mercredi 29 septembre 2010

Sous le ciel étoilé... le Mal



Hans Bellmer, Illustration pour Histoire de l'oeil (1947)

 « La littérature est l’essentiel, ou n’est rien » (Georges Bataille, avant-propos à La Littérature et le Mal).
   Il est des œuvres dans lesquelles on pénètre avec une appréhension mêlée de curiosité, et parfois même avec le remords d’une curiosité malsaine, l’impression – ou l’intention – de transgresser une ultime limite. Georges Bataille, né d’une génération tumultueuse, celle du surréalisme (dont il se distancie rapidement et qui le rejette),  est un étrange guide. Ses œuvres oscillent entre érudition et érotisme. Mais Eros, ici, revêt des masques inattendus. L’amour tranquille n’existe pas : le sentiment, même, cède au rituel des corps regardés, effleurés, caressés, meurtris dans la recherche d’une extase qui serait un flirt avec la mort. Le mot « extase », d’ailleurs, associe la jouissance terrestre à l’illumination religieuse…
   Lire Histoire de l’œil est une expérience troublante et dangereuse. Le livre a été publié clandestinement en 1928, sous le pseudonyme de Lord Auch (Bataille use parfois d’identités malicieuses, comme, plus tard, de celle de Pierre Angélique pour la parution de Madame Edwarda en 1937). Ce très court roman emprunte des voies étonnantes, s’attachant au parcours de deux adolescents de seize ans, le narrateur et Simone, dans une quête d’absolu qui passe par l’expérience des corps, de l’amour à la cruauté et au crime. Un livre « grave », prévient Bataille. L’érotisme ici  confine à la pornographie, dans la mesure où l’obscénité souvent affleure dans ces courts chapitres, autant de « scènes » aux titres à la fois simples et énigmatiques au début (« L’œil de chat », « L’armoire normande », « Une tache de soleil »…), puis de plus en plus explicites (« Les yeux de la morte », « La confession de Simone et la messe de Sir Edmund »…). La recherche de la joie est vouée à l’échec. Les deux presque enfants, dont la banale rencontre se transforme rapidement en une confrontation sexuelle, s’unissent d’abord sous le signe du noir (le tablier de Simone) et du blanc (du lait dans une assiette), ces objets devenant prétextes à des jeux de plus en plus impudiques. Immédiatement, le sexe est nommé  avec précision. Les premiers jeux, cependant, n’osent pas le contact des corps, le regard se substituant  à l’effleurement et aux caresses. Bientôt, dans la fusion des corps, les protagonistes éprouvent le besoin d’un regard extérieur, celui de la mère de la jeune fille, d’abord, qui, au lieu de les gêner, les incite à des jeux plus indécents encore, puis celui de Marcelle, une adolescente « blonde, timide et naïvement pieuse » qui devient témoin et complice involontaire de ces ébats. Mais l’innocence n’a pas sa place dans cet univers, et la jeune fille sombre dans la folie au moment même où, en fusion involontaire avec les deux amants, elle se laisse aller à un orgasme non désiré. Cette folie devient frénésie sexuelle. Cependant, le plaisir est une agonie, dont l’aboutissement est le suicide de Marcelle.
Egon Schiele, Die Umarmung, 1917
  
Histoire de l’œil, en effet, nous rappelle constamment que l’amour et la mort sont indissociables, y compris dans les mécanismes du désir et du plaisir. Ce mot, « mort », est présent dans tout le texte au point de l’envahir. Lors d’une folle équipée pour retrouver Marcelle une dernière fois, le narrateur prend conscience que son destin s’inscrit entre l’enfer et le désir d’absolu :
« Le vent était un peu tombé, une partie du ciel s’étoilait ; il me vint à l’idée que la mort étant la seule issue de mon érection, Simone et moi tués, à l’univers de notre vision personnelle se substitueraient les étoiles pures, réalisant à froid ce qui me paraît le terme de mes débauches, une incandescence géométrique (coïncidence, entre autres, de la vie et de la mort, de l’être et du néant) et parfaitement fulgurante ».
Cette fugue à bicyclette s’achève d’ailleurs par un simulacre d’accident : Simone, dans sa course voluptueuse, fait une chute et son compagnon, un instant, la croit morte. Dans un chapitre précédent, le jeune homme, au volant d’une voiture, a renversé « une jeune et jolie  cycliste, dont le cou fut presque arraché par les roues. » Cette vision d’horreur symbolise en quelque sorte l’amour qui unit les deux personnages. Malgré l’apparente incongruité de ce sentiment, c’est pourtant lui qu’invoque le narrateur quand, dans les mêmes pages,  il définit ses relations avec Simone :
« Ainsi commencèrent entre nous des relations d’amour si étroites et si nécessaires que nous restions rarement une semaine sans nous voir ».
 Or la pureté n’y a pas sa place, en raison de l’ambiguïté de la nature humaine… C’est ce que rappelle l’évocation de Simone :
 « Elle est grande et jolie ; rien de désespérant dans le regard ni dans la voix. Mais elle est si avide de ce qui trouble les sens que le plus petit appel donne à son visage un caractère évoquant le sang, la terreur subite, le crime, tout ce qui ruine sans fin la béatitude et la bonne conscience. »
 Le plaisir est proche de l’horreur et du désespoir ; ainsi les deux jeunes gens s’engagent-ils sur une voie qui ne peut les conduire qu’au crime.
Pablo Picasso, La Corrida

   Les morts jalonnent leur parcours de folie. Après le drame du suicide de Marcelle, que le narrateur a « aimée sans la pleurer », ils choisissent une autre fuite qui les mène en Espagne. Ils voyagent en compagnie d’un Anglais plus âge, Sir Edmund, témoin et instigateur de leurs débauches. Le choix de cette destination est significatif, tant l’image du pays est associée à des rituels d’amour et de mort. Ceux-ci s’incarnent parfaitement en un spectacle, la corrida, dont la violence raffinée et ritualisée opère comme une synthèse de leur relation. Ici prend place une scène clé du roman : la mort de Granero, inspirée d’un fait-divers réel auquel assista Georges Bataille. Témoin de l’accident (Manuel Granero est vaincu dans l’arène par un taureau qui lui transperce l’œil), il confère à cette expérience une dimension symbolique en l’utilisant dans le récit. Sir Edmund fait porter à Simone « les deux couilles nues » du premier taureau vaincu par Granero :
« ces glandes, de la grosseur et de la forme d’un œuf, étaient d’une blancheur nacrée, rosie de sang, analogue à celle du globe oculaire ».
Cette offrande préfigure la catastrophe à venir, qui a lieu au moment exact où Simone fait des attributs de la bête un objet sexuel. Ici, à nouveau, l’orgasme se confond avec la mort :
   « Granero, renversé, acculé sous la balustrade, sur cette balustrade les cornes à la volée frappèrent trois coups : l’une des cornes enfonça l’œil droit et la tête. La clameur atterrée des arènes coïncida avec le spasme de Simone. Soulevée de terre, elle chancela et tomba, le soleil l’aveuglait, elle saignait du nez. Quelques hommes se précipitèrent, s’emparèrent de Granero.
   La foule dans les arènes était tout entière debout. L’œil droit du cadavre pendait. »
   L’œil se trouve ainsi explicitement associé avec ces glandes… Il se métamorphose ainsi en organe du plaisir, comme le lecteur le pressent depuis le début du texte, à travers le voyeurisme involontaire de la mère, l’exhibitionnisme assumé de Simone et de son compagnon. « Les yeux ouverts de la morte » (Marcelle) demeurent témoins de la débauche des deux héros ; son regard pur est profané par Simone qui « [inonde] le visage calme » de la jeune suicidée. Le globe oculaire est, symboliquement ou directement, présent tout au long du roman, dans les œufs que Simone s’introduit dans le sexe, celui aussi qu’elle gobe comme si elle « [buvait] l’œil [de son compagnon] entre ses lèvres », dans la ferme blancheur d’un sein… Mais les jeunes gens sont troublés par ces symboles qu’ils ne comprennent pas encore et bannissent même « le mot œuf » de leur vocabulaire ; la révélation leur est offerte à la fin du roman seulement.
   Sous le regard de leur âme damnée Sir Edmund, Simone et son amant entrent dans une église de Séville à l’entrée de laquelle se trouve « la tombe du fondateur de l’église, qu’on dit avoir été Don Juan. Repenti, celui-ci voulut qu’on l’enterrât sous la porte d’entrée, afin d’être foulé aux pieds des êtres les plus bas. » Le récit trouve un aboutissement troublant, hallucinant. Dans l’église s’opère la dernière transgression, celle qui cristallise le triomphe du Mal… La rencontre avec « un prêtre blond, jeune encore et très beau, les joues maigres et les yeux pâles d’un saint » provoque l’outrage suprême, dans une orgie à laquelle le curé s’abandonne presque, violé par Simone mais prenant à ce crime un plaisir de martyr ; il rend son dernier souffle dans une jouissance ultime et sacrilège, puisque dans le ciboire, le corps du Christ est profané. L’œil, à ce moment, redevient œuf, objet de désir et de plaisir, regard qui prend place à l’intérieur du corps pour observer au plus près les mécanismes de la jouissance, en une sinistre apothéose consacrant la symbiose du corps et de l’esprit.
Hans Bellmer, Illustration pour Histoire de l'oeil

   « Pour aller au bout de l’extase où nous nous perdons dans la jouissance, nous devons toujours en poser l’immédiate limite : c’est l’horreur. Non seulement la douleur des autres ou la mienne propre, approchant du moment où l’horreur me soulèvera, peut me faire parvenir à l’état de joie glissant au délire, mais il n’est pas de forme de répugnance dont je ne discerne l’affinité avec le désir. Non que l’horreur se confonde jamais avec l’attrait, mais si elle ne peut l’inhiber, le détruire, l’horreur renforce l’attrait ! » écrit Georges Bataille dans la préface qu’il donne à son livre, placé sous la tutelle de Hegel. Il est ici  question d’amour et de mort, cette dernière, quoi qu’il arrive, l’emportant toujours. Pour conserver un peu de sa liberté, l’être humain doit la garder toujours à l’esprit, sans la combattre : « La mort est ce qu’il y a de plus terrible et maintenir l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force.» Simone et le narrateur représentent en quelque sorte la mort à l’œuvre, sous le ciel étoilé de Kant – mais la loi morale, elle, est-elle encore en nous ? Histoire de l’œil nous confronte au Mal que nous portons en nous, sombre révélation de nos ténèbres intimes. Supporter cette lecture éprouvante nous révèle sans doute à nous-mêmes, humains en proie à d’éternels et violents conflits…

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Georges Bataille, Histoire de l'oeil, Jean-Jacques Pauvert, 1967
  
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jeudi 9 septembre 2010

De seuil en seuil, les eaux-fortes de Arlt submergent la taverne...

































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C. : Tandis que le roman Les Sept fous vient tout juste de rejaillir chez Belfond, la traduction inédite des Eaux-Fortes portègnes, publiée par les toutes jeunes éditions Asphalte, est une aubaine pour le lecteur potentiel de Arlt, tout autant que pour l'inconditionnel de l'Argentin.

Cette redécouverte tardive suscite une interrogation rétrospective: celle de comprendre comment une œuvre si capitale, si puissante, ayant marqué de son empreinte une époque en Amérique du Sud, a pu passer si longtemps inaperçue sur le Vieux-Continent.Contrairement à celle de ses contemporains, Borges ou Bioy Casares, qui s'intéressent à des thématiques littéraires sensiblement moins ancrées dans leur siècle, l'écriture primesautière de Roberto Arlt épouse les soubresauts de la société argentine en pleine révolution à différents points de vue. On pourrait trouver dans la spécificité de son art l'un des motifs de la méconnaissance du public français à son égard.

AF. : Tu parles de réaction… En fait il y a un mot qui m'a frappé dans le livre, et qui est employé à plusieurs reprises : «  idiosyncrasie », c'est-à-dire l'idée que l'homme réagit parfois sans réfléchir à son environnement, à la société, que cette réaction, cette adaptation, est épidermique en quelque sorte : qu’il existe donc une interaction possible entre un lieu, une ville, et l’homme qui s’y meut.
J’ai noté une phrase qui me paraît être une sorte de condensé de l'esprit du livre:

 "Et vous découvrez quelque chose qui n'est pas le bonheur mais son équivalent. L'émotion." (p. 198).

Elle figure dans un chapitre qui ne m'enchantait pas au départ, que je tendais à considérer comme un peu moralisateur, et puis cette phrase m'a semblé résumer tout ce que j'avais lu…
C. : Assurément, nous avons affaire à un observateur hors-pair qui approche le mystère dissimulé derrière les faits et gestes de ses congénères, percevant avec une acuité redoutable les particularités de son environnement. A la qualification immuable, il préfère la description de l'instant.

AF. : Oui, c'est exactement ça. C'est pourquoi ce monde a quelque chose d'étonnant, à la fois toujours en mouvement et pourtant cohérent et fidèle à lui-même. Une question d'émotion, justement. Et je sais que parfois, en lisant, je ne pouvais m'empêcher de sourire (ce qui m'arrive très rarement quand je lis, d'autant que je ne souriais pas forcément à des choses amusantes). Tu dois me trouver folle.

C. : Alors, pour ainsi dire, je dois être fou aussi. Par-dessus tout, j'avoue avoir été bouleversé par l'aspect visionnaire de Roberto Arlt, d'autant plus frappant dans ces Eaux-fortes, desquelles jaillissent la causticité de la saynète prise sur le vif, la concision, l'acidité du journaliste, associées à l'état d'âme du vagabond.  Comme nul autre, il semble pressentir l'insensible évolution de la société, comme s'il parvenait à l'intercepter dans son caractère irréversible.



AF. : C’est vrai. Le regard de Arlt est original, déconcertant, presque. Mais ce que j'aime aussi dans ce livre, c'est que l’auteur instaure ouvertement un dialogue avec le lecteur (quand il s'adresse à un "vous" anonyme, je ne pouvais m'empêcher de me sentir directement concernée, même si, contrairement à certains – suivez mon regard - je n'ai jamais mis les pieds à Buenos Aires).  Ce que j'aime aussi, c'est ce constant aller-retour entre une littérature très populaire (les saynètes que tu évoquais) et des références à la « grande » littérature (je pense cette fois-ci à Foma, le héros d’une nouvelle de Dostoïevski,  Le bourg de Stépanchikovo et sa population, à Quevedo, à d'autres...)

 C. : A vrai dire, cette approche est assez atypique dans l'œuvre de Roberto Arlt. Il faut garder en tête qu’il s’agit avant tout de chroniques destinées au journal El Mundo. L’auteur de celles-ci puise dans les images captées au cours de sa journée la matière à faire revivre des situations familières dans le cœur de ses concitoyens, en insistant sur son caractère spontané, rehaussant la saveur particulière et le parfum caractéristique du moment. Elles ont la contrainte du divertissement, et Arlt leur appose une puissance réflexive.

AF. : Je crois que tu as parfaitement raison. Ce qui est étonnant aussi, dans ce livre, c'est que ces textes n'étaient pas supposés former un tout, et que de leur juxtaposition naît un univers que je trouve extrêmement fort, possédant une vraie unité dans la diversité (même si des thèmes sont récurrents - le mariage ou les fiançailles, la recherche d'un travail, les paresseux et toutes leurs variantes - ça, j'ai adoré...).

C. : En effet, ces billets peuvent se lire au fil de l’eau ou bien indépendamment les uns des autres. Ils sont en quelque sorte le penchant littéraire de Palermo, Recoleta, Flores, les quartiers de Buenos Aires. Micro-cités disparates, bariolées que tout semble opposer et qui sont portées par un amour commun de ses concitoyens.
Au fil du temps, on voit naître, ici ou là, des mutations communautaires, engendrant des comportements et habitudes pittoresques, symptomatiques de la société moderne. L'un des talents majeurs de Arlt est d'être capable de saisir au vol l'évolution en cours, de capturer, sans que l'on puisse s'en douter, une photographie de la gestation.

AF. : Oui, et je ne sais si tu es d'accord avec ça, mais à mon avis il y a un personnage qui condense tout à fait cette idée, et que l'on retrouve à plusieurs reprises : l'homme du seuil (pas étonnant que ça me plaise, n'est-ce pas?).
En fait, il n'est ni dedans, ni à l'extérieur, ce n’est ni un mari parfait, ni un époux volage, il ne travaille pas vraiment mais ne traîne pas non plus - il ne sait où se placer, n'a pas de lieu à proprement parler, comme tu le dis c'est un individu qui ne peut s'inscrire en une quelconque stabilité.

C. : L'homme du seuil est un être demeurant sur le quai de la société, indécis en quelque sorte sur la direction à emprunter, sceptique au sujet de la destination à suivre. Il s'absorbe dans une nonchalance typiquement argentine, ce citoyen qui a assisté à tant et tant de bouleversements dans son pays que c'est avec prudence et perplexité qu'il scrute le monde extérieur, à l'abri des regards.

AF. : En fait, cet homme du seuil, est-ce que tu crois que ça pourrait être une sorte d'allégorie de l'homme argentin? Il est au seuil de tant de choses (de cultures différentes, de changements sociaux comme tu le disais : il est un peu à la limite de tout, et n'ose ni rester chez lui ni sortir). Du coup, c'est un témoin, un peu d'ailleurs comme Arlt lui-même, qui témoigne plus qu'il ne participe.

C. : Tu n’as pas tort, il représente à mes yeux l'incarnation de l'Argentin méditatif, l'ancêtre en quelque sorte du gaucho mélancolique qui a donné naissance à tout un pan de la littérature du pays. C’est un homme à la lisière d’une époque en devenir et d’une ère révolue.
Dans le même temps, je me disais que Arlt est tout autant dépité qu'amoureux de cette spécificité nationale. Ces eaux-fortes baignent dans un sentiment d'empathie. L’auteur s'efface au profit de cette galerie de personnages suffisamment éloquents pour nourrir l'imagination du lecteur, et pour que celui-ci se substitue à l’auteur lui-même, qu'il s'immisce subrepticement dans les rues de Buenos-Aires, qu'il subisse directement le charme de ces quadras et esquinas, de leur ambiance hors du temps.


AF. : Oui, c'est vrai, à tel point que l’auteur semble parfois se dédoubler et se traiter en personnage, tout comme les silhouettes croisées dans les rues de Buenos Aires. Et tu as raison, c'est un livre d'ambiances. Moi, je n'ai pas eu la chance d'aller là-bas, mais j'ai l'impression de connaître un peu celles de ces rues tant le livre en est gorgé...

C. : Pour revenir à ce que tu disais Anne-Françoise, je préciserais que certains ingrédients de la vie de tous les jours, le lunfardo, le maté ou le tango plongent ces eaux-fortes dans une atmosphère reconnaissable entre toutes. On a souvent assimilé Arlt comme étant le fondateur de la “littérature urbaine”. Même s’il est représentatif de sa proximité avec les citoyens, je trouve le terme quelque peu péjoratif.
Evidemment le lunfardo, l'argot des rues de la capitale, a une part prépondérante dans ces textes. Il est ici nuancé, expliqué à plusieurs reprises, donnant lieu à des chroniques pour le moins croustillantes. Le petit lexique arltien, que l’on retrouve à la fin de l’ouvrage, nous en propose d’ailleurs un bref aperçu
A ce titre, ne pas manquer cette chronique offrant un plaidoyer sensationnel aux jargons mis à mal par des réactionnaires empêtrés dans un usage désuet et nauséabond de la langue. Arlt s’affiche en ardent défenseur de sa modernité, clamant haut et fort qu’elle doit être dotée de tout le tumulte de la population qui l’emploie, de toute l'impétuosité des porteños. Doit émerger entre la langue et celui qui se l’approprie, une connivence sensible.

AF. : Oui, la chronique dont tu parles est juste après celle sur la sincérité comme alternative au bonheur, que j’évoquais avant; je pense que tu es mieux que moi à même de la commenter.
J'y pensais avant quand nous parlions du seuil : la langue d'Arlt est aussi une langue du seuil... tout à l'heure j'avais une phrase sous les yeux, qui me semblait tout à fait représentative.

C. : J’espère que tu pourras, avant que la taverne ne ferme ses portes, nous en faire profiter, que la mémoire ne te trahira point. Ceci dit, partis comme nous sommes, risque de s’imposer une suite à notre entretien.
A mon humble avis, la langue de Arlt ne serait pas aussi saisissante sans la prouesse de la traductrice, Antonia García Castro, qui a réalisé le tour de force de restituer toute l'immédiateté du langage de l’auteur, sans pour autant en occulter la poésie latente. Quand je lis ce texte, me revient en mémoire le slogan des éditions de La Dernière Goutte dont tu évoquais dernièrement le travail sur ton blog :
« La dernière goutte aime le verbe, les mots, ce qui claque, ce qui fuse, ce qui gifle et qui griffe et qui mord. Les contes cruels, les dialogues acides. »
Car moi aussi, je dois dire que j'affectionne les mots qui claquent...

AF. : "La plaque pousse une gueulante de somptuosité"… La voilà, cette phrase qui claque !

Tu sais, Christophe, que je ne parle pas espagnol. Mais ce qui est vraiment flagrant ici, c'est qu'il y a une langue très particulière dont je parviens, je crois, à saisir le rythme, entre nostalgie d'un passé qui n'existe pas, angoisse d'un avenir qui ne se dessine pas vraiment (comme dans cette île de Maciel dont les contours semblent avoir disparu).
Je perçois un rythme à la fois lent et chaloupé, triste, beau et sensuel :

"Vous étiez assis à la table d'un café. Vous preniez votre pied à ne rien faire. Votre âme débordait d'une équanimité extensible à la plus humble des créatures de la terre et, absolument peinard, vous vous disiez: "On n'y peut rien, la vie est belle ".
..."Ce qui valait bien un autre demi".

J'adore l’association : "équanimité" avec "peinard"

C. : Et un "demi" avec "peinard", c'est un joli pied de nez aussi.

AF. : L’éditeur propose la playlist de la traductrice sur le rabat de la troisième de couverture : il faudrait décidément que je l’écoute… 


C. : Il faudra bien, l'un de ces jours ensemble, à l’ombre d’une terrasse, d’un cèdre ou d’un eucalyptus, siroter un maté ou déguster un bon pinard de Cafayate. Un refrain du Cuarteto Cedron, ou un couplet de ce duo français qui a repris à son compte le nom de l'Argentin,  nous inviteraient alors à revivre l'une de ces scènes dont il est question dans ces Eaux-fortes. Pourquoi pas celle de la tristesse du samedi chômé, le récit imaginaire de ces fenêtres toujours éclairées à trois heures du matin, ou l’histoire, mélancolique à souhait, du Don Juan et de ces dix centimes qui lui font cruellement défaut?


AF. : J’en rêve… C’est vrai !
As-tu pensé aussi que ce qui est frappant dans le style, c'est cette juxtaposition d'un langage extrêmement raffiné avec une langue très populaire : il y a aussi dans ces textes une langue très savante, délicate, celle d'un lettré... et des références à des œuvres qui sont loin d'être des romans-feuilletons. La surprise est à chaque coin de phrase...

C. : A chaque esquina syntaxique pour ainsi dire. Et en effet, ce recueil grouille de références à la fois historiques, populaires, littéraires, musicales, burlesques... Le mélange de ces toutes celles-ci, associé au trifouillage, au tripatouillage de ces divers vocables ne dessert absolument pas la cohérence de l'ensemble. En ayant conscience de la difficulté relevant de la traduction d'un tel auteur, on peut sans exagérer parler de prouesse salutaire pour la langue. Et pourtant, dieu sait qu'on a souvent, à tort tout autant que de travers, accusé ce fils d'immigrés prussiens, de maltraiter la syntaxe dans tous les sens du terme. Poussée à son paroxysme, la sincérité de son écriture peut parfois s'apparenter à de la virulence. Indiscutablement, il fait partie de ces auteurs qui ont un besoin pressant de faire, à travers leur prose, exploser leur rage. Une urgence palpable qui conduit à un discours offert sans fioritures ni maniérisme. L’art brut selon Arlt...

AF. : On en revient à l'idée d’eau-forte (je me demande s'il n'y a pas un lien entre ce procédé de gravure et le vitriol? Le vitriol est de l’acide sulfurique, l’eau-forte est gravée avec de l’acide nitrique. Je m’y perds un peu…). Mais c’est une langue qui a toutes les caractéristiques du monde qu'elle veut susciter. Cette idée est développée dans la préface offerte par la traductrice. C'est pour cela que pour moi, Arlt est un immense écrivain : c'est ce qui fait la richesse de ces textes rassemblés. Moi, je sens que je vais les relire par moments, les déguster à nouveau, les triturer, les malaxer dans tous les sens…De toute façon, la syntaxe doit être triturée, malaxée, torturée  pour devenir intéressante...

C. : J'apprécie ta comparaison anatomique de la syntaxe, si je puis m'exprimer ainsi. Cela me fait quelque peu songer aussi à la préface des Sept fous de ses traducteurs, Isabelle et Antoine Berman, qui rendent hommage à l’idée d’invention, si chère au romancier :

L'originalité de cette écriture (qui) doit être située dans ce que Arlt appelait lui-même une "prose polyfacétique". Une prose faite de la coagulation, du brassage, du mixage, de la fusion de plusieurs "langages" hétérogènes: le parler du Buenos Aires des années 30, l'argot argentin, le lunfardo, l'espagnol classique, le lexique des traductions (...) et toute la littérature de seconde main formée par les romans-feuilletons, les magazines populaires, etc.

L'académisme et la sacro-sainte filiation à une tradition assujettissante (on en parlait récemment) est peut-être justement ce qui empêtre la littérature européenne. Inversement, la jeunesse de la littérature argentine (et à plus forte raison, sud-américaine) permet de susciter une émulation par la diversité, par l'invention. En ce continent où les idées affluent, la création est appréciée dans son sens premier du terme, et non plus, dans le cadre complaisant d’un moule contrefaisant un langage astreignant, obligeant à reproduire un itinéraire maintes et maintes fois emprunté.

AF. : Pour moi, les mots sont aussi réels que la chair. Cela peut paraître bizarre et je ne peux me l'expliquer... Mais pour en revenir à Arlt- et tu as entièrement raison quand tu évoques le lien essentiel entre la vivacité d'une littérature et le rapport qu'elle entretient à une tradition, la façon dont elle se sert aussi des mots comme d'une pâte (ça me fait penser à la peinture, tout ça)- je pensais à une chronique que je trouve magnifique, celle qui s'appelle "La vie contemplative" (p. 215). Je crois qu'elle fait la synthèse de beaucoup des choses que nous avons dites ce soir.
En fait, c'est ce rapport de l'homme à l'action - il choisit non pas l'inaction, mais se laisse gagner par la lassitude qui fait de lui non plus un acteur, mais à nouveau cet homme du seuil, qui sera un témoin, mais peu impliqué... La fin de la chronique est extraordinaire à la fois d'humour et de raison, avec cette idée d'après-midi éternel... c'est-à-dire qu'il y a tout de même une volonté -celle que tu évoquais plus haut- à savoir celle de capturer quelque chose, de figer le temps, et, du coup, ce paresseux - ce "fiacún" est peut-être le seul à échapper à ce mouvement perpétuel.
C'est un peu comme les enfants qui naissent vieux (je crois que c'est un des premiers textes) - le temps est ce qui va contre nous, et les porteños de Arlt tentent quelque part d'échapper au temps.


C. : Tu as mis le doigt sur un point essentiel à mes yeux : le fiacún n'est pas un nihiliste, ou un fainéant quelconque. En dépit de sa démarche nonchalante, il s'évertue à cultiver un esprit














philosophique bien plus profond qu'il n'y parait.
D'ailleurs, il n'est pas vain de souligner que Arlt conclut cette chronique en déclarant que:

"En Inde, ces indolents seraient de parfaits disciples de Bouddha, puisqu'ils sont les seuls à connaître les mystères et les délices de la vie contemplative."

AF. : Oui, j'adore cette fin - qui illustre parfaitement tout ce que nous avons dit, avec d'abord ce retournement stylistique (une langue soutenue après un langage plutôt "vert") et cette pirouette philosophique

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C. : De mon côté, je dois dire que j'ai été très touché par beaucoup de textes, mais tout particulièrement par celui des grues de Maciel, que tu évoquais tout à l'heure.
Au travers de cet enchevêtrement urbain et informe, l'humanité semble avoir été éradiquée, comme si nous assistions à la description d'un monde post-apocalyptique. Soit dit en passant, ce texte n'est pas sans rappeler un extrait des Lance-Flammes ( la suite des Sept Fous), durant lequel on assiste impuissant à la description d'une ville asphyxiée par la prolifération d’affiches publicitaires, oppressée par l'érection de toute une armada de gratte-ciel hideux au possible. L'apparition finale est ici poignante et laisse envisager un îlot de laissé-pour-compte, de citoyens engloutis par une machinerie tentaculaire. La ville dans l’œuvre de Roberto Arlt palpite comme un fauve, elle s’insinue comme une présence dévorante, bestiale en quelque sorte. A ce sujet, je te recommande d’aller faire un tour sur le blog d’iorol.
AF. : Mais je veux te dire pourquoi je suis contente que tu parles des Grues abandonnées... Tu sais combien je suis obsédée par cette idée de seuil. Eh bien, j'ai noté, en lisant cette chronique, qu'elle rendait cette idée presque concrète. Elle m'a énormément touchée aussi, car cette île est un lieu où tout se mêle et rien n'a plus de consistance propre, semble-t-il.
Tu connais le « Stalker » de Tarkovski, ce passeur entre deux mondes... Je me suis demandé en lisant cette chronique si Tarkovski la connaissait, ce qui me semble hautement improbable. Mais il existe parfois d’étranges parentés entre des univers très différents à l’origine…

C. : Hélas, je n'ai pas encore eu le temps de découvrir le cinéaste russe, mis à part L’Enfance d’Ivan, un film à la photographie proprement sidérante. Mais, qui sait?
Moi aussi, je dois dire que je me plais à inventer des filiations insoupçonnées entre artistes éloignés par la distance, par le temps, rapprochés plus que tout par un génie intemporel. Et d'ailleurs, parfois, en prenant conscience de tous ces artistes dont je n'ai pas encore eu le temps d'explorer l'œuvre, je suis pris de vertige.
Les Grues, quant à elles symbolisent à mes yeux les rouages défaillants et irrépressibles d'une société lancée à vive allure, vers un progrès dont elle imagine la portée mais dont elle n'est pas capable de mesurer ce qu'il offre. Elles incarnent la transition de cette société, dans les espoirs qu'elles apportent, et dans le désespoir qu'elles rapportent.





Par Christophe  (Edwood) et Anne-Françoise   (entretien à suivre...)













                                            

samedi 4 septembre 2010

Marc Villemain, Et que morts s'ensuivent...

   

  Ouvrir un recueil de nouvelles me procure souvent un frisson délicieux. Le plaisir de la découverte se démultiplie : les trames narratives  s’additionnent, se complètent, se répondent, construisant un délicat édifice dont l’équilibre est fragile. D’où un soupçon d’angoisse pour le lecteur… Il arrive, effectivement, que la juxtaposition d’histoires courtes produise une sorte de brouillard. La confusion alors estompe les contours, masque les lignes, enveloppe les caractères dans un effacement presque immédiat. Et ce qui aurait pu s’apprécier comme un beau bouquet alliant les senteurs aux couleurs se dissout dans un improbable et informe amalgame voué à l’oubli. Mais  ces recueils (mot dont l’étymologie surprenante est liée à la fois aux verbes « cueillir » et « recueillir », associant l’idée de collection à celle de protection) donnent parfois naissance à architecture complexe et belle, une œuvre, ou même à un chef-d’œuvre, un bijou montrant tout l’éclat du talent de son auteur. Genre ancien, depuis Boccace ou l’Heptameron, elle occupe dans la littérature une place essentielle, se déclinant selon tous les genres et tous les registres.

   Et que morts s’ensuivent a été publié au Seuil en février 2009. La rentrée littéraire avec ses trépidations est donc loin…  mais ce recueil est pour moi une découverte. Onze nouvelles y sont réunies, onze textes ciselés au parfum d’anathème. En effet, le titre est comme une menace, une imprécation proférée contre les personnages qui se succèdent au gré de ces pages précises, drôles, dramatiques, sarcastiques, à l’élégance cinglante.  Onze destins malheureux, onze catastrophes retentissantes ou furtives, discrètes et quotidiennes, ou alors stupéfiantes et épouvantables. Marc Villemain, d’une main sûre, y dessine plus que des silhouettes : les personnages sont saisis d’un trait, mais dans leur essence. Chacun d’entre eux donne un titre à une nouvelle : Nicole Lambert, Anémone Piétra-d’Eyssinet, Anna Bouvier, M.D. …, s’insérant dans des univers très variés mais cohérents. D’ailleurs, un personnage constitue une sorte de fil rouge dans le recueil ; Géraldine Bouvier, successivement voisine, bonne, infirmière, nourrice, cycliste… Ces multiples avatars créent une unité du recueil, mais l’ancrent également dans une forme d’humour discret, créant une attente chez le lecteur – attente secondaire, le personnage étant presque toujours relégué au second plan – mais importante tout de même, et instaurant une complicité amicale entre auteur et lecteur.

   Or, ce lien entre les différents textes du recueil est suffisamment ténu et discret pour que chacune des nouvelles constitue un univers à part entière. L’une des grandes réussites de Marc Villemain réside dans sa capacité à créer une harmonie dans la diversité. Les histoires jaillissent de cadres différents : une plage, un salon d’épilation, une chambre, un grenier… Les protagonistes, eux aussi, offrent des visages très disparates : jeunes femmes presque banales, riche héritière, père de famille sans histoire, révolutionnaire non violent, enfants, adultes, vieillards, cannibales. Chacun de ces personnages est, d’une manière ou d’une autre, confronté à la mort.  Cependant, d’un texte à l’autre, les climats, les situations, les intrigues varient, portant sur ce thème grave des regards divers et nuancés : ironique, sombre, cruel, tendre… Au détour de chaque page, une surprise. Ainsi, au rire né de l’histoire de Nicole Lambert et Odette Blanchard, qui ouvre le recueil (et dont la morale serait : méfiez-vous des produits dépilatoires), succède l’humour noir et grinçant, puis l’émotion pure (celle que j’ai ressentie à la lecture de la nouvelle intitulée « Matthieu Vilmin », un sentiment durable et bouleversant né d’une rencontre entre la fiction et la réalité). Marc Villemain reconnaît que parfois, les effets produits sur le lecteur lui échappent : mais c’est aussi la magie de la littérature (de la belle et bonne littérature, allais-je écrire) que d’inciter le lecteur à s’approprier l’œuvre, l’associant d’une certaine façon au processus de la création.


     Les nouvelles de Marc Villemain embrassent ainsi des situations diverses, mais elles dessinent aussi une sorte de paysage de la société d’aujourd’hui, en proposant des angles de réflexion inattendus mais efficaces. « Matthieu Vilmin » incite le lecteur à envisager la relation qui s’instaure entre patient et soignant d’une manière subtile et originale – quel est celui qui apprend à vivre à l’autre ? La relation est-elle à sens unique ? Les réponses proposées à ces questions cruciales ne sont pas simplistes, au contraire : elles se déclinent à l’infini, selon l’angle choisi, l’état d’esprit du lecteur – et celui du personnage, certes. Et de ce texte grave, le rire, paradoxalement, naît dans ce qu’il a de plus dramatique ; un rire mêlé de larmes, lorsque la volonté de vivre s’amenuise et s’efface lorsque l’autre a retrouvé le monde des vivants. Dans tous ces textes, des êtres s’éloignent, les uns des autres souvent, du droit chemin encore plus fréquemment ; mais étrangement, cette mort qui pourrait à chaque fois sembler extraordinaire se banalise, puisqu’elle est le lot commun à chacun. Qu’importe le chemin, puisqu’au bout, l’issue sera la même ? Evoquer la mort d’un personnage (ou sa dégradation physique : tous les personnages ne meurent pas dans ce livre, mais tous y perdent quelque chose) est une façon de dramatiser la vie, ou, au contraire, de porter sur elle un regard doux-amer, chargé d’une affectueuse ironie. Tous ces personnages suscitent la pitié, à un moment ou à un autre, même les plus épouvantables d’entre eux (je pense à ce père incestueux accusé devant un tribunal d’enfants qui m’a irrésistiblement rappelé le tribunal des voleurs dans M le Maudit…).

   De ce trait particulier, de cette écriture précise et élégante naît une tension. L’attente créée devient un élément dynamique, obligeant le lecteur à poursuivre son chemin dans l’œuvre, alors que, par définition, un recueil de nouvelles peut se lire au coup par coup, dans une indépendance facilitée par la brièveté de la forme. Ma lecture – je parle de la mienne, puisqu’après tout, lire est un acte individuel et intime – n’a pas été celle que j’adopte en général face à un recueil. Souvent j’ouvre deux livres, juxtaposant les expériences au risque d’une certaine confusion. Et que morts s’ensuivent est un recueil particulier qui se lit à la manière d’un roman. La lecture d’un texte en appelle une autre ;  les morts s’ensuivent et se suivent dans un cortège ininterrompu, funèbre et drolatique. Demeure finalement une impression forte, un souvenir vivace, des personnages inscrits durablement dans la mémoire du lecteur. C’est un tour de force qui prouve les qualités d’écriture de Marc Villemain, un auteur modeste et discret, mais dont la plume précieuse est dotée d’un véritable pouvoir. Du grand art…

     La dernière nouvelle, M. D., occupe dans mon cœur de lectrice une place particulière, parce qu’elle constitue une sorte de rupture avec les textes qui précèdent : une jeune femme, figure d’écrivain (double peut-être de celui-ci) est évoquée au futur, dans une inéluctable progression vers le destin commun à tous les personnages du livre. Mais ici, rien ne semble préparer cette mort, si ce n’est, peut-être, l’angoisse de l’écrivain qui ignore les effets de sa création sur le lecteur. Les mots lui échappent, les personnages semblent prendre une indépendance, la maîtrise de cet univers devient impossible.
« Donc, M. D. sera à sa table de travail. Elle relira mot à mot ces histoires qui lui tombèrent sous les doigts, s’étonnant elle-même de leur rythme, de leur sonorité, de leur caprice, quand ce n’est pas des personnages eux-mêmes. C’est qu’ils sont si réels ces personnages, si proches. Elle se demandera si le lecteur aura conscience  de la réalité fantomatique de ces personnages dans son cerveau. Car M. D. n’aura jamais eu besoin des critiques pour évaluer les limites de son art. Elle se dira que tout ça n’est pas si mauvais au fond, que cela vaut bien quelques-uns de ces succès qu’ils exhibent dans les devantures, mais enfin elle sait parfaitement que tout se destinera toujours au vent, aux landes au vent et à la nuit. »
Dans le beau regard sombre de M . D., la conscience que ce cortège de fantômes sur la lande de papier est peut-être plus réel que sa propre vie de solitude, à cette table, dans ce lit vide où elle ne s’allonge pas, assise en tailleur à fumer, mêlant quelque chose de son corps à ce vent, cette lande et cette nuit…

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Marc Villemain, Et que morts s'ensuivent, Seuil, "Nouvelles", 2009