épuré mais dense, trace le portrait d’une communauté rurale dont émergent des personnalités étonnantes et burlesques, comme la Jerónima, sage-femme et guérisseuse, qui se heurte au curé dont elle contrarie les rituels religieux. Les femmes du village se réunissent autour du carasol, le lavoir, lieu de tous les ragots et moqueries. Ainsi le drame se teinte parfois de comédie, comme dans les joutes qui opposent Jerónima au cordonnier, ennemi pleuré lors de son assassinat. Mais la tragédie est inéluctable ; un cortège d’ombres accompagne l’existence des villageois à mesure des avancées des phalangistes. Des hommes sont tués, ceux des grottes, trop misérables pour habiter une maison :
   « Un groupe de jeunes gens arriva au village, des fils de bonne famille, avec des bâtons et des pistolets.
   Ils avaient l’air de pas grand-chose, et certains poussaient des cris hystériques. Jamais on n’avait vu de gens aussi effrontés. Normalement, ces garçons rasés de près et élégants comme des femmes, on les appelait, au carasol, petites bites, mais la première chose qu’ils firent fut de passer une formidable raclée au cordonnier, sans que sa neutralité lui serve à quoi que ce soit. Puis ils abattirent six paysans, dont quatre de ceux qui vivaient dans les grottes, et ils laissèrent leurs corps dans les fossés de la route qui menait au carasol. Comme les chiens venaient pour lécher le sang, ils postèrent un des gardes du duc pour les écarter. Personne ne demandait rien. Personne ne comprenait rien. Les gardes civils n’intervenaient pas contre les étrangers. »
  
   Dans le récit s’inscrit en filigrane l’histoire d’un pays meurtri, d’une ruralité en proie à des menaces qui la ramènent au temps du servage. Jamais Sender n’explique la situation : il la suggère par touches, engageant le lecteur dans la découverte progressive des destructions commises par les fascistes. Au-delà de la politique, cette tragédie révèle des comportements inattendus, et la trahison vient de là où on ne l’attendait pas. La catastrophe mise en scène – ou plutôt, révélée avec finesse – met au jour la complexité de l’âme humaine, conduite à des choix intolérables… Pourtant, l’humanité subsiste dans le remords à moitié assumé, dans ce regret d’un prêtre célébrant la mémoire de celui qu’il a aimé…


   Le Gué, court roman écrit en 1948 et jusqu’alors inédit en français, revient sur le thème de la trahison déjà fondamental dans Requiem pour un paysan espagnol. D’une beauté stupéfiante, ce récit limpide et poétique se développe lui aussi autour du souvenir d’un mort. En effet, deux ans avant le début de l’histoire, Lucie a dénoncé le mari de sa sœur Joaquine, l’homme qu’elle aimait. Ce poids sur la conscience la mine ; elle éprouve le besoin de se confesser mais n’en trouve pas le courage. Or personne, d’ailleurs, n’est prêt à recevoir le brûlant secret. Lucie, alors, trouve dans la nature un écho à sa souffrance ; la rivière en crue, et le gué où elle retrouve sa sœur, résonnent de son chagrin et de sa culpabilité. Fuyant le monde des humains, elle se confie aux éléments, au vent, au courant de l’eau tumultueuse, et y perçoit une rumeur… La nature, ainsi, résonne de son désespoir.
   « Elle tournait le dos aux vergers et au village. La moitié de la matinée était déjà passée. Elle ne pouvait pas supporter d’avoir derrière elle la lointaine colline que dominait le cimetière. Plus elle y pensait, plus cela lui était difficile. Elle se leva, et prenant le panier, elle l’appuya sur sa hanche gauche. Puis elle chercha le gué et passa à pied sec les dalles qui émergeaient à intervalles rapprochés. Sur la berge opposée, elle voyait le village et le cimetière. Et elle essayait de capter la rumeur des eaux qui, en passant par le gué, lui parlaient, disant des mots qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer. »

   Progressivement, la voix de l’eau lui devient claire : elle y entend l’écho de son âme : « lamperolina – lamperolana », « moucharde, moucharde ». Et la rivière, plutôt que la purifier, la confronte à ses fantômes. Une chemise s’envole, le vent la gonfle et la porte, spectre de l’homme aimé et dénoncé. La folie la guette et l’emporte, rendant sa confession impossible. La vérité, inacceptable, ne peut être entendue par ses proches, les deux autres femmes qui ont aimé cet homme : sa mère, son épouse. Demeure la culpabilité indicible, et la nature vive se fait tombeau. Puis la neige recouvre le paysage, et Lucie, morte et semeuse de mort, se perd dans la blancheur inhumaine au rythme de sa faux qui ne moissonne que le vide…

    Ainsi, ces deux courts romans, judicieusement réunis dans cet ouvrage, inscrivent durablement en nous la tragédie. Êtres confrontés aux affres de l’histoire, Mósen Millán et Lucie trahissent celui qu’ils ont aimé ; la tragédie nationale révèle les faiblesses de l’âme humaine, mais Sender, en une approche subtile et aimante, ne juge pas. Les « mouchards » sont aussi des victimes qui doivent survivre dans l’enfer de leur culpabilité, et, étrangement, les vainqueurs ne sont jamais vraiment montrés. La catastrophe atteint tous les hommes, et de cette situation ne peut naître qu’un désastre individuel et partagé.


Ramón Sender, Requiem pour un paysan espagnol & Le Gué, traductions de J.-P. Cortada et J.-P. Ressot, frontispices d’Anne Careil, éditions Attila, 2010.

Merci à Christophe Martinez pour cette découverte : il a fait de ces deux romans une belle chronique dans sa Taverne du Doge Loredan.

Une très intéressante lecture de cette œuvre de Sender est à découvrir sur le blog audio de Nikola Delescluses, Paludes (émission du 28 mai 2010).

vendredi 5 novembre 2010

Lionel-Edouard Martin nous parle de La Vieille au Buisson de Roses...

    
Il est des livres que l’on attend, promesses d’un voyage immobile qui sollicite l’esprit,  éveille la rêverie, entraîne le lecteur dans un sillage de sons, de couleurs et d’idées. L’œuvre de Lionel-Edouard Martin, poète et romancier, entrelace les mots et le monde, créant un rapport étroit entre le langage et l’univers sensible, celui du corps et de la nature. Son dernier roman, La Vieille au buisson de roses, paru aux éditions du Vampire Actif, fait naître de la rencontre improbable de trois personnages étonnants - une vieille, un chien, un marquis - une réflexion subtile,  poétique, mais aussi pleine d’émotion et d’humour. La langue en effet, plus qu’un vecteur, nous inscrit au monde et témoigne du lien que nous entretenons avec lui.
Lionel-Edouard Martin a eu la générosité de m’accorder un entretien au sujet de son dernier roman, que je suis très fière de reproduire ici, de seuil en seuil. Je le remercie de tout cœur de la simplicité et de la grande gentillesse avec laquelle il a accepté d’être interrogé, livrant avec profondeur et sincérité une réflexion pénétrante et originale sur la création littéraire. 
Pour mieux faire connaissance avec ce magnifique roman, je vous renvoie à de  très belles chroniques :
- celle d'Ed Wood dans La Taverne du Doge Loredan
- celle de Fiolof dans La Marche aux Pages
-celle de Pierre-Vincent Guitard dans e-littérature
-et la chronique audio de Nikola sur Paludes...
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Cher Lionel-Édouard, votre roman La Vieille au buisson de roses, paru le 11 octobre aux éditions du Vampire Actif, est ce que Karine Cnudde , votre éditrice avec Hugues Béesau, appelle un « objet littéraire non identifié ».  En effet, il s’inscrit aux confins de plusieurs genres, dans une approche étonnante de la littérature, entre espace romanesque et territoire d’un langage poétique, musical et rythmé, qui d’ailleurs caractérise votre œuvre. Comment définiriez-vous votre projet, lorsque vous êtes entré dans son écriture ?

Pour parler de projet, encore faut-il qu’il y en ait un. Si on entend par projet un itinéraire, une balistique, dont on prévoit qu’ils mènent d’un point à un autre au travers de certains milieux, je répondrai que je ne suis, en tant qu’écrivain, ni cartographe, ni artilleur ; un explorateur, plutôt, qui, fixé le point de départ, s’enfoncerait dans un paysage indéterminé qu’il créerait, sécréterait, à mesure de son avancée. Je n’ai jamais écrit d’après une planification, pour donc dire quelque chose de préétabli : je vais au hasard des mots – et les mots étant sensés, on finit par trouver des sens à ces errances. Valéry dit quelque part que, si « le premier vers est donné », le reste du poème, la suite à trouver, relève d’une invention. Je souscris volontiers à cette façon d’envisager l’inspiration. La première phrase de La Vieille au buisson de roses m’est venue je ne sais comment, et le « roman », s’il faut l’appeler de la sorte, en constitue le développement, l’amplification : « ça a commencé comme ça », pour ne pas citer l’incipit du Voyage au bout de la nuit.
Voyage assurément, sans but, ponctué de rencontres : la vieille, d’abord, puis le chien, puis le marquis. D’évidence, ces personnages ne m’étaient pas complètement inconnus : il y a, dans La Vieille au buisson de roses, comme d’ailleurs dans tout ce que j’écris, une matière biographique – je n’ai guère d’imagination –, mais dont les surgissements, j’y insiste, sont très peu contrôlés : ils s’imposent d’un coup, sans que je sache pourquoi. J’ai souvent cherché – comme Valéry du reste, sur un autre plan – à saisir les mécanismes de ces survenues : mémoire travaillée par les mots dans les évocations qu’ils suscitent et les systèmes sonores qu’ils organisent ? C’est une piste, mais sans doute y en a-t-il d’autres, que je suis en peine de débrouiller. Aussi bien, faut-il comprendre ? De guerre lasse, disons que l’essentiel est que cela fonctionne – si tant est que cela fonctionne – (et j’ajouterai que je suis fasciné par la manière dont l’esprit, à moins qu’il ne s’agisse de l’inconscient, parvient à tisser, sur un métier si peu stable, un tissu d’images, de rythmes, de sens, qui donne à un texte une homogénéité, et finit par en faire une tapisserie).
De cette façon, j’extrais une substance brute, qu’il s’agit de reprendre, pour l’ordonner en cohérence et la rendre, disons, lisible : cela va de la simple correction de termes jusqu’au déplacement de certaines parties, en un travail méticuleux de retouche. J’ai bien conscience que cela génère, au final, d’assez « étranges monstres », comme appelle Corneille son Illusion comique, et qu’on est guère dans l’horizon d’attente d’un « roman » : mais aussi bien, cet horizon romanesque – tel qu’on le définit d’ordinaire, avec une histoire, une intrigue, de la psychologie, de la sociologie, un rapport au réel –, cet horizon ne m’intéresse pas. Si je devais me définir en tant qu’écrivain, je n’aurais pas l’arrogance de prétendre que « je suis poète » (c’est, selon Renaud Camus, l’arrogance suprême que d’asséner à autrui une telle assertion), mais je dirais que j’écris comme écrivent de nombreux poètes contemporains : au hasard des mots, et en rupture de genre.



Parlez-nous un peu de vos personnages, trois êtres disparates et que rien ne destinait à se rencontrer. Mais le véritable protagoniste, celui autour duquel votre roman s’organise, est la langue. Les trois personnages se définissent par rapport à elle, et entretiennent avec elle des relations intenses et surprenantes. La Vieille éprouve quelques difficultés à prononcer les mots, son parler est marqué de particularismes phonétiques et régionaux. Sa relation au langage est âpre mais amoureuse. Le marquis, lui, est épris des textes anciens, de Catulle et de Virgile (comme vous, je crois le savoir). Et Diurc / Duc, le chien parlant, chante la messe en latin ! Pouvez-vous nous expliquer les raisons de cette mise en scène de la langue, à la fois étonnante et … naturelle ?

Je crois bien n’avoir jamais écrit que sur la langue – sans doute par déformation professionnelle, puisqu’à la base de mes activités actuelles, je suis linguiste, ou pour mieux dire, mais dans toute la force étymologique du terme, philologue, et passionné de latin (mais d’autres langues aussi – dont l’arabe –, que j’ai eu la chance de pouvoir apprendre, et que je maîtrise à des degrés divers). La langue, les langues, sont en effet au cœur de La Vieille au buisson de roses : c’est que la langue, aussi bien, nous constitue, nous autres humains, autant qu’elle résulte de ce que nous sommes – des corps de mots, dont la langue est une des nourritures, qui donc empreint les chairs et les informe. À ce titre, le personnage de la vieille est parlant, si j’ose dire : sa prononciation amplifie les mots en y coulant certains sons qui les adoucissent, préfigurant cette « vieille langue des anges » qui va, à un moment, s’emparer d’elle, la posséder, au point que tout langage, d’où qu’il émane, lui sera transparent. C’est, quelque peu revisitée, la scène de la Pentecôte, quand, dans les Évangiles, le saint Esprit insuffle aux apôtres le don des langues, abolissant Babel et rétablissant l’intercompréhension entre les hommes (même si la vieille va encore plus loin dans sa pénétration des langages, puisqu’elle comprend aussi celui des choses et des animaux).
On ne dira jamais trop combien la question de la langue empreint fortement toutes religions, en ceci que la langue constitue un des éléments fondateurs des mythes, dans lesquels s’inclut l’interrogation sur l’origine – « au commencement était le Verbe » en est l’exemple plus probant. Or, si la langue est partie prenante de la Création, on peut en saisir l’importance pour qui se pique de créer ce qu’on appelle de la fiction. Sans vouloir trop jouer sur les mots, fingo, en latin, d’où dérive notre fiction, c’est modeler : inutile de rappeler que dans la Genèse, l’homme (le personnage ?) est créé à partir d’une poignée d’argile... Bref, j’invite le lecteur à lire aussi le roman comme une vaste métaphore filée du travail du créateur – si d’ailleurs il s’agit bien d’un travail, et pas d’autre chose…
Le marquis, quant à lui, est linguiste amateur : comme tel, sa relation au langage est déterminante, et fonde ses rapports avec autrui, sous les modalités de l’appel et du rejet – j’irai jusqu’à dire qu’elle gouverne son existence comme elle gouvernera sa mort. Il a consacré sa vie à la recherche de l’origine du langage – « Pourquoi parle-t-on plutôt qu’on ne dit rien ? » est la première phrase qu’on l’entend prononcer –,  développant sur ce sujet une théorie personnelle. Sur cette question de l’origine du langage, deux théories s’affrontent, au 18ème siècle (j’y fais référence dans la toute dernière page du roman, citant les noms de quelques auteurs qui en ont écrit) : celle qui penche pour une origine « naturelle », celle qui opte plutôt pour une origine divine. Le marquis, au début, adopte la première, en l’étayant sur le rythme du corps en marche, ce rythme qui prendra toute sa résonance quand il déambulera lui-même dans les rues de M***. Mais la « rencontre » avec la vieille – qui d’ailleurs ne se produira pas – le détrompera… Ici encore, métaphore, peut-être, de ce qu’on appelle « inspiration » : l’alphabet de Ponge, ou le tableau de Poussin ? Permettez-moi de sourire, et de bien me garder de vouloir répondre…

Or, paradoxalement,  chacun de vos personnages est plongé dans une grande solitude, accompagné seulement par les mots, ceux que l’on échange dans des situations banales (avec une voisine qui vient rendre de rares visites, dans un café où l’on est « l’étranger »). La nature devient alors source de parole, un chien, une mare, un arbre, des corbeaux. Dans la seconde partie de votre roman, intitulée L’Origine des langues, le narrateur s’adresse directement au marquis : « Et je m’en vais au vent mauvais, votre paletot n’est pas idéal, vous en remontez le col ; et comme le temps est à tuer, qu’il est plein d’une pesanteur humide et pénétrante, vous vous laissez tenter par un café : quelque chose de chaud vous prendrait le corps, s’articulerait à l’entour de votre mutisme pour libérer de vagues grommellements, pour renouer avec le langage – car, à votre ordinaire, vous parlez aux seuls corbeaux, qui ont un avant-goût de votre mort, et au facteur, dans la grande désolation de la parole désaccordée, voué que vous êtes au soliloque, à l’écho menteur des oiseaux dans les arbres, d’un fonctionnaire à 4L jaune. » Comment, selon vous, le langage peut-il avoir une telle importance malgré la solitude ? En effet, vos personnages, la vieille, le marquis, soliloquent beaucoup…

Ce n’est pas que dans La Vieille au buisson de roses que mes personnages sont seuls : ceux de mes autres romans vivent aussi dans une grande solitude, qu’il s’agisse de Jeanlou, dans Jeanlou dans l’arbre, de Paul, dans L’Homme hermétique, ou d’Hubert, dans Corps de pierre, ou d’autres encore.  D’ici à m’identifier à cette constellation d’esseulés, il n’y a qu’un  pas : il serait sans doute immodeste de ma part que de me prétendre solitaire – on a soupé de l’artiste dans sa tour d’ivoire, quoiqu’elle me semble indispensable –, mais à mes yeux (autant qu’à mes oreilles…) écriture et solitude sont difficilement dissociables – je crois même me souvenir  d’avoir écrit – mais où ? – qu’on n’écrit jamais qu’en solitude. En effet : si on veut que « ça » parle, encore faut-il pouvoir entendre, et on n’entend jamais aussi bien que tout seul – j’associe la solitude au silence (sans doute ai-je la vocation de la Trappe…). Elle est, la solitude, la condition sine qua non de l’écoute, et peut-être même de toute fine perception. Il en va d’une disponibilité des sens, autant que d’une manière de vivre – à l’écart, farouchement, et dans l’ombre, autant que faire se peut.
Sur cette base, mes personnages soliloquent en effet beaucoup : mais qu’est-ce d’autre qu’un écrivain qu’un homme, une femme, de monologue – ou de dialogue différé, car tout texte est porteur, comme enceint, d’un lecteur potentiel ? Ici encore, il faut les comprendre, la vieille, le marquis, le chien, comme des métaphores de l’auteur et de son « travail », qui consiste à faire parler ce qui n’a pas de voix, cette fiction qu’il modèle, ainsi que je l’ai dit plus haut, et remodèle pour lui conférer la parole.

Votre roman tisse des liens très forts entre la langue et le monde, à tel point que les mots se matérialisent dans des sons inattendus (un « Adoramus te » d’anthologie, nativité étonnante et réjouissante), des odeurs – parfois nauséabondes : Diurc « pue. Sa gueule empeste !
-C’est le latin, les mots pourris. Cette pourriture de langue, vous savez, n’allez pas croire, Clémence, il ne mange guère (guyère) que des légumes, très peu de viande, très pyeu de viande… ». Les mots prennent corps, viande mâchonnée, fruit dégusté… La vieille accouche à proprement parler du langage, d’un langage qu’elle portait en elle et qui naît dans la douleur. Le cratylisme du marquis (défendu d’ailleurs dans une publication restée confidentielle) est presque militant, le mot imitant la chose et la faisant venir au monde. Comment définiriez-vous votre rapport aux mots ? S’incarne-t-il plus particulièrement en l’un des trois personnages ?

Mon rapport aux mots ? Une expression pourrait le résumer sans doute : plaisir un peu mystique. J’aime à les mâcher (comme Flaubert – mais non que je  les « gueule », je les mâche). Il y a un réel plaisir à l’articulation (prononcez donc « aboli bibelot d’inanité sonore » !), comme le rappelait, si j’ai bonne mémoire, le poète André Spire. Quant au cratylisme, il est sans doute un des fondements de toute poésie, mais aussi de la magie et du mythe : la chose et le mot ne font qu’un, la chose est le mot, le mot est la chose. Bien plus : les mots, par leur forme, trament entre eux des rapports qui ne sont pas sans rappeler ceux établis pas les « similitudes » du Moyen-Âge (dont parle Michel Foucault dans, justement, Les Mots et les choses). La question n’est évidemment pas d’y croire, encore qu’on puisse y croire, mais bien plutôt de pouvoir, sur cette base, lier entre les choses des relations insoupçonnées, fondées essentiellement sur la phonétique ou l’orthographe, et qui court-circuitent la pensée commune, sans en rester à de simples jeux de mots : ces derniers, bien au contraire, sont à considérer comme des  déclencheurs, susceptibles de créer de nouvelles idées par les associations sur lesquels ils reposent.
La vieille et le marquis entretiennent tous deux un rapport étroit, consubstantiel, au langage, mais un rapport différent : la vieille le subit, le marquis en est l’observateur. Sur la base de ce que j’ai dit ci-dessus, lequel d’entre eux serait plutôt mon incarnation ? En fait, ma relation à ces deux-là déborde amplement la seule question de la langue : « Madame Bovary, c’est moi ! », pour reprendre un cri célèbre. J’irai même plus loin : tout personnage est nécessairement l’émanation de son créateur. Je ne crois pas qu’on puisse introduire de césure entre l’écrivain et sa création, qu’il s’agisse de l’auteur, du narrateur ou des personnages mis en scène : mes narrateurs, mes personnages, sont mes créatures, en ceci que je les ai portés, et qu’ils sont, comme tels, une partie de moi-même – ce qui n’est pas sans conséquence sur la théorie du genre romanesque, et se révèle en complète contradiction avec les tendances actuelles de la critique universitaire, sauf à lire Dominique Maingeneau dans son Contre Saint Proust ou la fin de la littérature. Pour en revenir à La Vieille au buisson de roses, ce que je viens de dire revient à poser l’équation suivante : je = tous les personnages qui parcourent le texte. On peut d’ailleurs y discerner quelques clins d’œil, çà et là, qui chacun relève d’une « mise en abyme » : la vieille est née comme moi un 10 novembre, on ne connaît ni son prénom, ni son nom, mais ses initiales, données tout à la fin – LM – sont éloquentes…
Pour autant, si, dans ce texte, je devais m’identifier plus profondément à un personnage, ce serait certainement au marquis, dont l’errance dans le langage tisse, ici encore, la métaphore de ma façon d’écrire, et convoque des figures qui me sont chères : celle du Christ dans sa montée au calvaire, celles d’Ulysse, de Virgile et, en filigrane, celle de Dante (entre enfer et paradis). Cependant, et en plus des raisons évoquées plus haut, on ne peut exclure la vieille de cette complicité, puisque, non seulement elle suit un parcours parallèle à celui du marquis, mais elle « accouche », ainsi que vous le faites justement remarquer, d’un langage qui la métamorphose et l’épure, comme l’a parfaitement saisi Pierre-Vincent Guitard dans l’article qu’il a bien voulu consacrer au texte. Ici encore, la dimension est métaphorique, et je laisse au lecteur le loisir d’en chercher la signification.

Paul Cézanne, Vieille Femme avec un rosaire (Londres, National Gallery)

La Vieille au buisson de roses regorge de clins d’œil réjouissant qui établissent entre l’œuvre et le lecteur des liens particuliers, chaque lecteur pouvant s’approprier le texte à travers des références comprises ou pas (je précise qu’il n’est nul besoin d’être un érudit pour vous apprécier, tant l’œuvre vit sa propre vie). Parfois même, vous intégrez dans le texte des citations signalées ou non, comme par exemple dans l’extrait ci-dessus. Quelles sont vos repères, vos phares dans l’univers de la littérature ?

Repères, phares… Cela suppose le chemin, la route maritime, là où je parlerais plutôt  d’influences et d’affinités. Ces dernières remontent à loin dans l’histoire : il y a la présence du latin, très forte, d’Horace, de Catulle, de Virgile, de Sénèque – et d’auteurs latins moins connus, ces poètes archaïques, à la langue un peu rude, dont il ne reste que des fragments – d’où, peut-être, mon écriture heurtée, fragmentaire.
 Je citerai aussi les grands classiques français, dont les baroques ; plus près de nous, Balzac, Flaubert, les Goncourt, Proust, Gide, Boylesve, qu’on a tort de ne plus lire, Fargue, Ramuz, Colette – celle en particulier des dernières années ; encore plus près, Quignard, Michon, Millet, Giono dans ses aspects les plus méconnus ; Michèle Desbordes, Claude Simon, Jean-Philippe Toussaint, Christian Gailly  ; l’extraordinaire – je pèse mes mots ! – Charles-Albert Cingria, Gustave Roud ; de façon générale, tous les auteurs qui  considèrent la langue comme leur matériau privilégié, et suivent une méthode d’écriture un peu semblable à la mienne. Des poètes, aussi : dont Rimbaud, Larbaud, Guillevic, Follain, Claudel, Saint John Perse, Max Jacob, Cendrars...
La Vieille au buisson de roses est en effet émaillée de références littéraires ; il en va de même de Vers la Muette, mon roman précédent, qui relève d’une véritable « intertextualité », comme on dit. Vous parlez de clins d’œil : c’est en effet de cela qu’il s’agit, pour partie : un peu comme Charlie Parker quand il reprend, dans ses improvisations sur une mélodie, une phrase d’une autre mélodie, créant avec l’auditeur averti une complicité. Mais je désire aussi montrer, ce faisant, que la littérature se nourrit de littérature, comme la musique de musique, la peinture de peinture, qu’elle n’est pas en rupture, mais en continuité d’héritage. Cela me semble important, voire capital : nous autres écrivains, nous sommes les héritiers de nos prédécesseurs en littérature, et nous avons, à leur égard, un devoir de mémoire et de gratitude : c’est eux qui nous ont faits ce que nous sommes.
Mais la littérature n’est pas votre seule source d’inspiration : on rencontre dans le roman non seulement toute une bibliothèque, mais aussi un répertoire d’œuvres musicales classiques et surtout baroques (je pense en particulier à la place occupée par Palestrina) et d’œuvres picturales. En quoi la musique et la peinture peuvent-elles (ou doivent-elles) selon vous rencontrer la littérature ? 
Dès lors qu’on travaille au langage, et singulièrement à la poésie, puisque j’écris des romans « poétiques »,  il me semble que les rapprochements entre peinture et littérature sont pertinents. Sur cette question, je reprendrais volontiers à mon compte les propos d’Yves Bonnefoy, dans Remarques sur le dessin : « La poésie, malgré l’ampleur des œuvres, ce n’est pas se complaire à la mise en place d’un univers du langage, avec objets ancrés chacun dans son nom, riches chacun de sa différence, c’est entendre dans chaque mot un silence, qui est l’équivalent, dans l’espace propre au dessin, de la non-couleur, du vide. » L’écriture poétique, donc, vaut pour le non-dit, comme le dessin vaut pour le non-montré : c’est la figure de l’absence qui, dans les deux cas, est mise en exergue. C’est cette absence que nous scrutons dans le poème ou la prose poétique, et qui nous impose un rythme de lecture particulier par lequel nous tâchons, vaille que vaille, de boucher les trous : tout texte poétique, au moins dans sa conception contemporaine, est lacunaire, il implique comblement personnel du vide, et fait de chacun de nous un lecteur unique en ce que nous saisissons de sa matière (ce dont témoignent d’ailleurs les articles consacrés à ce jour à La Vieille au buisson de roses). Par exemple,  dans les explications que je tente d’apporter en répondant à vos questions, j’ai tendance, parlant des métaphores qui à mon sens innervent le texte, à boucher certains trous : mais comprenez bien que ce n’est là que mon point de vue, qui n’a pas forcément autorité, et qu’on peut boucher ces mêmes trous de tout autre manière.
La musique, c’est encore autre chose : une forme faite de sons orchestrés, une forme vide de sens, quelque effort qu’on veuille faire pour « programmer » une symphonie (Berlioz) ou reproduire les bruits de la nature (Messiaen). Mais imiter l’animation d’un bal ou le chant des oiseaux relève du détail, l’essentiel est ailleurs : dans la forme qu’il s’agit de mettre en œuvre pour agir sur l’auditeur, et retenir son attention, susciter son émotion. C’est un travail de haute technicité, qui compose avec le temps, puisque la musique, c’est du temps, du rythme, développé selon une rhétorique propre à la musique : la composition. La littérature, quant à elle, c’est à la fois l’espace de la page et le temps de la lecture. C’est en cela qu’elle s’apparente à la fois à la peinture et à la musique. J’ai parlé de la peinture plus haut ; ses rapports à la musique me semblent relever de la ligne mélodique, du contrepoint, donc (il ne peut y avoir, dans la phrase littéraire, d’ « harmonie » au sens strictement musical du terme) : il en va de la définition des sonorités et de leur récurrence, créant un rythme, un phrasé, où la ponctuation joue un rôle capital. J’ajouterai que, de même que la partition suppose d’être exécutée, certains textes littéraires ne prennent tout le sens et leur plénitude qu’à être lus à voix haute.

Puis-je me permettre une question plus délicate ? Le titre de votre roman se réfère à un retable célèbre dans ma région, une œuvre magnifique  de Martin Schongauer. Pouvez-vous nous expliquer d’abord pourquoi ce lien entre votre roman et ce tableau ? En outre, comment ressentez-vous les réactions agressives et démesurées d’un tout petit nombre de Colmariens pour une petite histoire de marque-page à l’effigie de cette Vierge ?

J’ai rencontré le retable – car il s’agit bien d’une rencontre ! – il y a une quinzaine d’années, lors d’une visite de Colmar. Je le connaissais bien sûr, mais de loin. La fréquentation de près, dans cette magnifique église qui le met si bien en valeur, a dû me marquer, au point que dix ans plus tard il s’est devenu le titre de mon ouvrage. J’en avais d’autres en tête, mais qui ne me satisfaisaient pas : il s’est imposé d’un coup – sans doute, thématiquement, du fait des anges qui y sont figurés. C’est ainsi qu’est né ce fameux jeu de mots, que certaines personnes nous ont reproché, à  mes éditeurs et à moi-même, et avec quelle véhémence ! Faut-il dire que l’idée d’offenser la religion ne m’a jamais effleuré l’esprit ? J’ai reçu une éducation catholique – et c’est là rien que je renie –, très empreinte par le culte marial – l’église de ma paroisse, l’église Notre-Dame, abrite la statue d’une Vierge miraculeuse, à laquelle, enfant malade et bien près de la mort, j’ai été consacré. De cette éducation, il y a beaucoup de traces, dans mon œuvre, chacun de mes livres comporte des références bibliques : ainsi, La Vieille au buisson de roses met en scène la Nativité, la Pentecôte, Pâques, cite abondamment le rituel de la messe et les Évangiles. J’interprète les attaques dont nous sommes victimes comme des erreurs d’appréciation. J’en ai écrit à qui de droit : à ce jour, on ne m’a pas répondu ; je considère que l’incident est clos. Mais je regrette vivement que les accusations infondées, les intimidations, dont nous avons été victimes, aient pu nous conduire à nous interroger sur la diffusion du marque-page, et qu’on ait tenté de réduire à néant une partie du remarquable travail de mes éditeurs.

 Lionel-Edouard Martin, La Vieille au Buisson de Roses, Le Vampire Actif, Les Séditions, 2010

Vous pouvez vous procurer le roman de Lionel-Edouard Martin sur le site du Vampire Actif   ou dans toute bonne librairie.


Lionel-Edouard Martin © L.-E. Martin


mardi 2 novembre 2010

L'effritement d'un monde : Goran Petrović, Sous un ciel qui s'écaille


« Quant à moi, je le sais, une puissance supérieure me contraint à cheminer longtemps encore côte à côte avec mes étranges héros, à contempler, à travers un rire apparent et des larmes insoupçonnées, l'infini déroulement de la vie. » (Nicolas Gogol, Les Âmes mortes, chant VII,  traduction Ernest Charrière)

   « Cinéroman », tel est l’étrange sous-titre de l’œuvre de Goran Petrović que nous proposent les Allusifs en cette rentrée littéraire. Roger Grenier, en 1972, avait fait de ce néologisme le titre d’une chronique de la vie provinciale des années 30. Il est peu probable que le romancier serbe, né en 1961 et lauréat de plusieurs prix littéraires dans son pays, ait voulu rendre un hommage à cet auteur français un peu oublié, mais son œuvre réjouissante est également une chronique, celle d’une petite ville d’ex-Yougoslavie. Sous le ciel qui s’écaille, dont la traduction en français, due à Gojko Lukić, est parue en septembre 2010, suivant de près la publication du roman en Serbie, réunit dans une salle de cinéma, l’Uranie, quelques-uns des habitants de Kraliévo. Voyage temporel enclos dans un espace singulier, à la fois banal et atypique, ce roman nous transporte dans un univers familier et étrange, lieu du rêve qui s’inscrit sur l’écran, mais aussi théâtre d’une réalité historique.
Etrange feuillage (photo personnelle)

L’histoire de l’Uranie débute avec le récit drolatique de la création de l’Hôtel Yougoslavie, construit par le cordonnier Laza Iovanovitch, personnage digne de ceux des films d’Emir Kusturica ou d’Aleksandar Petrović. Une juteuse affaire de godillots dépareillés lui permet de réaliser son rêve : la construction d’un hôtel de luxe, que sa gestion catastrophique conduit à passer de mains en mains, changeant de destination, pour aboutir finalement entre celles du projectionniste Rudi Prohaska, qui, à partir de la salle de bal, aménage un cinéma au « lourd rideau de velours bleu nuit » et à la voûte peinte de constellations. Ce lieu figé mais témoin de l’histoire constitue un microcosme intéressant, et rassemble, au moment où débute l’action, une trentaine de spectateurs disparates et représentatifs. L’obscurité de la salle absorbe les destinées, les rapproche, pour offrir au lecteur un terrain d’observation riche et vivant. Le 4 mai 1980, est en effet réuni en ce lieu, pour assister à un film dont nous ne saurons presque rien, un concentré d’humanité, ordonné selon une hiérarchie invariable. Le roman, organisé en courts chapitres, présente ces personnages un à un ou deux par deux, selon qu’ils sont venus seuls ou non, et d’après la place qu’ils occupent dans la salle. Ainsi nous découvrons, par l’intermédiaire d’un narrateur anonyme, témoin nostalgique, chaleureux et  amusé, des bribes de vies, des destins tragiques, drôles ou absurdes. D’abord, l’ouvreur, Simonovitch, dont l’existence est étroitement associée à ce lieu qu’il ne quitte jamais. Enfermé dans un appentis de huit mètres carrés pourvu d’une fenêtre trop haute, il porte sur le monde un regard particulier : cependant, son aspiration à la liberté trouve son expression dans une œuvre poétique. En effet, de la cour de béton de l’hôtel, qui un temps a servi de cinéma de plein air, il fait naître un jardin merveilleux, paradis végétal dont il est le seul occupant. Simonovitch, qui ne s’exprime que peu – à travers un discours formel au début de chaque séance, par exemple – a pour compagnon un oiseau que lui a légué Prohaska, et qui ne le quitte jamais, même s’il n’est pas en cage. Cette « perruche » (qui n’en est pas une) traverse le roman et survit à ceux qu’elle accompagne, disparaissant lorsque se manifeste la violence. L’oiseau s’envole, Simonovitch rêve de prendre de la hauteur, cette fenêtre hors d’atteinte  symbolisant la liberté.

   C’est le vieil ouvreur qui place les autres personnages dans un ordre immuable. Les premiers rangs, de un à neuf,  sont occupés par des êtres de peu d’importance dans la société : le camarade Avramovitch, un dignitaire démis de ses fonctions, et qui a conservé de ses activités politiques une étrange crispation musculaire qui le conduit à lever la main droite inopinément, suscitant colère ou amusement. Derrière lui, un ivrogne, des tziganes, des gens mariés, des collégiens… un échantillon précieux, comique et touchant par les liens qui se tissent et le regard affectueux que porte sur eux le narrateur. Chaque destin est évoqué avec concision ; cependant,  l’art de Petrović confère une épaisseur à chacun. Il ne s’agit pas d’une galerie de personnages juxtaposés, mais de l’évocation vivante d’existences soumises aux caprices de l’histoire. Ainsi, J. et Z., les deux collégiens facétieux, qui ont choisi pour victimes le couple Erakovitch, sont promis à un destin tragique que l’auteur évoque avec tendresse et légèreté. Mobilisés dans l’Armée populaire yougoslave au début des années 1990, ils sont tous deux fauchés par la même balle :

« Dans cette confusion, personne n’a pu dire par où la balle a poursuivi sa trajectoire. Ni combien de personnes elle a encore tuées. Ni combien d’autres, et sous quel angle, elle allait peut-être encore tuer au cours des années à venir. Ou peut-être des décennies. Bien que l’on puisse aussi envisager des siècles.
  J. et Z. se sont seulement affaissés. Ils n’avaient pas l’air morts, mais ils l’étaient. Non, hormis les taches de sang sur leurs tempes, ils ne ressemblaient nullement à des garçons morts. Au contraire, tous deux, tête nue, bouche ouverte, avaient l’air de gamins espiègles sur le point de dire :
- Pardon, monsieur, pourriez-vous vous baisser un peu, on n’y voit plus rien. »

   Légèreté et gravité se mêlent, se  croisent, se fondent en un récit morcelé mais d’une grande cohérence. Ces bribes de vies se rassemblent pour en constituer une seule, celle de la Yougoslavie soumise aux caprices de l’histoire. Le lieu se charge d’en conserver l’empreinte, à travers des graffitis hétéroclites : « D. D. a ici posé ses augustes fesses », ou « Perdu bâtard à poil blanc / répond au nom de Noiraud », ou encore « Camarade Tito, tu as notre parole »…  Le désordre s’organise, dans une exubérance qui n’est pas sans évoquer les films de Kusturica – la fin de Brindillon, personnage malingre vivant dans son imperméable XXXL, et qui s’envole comme un cerf-volant, m’a rappelé l’homme-canon de Promets-moi, qui ne peut plus atterrir. Et l’Uranie abrite ainsi le souvenir d’époques révolues, témoin des débuts, avec les projections de films muets et de bluettes sentimentales, fixant aussi sur la pellicule ce qui est voué à disparaître – le souvenir de l’Hôtel Yougoslavie restant gravé sur la pellicule d’un film de 1932, l’histoire même des films projetés dans la salle immortalisée dans un film-fleuve de huit heures monté à partir d’images volées au cours des années par le Bonimenteur projectionniste devenu cinéaste. De ce lieu voué à l’oubli, masqué par un faux plafond, subsiste cette voûte stellaire, immuable quoique fragile, cette « superbe stucature »…


« Image symbolique de l’immense Univers. Avec un Soleil placé exactement au milieu, dardant des rayons flamboyants, stylisés, une lune somnolente, à peine un peu « mordue », les planètes disposées dans un ordre assez libre. Tout autour, un semis de constellations des deux hémisphères : Andromède, l’Oiseau de paradis, le Cocher, l’Autel, le Grand Chien et le Petit Chien, Cassiopée, le Compas, l’Hydre, la Croix du Sud, la Lyre, la Table, Orion, le Paon, l’Ecu, la Grande Ourse et la Petite Ourse, la Vierge, et puis des galaxies, des nébuleuses et encore deux ou trois comètes aux queues incandescentes… Au-dessus de nous tous il y avait cette stucature magistralement exécutée à l’époque du « maître » Laza Iovanovitch, encore incurvée comme la voûte céleste, perlée par endroits de gouttelettes d’humidité et hérissée d’aiguillettes de moisissure qui après tant d’années avaient fini par percer le précieux enduit jadis lisse. »

   Aussi, même si les destins de ces personnages sont fugitifs, même si leurs existences s’inscrivent dans une durée limitée, ce ciel qui s’écaille insensiblement figure le lent émiettement d’un monde qui répète les événements, la guerre des années 1990 répondant à l’occupation allemande, le camarade Avramovitch retrouvant son statut puis le perdant à nouveau… Cet univers disparaît mais sa mémoire subsiste, un peu comme l’image du passé ressuscite, le temps d’un instant, sur l’écran fragile et hors d’atteinte – évocation fugitive, insaisissable et nostalgique, d’un passé qui n’existe plus que dans le souvenir.

  
Goran Petrović, Sous un ciel qui s'écaille, traduit du serbe par Gojko Lukić, Les Allusifs, 2010