dimanche 17 octobre 2010

Un train pour Tula : voyage au bout de la fiction...


« Je voulais du temps pour écrire un roman, un roman dont je n’ai toujours pas la moindre idée. C’est pourquoi je passe mon temps à rédiger quelques lignes qui ne veulent rien dire, dans l’espoir d’y trouver un canevas possible ou, du moins, de prendre le rythme d’une écriture quotidienne, prétendue discipline de copiste. » 
Photo personnelle

   Un train pour Tula,  destination immédiatement désignée, espoir d’une narration linéaire, avec quelques escales peut-être nous pourrions nous imaginer un voyage sans accrocs, aux arrêts annoncés, dans une routine rythmée par les cahots réguliers des traverses sur la voie… Le roman de David Toscana risque de dérouter le lecteur placé sur une fausse piste par un titre d’une apparente simplicité. Tula, en effet, est le lieu d’où l’on part et où l’on arrive, dans une circularité douce et heurtée à la fois, le cheminement du protagoniste (de l’un d’entre eux, plutôt) empruntant des chemins de traverses, s’égarant parfois de la circonférence de ce cercle qui devrait le ramener à bon port. Or l’œuvre du romancier mexicain, né en 1961 à Monterrey, se distingue d’emblée par la subtilité d’une construction qui entrecroise les intrigues, adopte une temporalité subtilement complexe, et établit des points nodaux entre des personnages et des époques différentes.
   Dès le début se noue une relation entre deux personnages appartenant à des générations différentes. Cette rencontre est surprenante, ambiguë, fondée sur un mensonge originel. Juan Capistrán, un vieillard reclus dans une maison de retraite dirigée par des religieuses, et qui fait l’admiration de ses compagnons pour … son habileté à tracer dans ses cheveux une raie impeccable, semble inscrire son existence dans une immobilité irrémédiable. Son seul horizon s’ouvre sur la rue dans laquelle, par la fenêtre, il cherche désespérément à reconnaître Carmen, la femme aimée, en chaque passante. Mais si son corps est engourdi, son esprit est constamment en voyage, hanté par la mémoire vivace d’une existence tourmentée. Ce passé qui occupe son présent doit être fixé sur la page blanche d’un livre. C’est ainsi qu’il fait appel à l’autre héros du roman, Froylán Gomez, un écrivain sans projet, démissionnaire de son emploi pour se livrer à sa tâche de raconteur du monde sans savoir par quoi ni où commencer.  Les premières lignes du roman ont appris au lecteur la mort de Froylan : c’est une voix d’outre-tombe qui timidement s’élève, prenant en charge une partie de la narration liée à l’époque la plus récente du roman.
   La rencontre a été orchestrée par le vieil homme qui, pour rencontrer celui qui sans le savoir s’apprête à fixer cette mémoire d’errance, a usé d’un subterfuge. Cet instant, la convocation par Capistrán d’un petit-fils imaginaire, fait basculer le récit dans une réflexion sur les liens qui, dans le roman mais aussi dans nos vies, unissent la fiction et le réel. En acceptant cette invitation, Froylan se soumet tacitement à ce qui pourrait s’annoncer comme un jeu. Mais les enjeux sont sérieux : il s’agit de donner du sens à cette existence qui, sans cette mise en abyme romanesque, pourrait demeurer nébuleuse. La figure du romancier se dédouble : Capistrán, le narrateur originel, court le risque de voir son récit métamorphosé (ou magnifié) par Froylan, l’ingénieur au chômage devenu écrivain. Les identités sont floues, les masques se superposent. Ainsi, né d’une catastrophe intime, sa mère ayant été violée par un Américain vendeur de mescal, Juan est confié aux bons soins de Buenaventura que les autres appellent « la Noire ». Métis par la naissance, il est transplanté dans une famille de cœur dont il n’a aucune des caractéristiques. La recherche – ou plutôt la construction - de son identité est inéluctable. Il se crée donc, pour gagner l’amour d’une fillette de son âge, Carmen, un nouveau personnage : il devient Domenico, homme-enfant, soldat sans bataille (ou presque), dont le rôle dans l’armée mexicaine est de transporter des sacs de farine qu’il imagine remplis de munitions. L’histoire de Domenico est un roman picaresque. Comme Don Quichotte cherchant à conquérir de loin sa Dulcinée, Domenico tente, sans succès, de multiplier des actes de bravoure hors de sa portée. Les retrouvailles, onze ans plus tard, sont un échec auquel il ne se résout pas. Carmen aurait pu aimer Juanito, elle se refuse à Domenico qu’elle ne consent pas à reconnaître. Ainsi, cette errance, ces dangers, ces aventures sont dépourvus de sens.

   Le récit de Capistrán, isolé par des guillemets, alterne dans le roman avec la narration à la première personne prise en charge par Froylan. A ces courts chapitres s’intègrent des passages à la troisième personne, assumés par un narrateur omniscient nous livrant des éléments plus objectifs  liés au contexte : l’expansion de la ville de Tula, que Domenico a abandonnée, l’évolution du projet de chemin de fer qui doit relier Tula à Tampico. La construction de l’œuvre entrecroise ainsi les époques, les niveaux de récits ; pourtant, d’une rigueur étonnante, elle structure la réflexion du lecteur. L’entrecroisement des époques nous permet d’assister à la naissance d’une fiction à partir de ce qui se donne comme réalité. Froylan, figure du romancier, tente en effet de donner un sens à ces éléments disparates même dans leur chronologie, enrichissant la réalité décevante des apports de la fiction. Cependant, le récit originel s’empare de lui au point qu’il modifie son quotidien du fantasme né des paroles du vieillard. Les pages consacrées au début du processus littéraire sont très éclairantes à ce sujet.

« J’en sais encore très peu sur Juan Capistrán. Même si son récit en est encore au moment où sa mère meurt, je considère que j’ai assez d’éléments pour me mettre à écrire.
   J’ai décidé de commencer par le viol de Fernanda. Je me suis enfermé dans mon bureau et, au bout de deux heures, j’ai reconstitué les faits depuis l’instant où la jeune fille cesse de lire des poèmes à son oncle jusqu’à celui où elle rentre à la maison, à l’exception du moment précis où elle est violée par l’Américain. Là-dessus, j’ai perdu deux ou trois heures, plongé dans des brouillons et des lancés plus ou moins précis vers la corbeille à papier. »

   Or, le lecteur a déjà lu ce récit ; son intérêt se porte maintenant sur sa genèse, guidé par le point de vue de l’écrivain qui le fait témoin de ses choix et de ses hésitations. L’histoire de Juan / Domenico se double donc d’une sorte de « journal d’un écrivain » - pour reprendre l’expression de Dostoïevski. L’élaboration de la fiction diffère beaucoup du récit d’origine, et oblige le lecteur à porter sur lui un regard critique. Quels éléments le narrateur retient-il ? Lesquels choisit-il de taire ? La sélection opérée relève du souci de donner une valeur particulière à cette existence pourtant peu banale, mais qui semble dépourvue de sens. Cependant, dans un subtil entrelacs, cette fiction s’imprègne aussi de l’imaginaire de Froylan qui associe à sa propre vie les éléments non pas racontés par Capistrán, mais ajoutés à son récit qui, forcément, comporte quelques lacunes (en effet, celui-ci  ne peut de lui-même décrire l’agression subie par sa mère qu’il n’a pas connue). L’œuvre supposément biographique se nourrit alors des fantasmes de l’écrivain :

   « En plein chapitre, mon imaginaire s’est noyé dans une lagune blanche.
   Très souvent, j’ai fantasmé sur Patricia : je la viole de manière sauvage, ou je la transforme en une lutteuse musclée qui me torture jusqu’à l’indicible. J’invente jusqu’au moindre détail : j’entends ses cris ou les miens, je vois le sang, les traces de coups, de liens. Seulement voilà, je me rends bien compte, le lit est une chose, la page blanche en est une autre. »

   David Toscana multiplie les points de rencontre entre les deux niveaux de narration, avec une rare intelligence du récit : aussi Capistrán offre-t-il à son biographe le personnage clé de son histoire, Carmen, le plongeant dans une quête semblable à la sienne. Si le vieillard ne retrouve la femme aimée en aucune des passantes qu’il guette à sa fenêtre, Froylan, lui, la découvre.

   « Aujourd’hui j’ai vu Carmen.
Carmen.
Carmen.
Carmen.
Carmen. »

La quête de cet amour se substitue un temps au récit de Capistrán. Le romancier devient le héros d’une histoire non pas parallèle mais contiguë, ce qui le mène sur des voies différentes et pourtant proches. Le lien qui se tisse entre l’inconnue et lui est fragile, hasardeux, soumis à des difficultés qu’il ne maîtrise pas. Or il est capable d’organiser le récit, de le dompter à sa volonté. Ainsi s’établit la différence essentielle entre fiction et réalité. L’écrivain-démiurge n’a que peu d’emprise sur sa propre existence, en effet.
   La première page du roman nous a prévenus : une vie peut s’interrompre. A la fin, seuls demeurent les cassettes enregistrées par Capistrán et les brouillons rédigés par Froylan. La ligne Tampico-Tula est finalement inaugurée, métaphore de cette histoire qui nous associe aux errances de ces personnages qui, comme nous, ignorent tout de leur destinée. Pour nous, lecteurs, le roman a une fin et un sens, mais ceux qui l’ont vécu, ces êtres de papier, n’en n’ont eu aucune conscience. Ce beau roman ne se clôt pas, rendant à la vie sa toute-puissance, fixant ainsi les limites de la littérature au prévisible, le réel, lui, ne pouvant être soumis…

   « Je peux aller à l’appartement de Carmen frapper à sa porte jusqu’à ce qu’elle m’ouvre, jusqu’à la démolir. « Carmen ! Carmen ! », répéterais-je. Je la prendrais par la taille pour arracher son corps à tout ce qui n’est pas moi. Je pourrais aussi lui dire qu’à Tula nous attend une vie inachevée, une belle demeure donnant sur la grand-place, un piano à queue poussiéreux qui a sûrement besoin d’être accordé, une voie de chemin de fer à terminer et à laquelle il manque encore des mètres, des mètres et »


David Toscana, Un train pour Tula, Zulma, 2010, traduit par François-Michel Durazzo.
L’auteur de ce magnifique roman, David Toscana, est en France encore pour quelques jours. Voici le calendrier des rencontres prévues (jusqu’au 21 octobre 2010)
Et ici, un lien vers la chronique d'Edwood, qui m'a donné envie de découvrir d'urgence ce très beau livre.

mardi 12 octobre 2010

Jakob Wassermann, L'Affabulateur : les mots du monde contre ses maux...


« Et les enfants grandissent, le regard profond,
Sans savoir ils grandissent et meurent,
Et tous les hommes vont leur chemin ».
(Hugo Von Hoffmannstahl, Ballade de la vie extérieure)

   Jakob Wassermann est un conteur. Ses œuvres enveloppent, ensorcellent le lecteur qui, grâce à elles, retrouve un peu de cette enfance perdue ; ses romans nous égarent dans un dédale d’intrigues, une « étonnante faculté de prolifération » selon les mots de Gabriel Marcel. L’Affabulateur, en allemand Der Aufruhr um den Junker Ernest (L’insurrection pour sauver le jeune hobereau Ernest), publié par les remarquables éditions de La dernière Goutte, est un livre beau, inattendu, doublement surgi du passé : en effet, publié à Berlin en 1926, il n’avait pas encore été traduit ; d’autre part, son intrigue nous transporte dans une Allemagne proche et lointaine à la fois, en Basse-Franconie au début du XVIIe siècle. Or, si l’histoire, évoquée avec exactitude, semble être le prétexte de ce roman, elle constitue une toile de fond sur laquelle vient subtilement s’inscrire une image du présent. La belle traduction de Dina Regnier Sikirić et Nathalie Eberhardt (qui avaient déjà offert une magnifique translation d’Adalina de Sylvio Huonder, chez le même éditeur) s’insère dans les pas de Wassermann, dont la langue chatoyante et foisonnante ressuscite ce passé lointain tout en nous le rendant accessible et lisible. Au début de ce XVIIe siècle troublé en Allemagne où la Guerre de Trente Ans fait rage, un jeune garçon, Ernest, retrouve sa mère disparue depuis huit ans, et qui revient à son château d’Ehrenberg sans s’être annoncée. Le fils a grandi sous la bienveillante attention de valets, d’un précepteur, d’une servante sourde, surveillé de très loin par son oncle, Philippe-Adolphe, l’évêque de Wurtzbourg. L’enfant a un don extraordinaire, celui d’inventer des histoires qui fascinent son auditoire. Cette capacité à éveiller l’intérêt, à faire naître le rêve à travers le pouvoir de l’imagination, se trouve au centre de ce roman à la fois simple et subtil, qui interroge le lecteur sur le pouvoir de la littérature.
« Je veux créer des figures dont l’âme soit l’instrument le plus pur et le plus sensible du jeu de la destinée », écrit Wassermann (cité par Maurice Betz dans sa préface à Dietrich Oberlin, Editions Oswald, 1980). Ces figures disparates sont éclairantes sur le rapport que l’homme entretient au monde sensible et au langage. Or Ernest, le héros de L’Affabulateur, apparaît à la fois comme une antithèse et une réplique de Caspar Hauser, jeune homme privé de mots, qui conquiert le langage et la faculté de communiquer de haute lutte, mais dans un combat sans issue. Ernest, comme Caspar, est resté muet (jusqu’à l’âge de six ans). Mais à l’opposé de son frère mystérieux, il  charme ses auditeurs par sa faculté à créer des contes. Il affabule mais ne ment pas, puisque jamais il n’y parle de lui. Sa parole console, fait oublier tous les chagrins. Ainsi, c’est en conteur qu’il renoue avec sa mère, incapable, elle, de retrouver les gestes d’une mère envers un fils qu’elle avait presque oublié :

« (…) il s’accroupit par terre à côté d’elle et, calmement, leva vers elle des yeux aussi grands et aussi bruns que des marrons. Il répéta : « Séchez vos larmes. Pleurer rend vieux et laid, et vous êtes jeune et belle. Si vous séchez vos larmes, je vous raconterai une histoire… Ecoutez bien, je vais vous raconter une histoire… »

La relation à la mère est inversée. Le conteur – affabulateur est celui qui peut sécher les larmes, détourner l’attention du chagrin, comme un parent le ferait avec son enfant. Ernest, ce très jeune homme, exerce par ses récits un véritable pouvoir sur tous les êtres, mais il l’emploie toujours à bon escient. Or les adultes autour de lui sont des incapables ou des nuisibles. Au loin, hors de son cercle magique de la parole, se tient son oncle, évêque obsédé par l’idée du Mal qui étendrait son emprise sur le monde, et occupé à traquer sans relâche hérétiques et sorcières. L’homme semble intouchable, incapable d’émotions, enfermé dans cette folie mystique et inquisitrice attisée par les conseils insidieux du père Gropp, son éminence grise, Jésuite insensible et cruel. Mais Ernest, par ses fables, lui permet de retrouver l’humanité enfouie au plus profond de lui, timidement d’abord, mais jusqu’à ressentir pour le garçon un amour profond et exclusif. Il le regarde dormir, n’osant pas lui révéler son affection au grand jour – d’ailleurs, aucune lumière ne pénètre dans ce palais épiscopal sombre, humide et impénétrable. L’affection qu’il éprouve pour son neveu ne peut se révéler devant autrui, mais elle est intense et enivrante :

« Il s’approcha sans bruit et se pencha au-dessus de lui pour mieux contempler ce beau visage que le sommeil rendait si étrange. Mais qu’était-ce donc qui remuait et brulait en lui ? Il existe une curiosité qui oscille entre ciel et enfer, pour qui le sommeil de l’autre est le secret des secrets. Celui pour qui le corps de l’homme n’est que la demeure des démons croit que c’est là que l’on peut le mieux les épier et lorsqu’il lutte avec la douceur d’un sentiment inconnu, il espère que les démons déserteront le lieu du péché qu’il scrute avec avidité. Sa curiosité trouve ainsi une justification et il a le droit de tolérer que son cœur batte joyeusement. Il semblait si étrange à cet homme de soixante-dix ans de se sentir attiré par un autre être humain, de désirer ardemment ce qu’il recèle de merveilleux, de s’imaginer le sang qui coule dans ces veines, la facture des membres de ce corps, d’avoir envie de toucher la peau lumineuse, de se souvenir du sourire qui galbe ces lèvres fraîches à l’instar d’une amande trempée dans du lait chaud. Il y avait là un être, et face à lui le monde entier avec tous ses trésors. Cet être unique représentait plus que le monde entier ; désir et sens restaient fixés sur lui. »
Altdorfer, Vue du Danube depuis Regensburg

Par ses contes, Ernest révèle aux hommes qu’ils sont capables d’aimer. Cela semble paradoxal puisque son univers est celui du rêve, de l’imaginaire : d’ailleurs, l’évêque, en le regardant dormir, cherche à saisir un peu de cette magie qui fait l’humanité de cet être qui dispense autour de lui bonheur et affection. L’affabulateur est un rêveur qui offre ses rêves ; il ne livre de lui rien de personnel, n’évoque aucune expérience vécue. Il les dispense avec générosité au monde entier, sans distinction, lançant ses beaux récits à la face de l’univers entier, animaux, arbres, montagnes, étoiles… Pour lui, aucune distinction n’existe entre l’inerte et le vivant : il « [prête] vie à toute chose. Aux pommes dans la grange, à la chevalière à son doigt, aux bulles de savon qu’ [accrochent] la paille, à la gouttière dégoulinante, au rouet comme à la louche ». Une forme de panthéisme inconscient et spontané, qui définit son rapport au monde fait pour être aimé de lui. Cette attitude tranche avec le climat de suspicion et de peur qui règne en Basse-Franconie à cette époque. L’évêque et son âme damnée, le Jésuite, mènent une chasse aux sorcières sans merci, décimant une population fragile, soumise à l’emprise de la religion, en proie aussi à de nombreuses superstitions. Hommes, femmes, enfants, personne n’est à l’abri de cette folie qui mure les voisins dans la méfiance, suscite la délation, dans une atmosphère empuantie par la fumée qui se dégage des nombreux bûchers. Pensant impressionner son neveu, l’évêque lui dresse la liste de tous ceux qu’il a envoyés à la mort en une semaine, et les noms se succèdent dans un sinistre cortège qui mêle vieillards et enfants de neuf ans. « Je pense que ce n’est pas bien de mourir par le feu », répond Ernest, dans un premier mouvement de révolte douce – car jamais il ne se départit de cette douceur qui subjugue ses auditeurs. Mais ce désaccord exprimé scelle pour lui un destin funèbre. Il rejoint le camp de la magie et du démon aux yeux de cet oncle aveuglé par une furie religieuse. En effet, cette période a besoin de boucs émissaires, et toute catastrophe, sécheresse, destruction, est imputée à la sorcellerie et aux serviteurs du diable, dont la présence obsède l’homme de Dieu.
Le roman se charge d’une sombre gravité, d’autant que le lecteur ne peut oublier à quelle période il a été écrit. En effet, Jakob Wassermann, ce rêveur bouillonnant, cet affabulateur blessé, a très tôt conscience des dérives qui naissent en cette République de Weimar où, déjà, se font jour des idées nauséabondes. Toute l’œuvre de cet auteur moins connu que ses célèbres contemporains – et amis – Thomas Mann et Hoffmannstahl est hantée par des thèmes récurrents : l’innocence y est combattue et brisée, le démon identifié et pourchassé. Ses personnages s’inscrivent dans une géographie hasardeuse qui ressemble à la sienne. Ainsi, Ernest sillonne les mêmes routes, parcourt les mêmes forêts, contemple les mêmes paysages que son créateur. Mais pour Wassermann, l’appartenance à un lieu est impossible : ainsi, Ernest, malheureux dans le palais de son oncle dont il tente de s’échapper à la moindre occasion, est enfermé dans un cachot, et, enfin libre, ne peut retrouver le château de son enfance qui a été brûlé. Il est de partout et de nulle part, son véritable territoire étant l’imaginaire et le conte. Il n’existe pas par lui-même, mais par cette « activité onirique » qui le conduit hors de lui-même, mais vers les autres. Il n’est personne pour les autres, ne valant que par ses récits :

« Jamais il ne révélait quelque chose de lui-même, jamais il ne disait comment il se sentait ou ce qu’il avait l’intention de faire, jamais il ne montrait tristesse ou soucis. Sur toute sa personne, la rayonnante attitude rêveuse de son âme était tendue comme un tissu brillant à travers lequel on ne percevait rien de sa vie intérieure ».

Cette imperméabilité au monde est surprenante. Elle l’enferme en lui-même, et pour s’épanouir il est dans la nécessité de se créer un univers qui ne le trahit pas mais qu’il peut délivrer aux autres. C’est peut-être ainsi que naît l’écrivain, Ernest constituant un miroir dans lequel peut se refléter l’auteur – Wassermann peut-être, mais aussi tous les autres. Sa place au cœur du monde est définie : il distrait, fait rêver, transporte, et s’il charme son auditoire ou ses lecteurs, il est aussi dépendant d’eux. La fable est belle, puisque pour finir, le salut vient d’une croisade enfantine organisée pour le libérer. C’est un peu l’inverse du Joueur de Flûte de Hamelin, où l’artiste use de ses pouvoirs pour se venger d’une population qui ne l’a pas bien accueilli. Ernest, lui, n’a voulu que du bien à ses auditeurs, mais il est sauvé par eux, par les plus innocents d’entre eux : les enfants, encore capables de réagir, de se révolter, de refuser de se soumettre à la peur. Ainsi, le roman s’achève sur une impression légère et joyeuse. Le héros a appris de ses sauveurs à rejoindre cette humanité qu’il n’approchait que par le rêve. La rencontre avec le révérend Spee (un Jésuite aussi, dont Stéphane Michaud, auteur d’une remarquable préface, explique que c’est un personnage historique, un Dominicain opposé aux procès en sorcellerie) lui permet de comprendre que la magie des mots ne suffit pas :

« Tu es tout de même un magicien, damoiseau ? » Le damoiseau demanda, les lèvres tremblantes : « C’est de la magie, mon père ? » « Ça pourrait être de la magie, répondit Spee d’un air songeur, mais une sorte de magie au sujet de laquelle on ne peut pas lire grand-chose dans le malleus maleficorum. Il y a des jeux magiques, mon enfant, et il y a l’amour de l’ensorcellement qui réussit à détourner de son vrai devoir l’esprit humain qui s’y emploie. Et tu veux que je te dise quel est le vrai devoir ? Cela, tu vois, je ne suis pas en mesure de te le dire. A ce sujet, les doctrines ne sont que du vent, la parole un instrument de clochette. Cela doit naître de ton propre sentiment, tu comprends ? »

Aussi, l’affabulateur, le conteur, l’écrivain occupent dans le monde une place délicate, entre désir de charmer, d’emmener ailleurs, d’inciter au voyage mental, mais ce cheminement doit également les mener vers eux-mêmes, dans l’acceptation que cette fiction qui naît si aisément doit aussi refléter le  réel auxquels ils appartiennent et participent. Après avoir pris conscience de cette nécessité, Ernest, sans renoncer à l’imagination et au conte, décide de vivre au cœur du monde, et s’adresse ainsi aux enfants qui l’ont sauvé, et qui ont hâte de l’entendre à nouveau :

« Je vais vous raconter une histoire, l’histoire du damoiseau Ernest d’Ehrenberg. Mais pas aujourd’hui, peut-être dans un an, dans deux ans peut-être. Ayez juste un peu de patience, je ne vous demande que cela, juste un peu de patience. »


Emil Orlik,  Portrait de Jakob Wassermann (1899)




Jakob Wassermann, L'Affabulateur, La Dernière Goutte, octobre 2010 (traduction de Dina Regnier Sikirić et Nathalie Eberhardt , préface de Stéphane Michaud).



Et un très bel article sur ce livre magnifique ici, dans la Taverne du Doge Loredan
Nikola défend avec coeur le roman de Wassermann sur son blog audio Paludes