dimanche 21 février 2010

Brian Evenson, Père des mensonges


« Bien et mal sont les préjugés de Dieu, disait le serpent ». (Nietzsche, Le Gai Savoir, III, 108)
« Dieu est mort ; mais tels sont les hommes qu’il y aura peut-être encore pendant des millénaires des cavernes dans lesquelles on montrera son ombre… Et nous…, il faut encore que nous vainquions son ombre. » (Le Gai Savoir, III, 259)

   Père des mensongesFather of lies), dont la publication toute récente en français ne doit pas faire oublier qu’il s’agit d’un roman paru il y a une douzaine d’années aux Etats-Unis, bien avant Contagion et La confrérie des mutilés, pourrait, à un premier niveau, ne se lire que comme le récit – non linéaire et polyphonique – de crimes pédophiles commis dans l’Eglise, thème particulièrement en vogue ces derniers temps. Or, en donnant une voix au criminel, Brian Evenson n’inscrit pas son œuvre dans le sensationnel, mais engage une réflexion puissante sur la religion, le mal, la relation à la divinité ou au démon, et contraint le lecteur à se pencher sur sa propre perception du fait religieux. L’Eglise (ecclesia, assemblée) est le carcan qui emprisonne tous les personnages du roman (et qui n’est abandonné que lors d’un bref détour dans un autre univers oppressant, l’hôpital ), hiérarchisée selon un système rigoureux qui évoque l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours, la secte mormone, de laquelle l’auteur s’est dissocié après y avoir grandi. Le protagoniste, Eldon Fochs, en est un dignitaire, un Doyen, amené par sa femme à consulter un psychothérapeute, qui lui aussi appartient à cette église. Il lui confesse d’étranges rêves pleins de violence et de fureur, et lui découvre indirectement son attirance pour de jeunes garçons qu’il éduque à la foi sanguiste .
   Le récit emprunte différents chemins et différentes voix : il débute par la correspondance entre Feshtig, le thérapeute, et son directeur, lui-même sous la pression des plus hauts dignitaires de la congrégation. Il importe à l’Eglise de faire obstacle à la révélation, le mal doit rester caché, tu ; la loi du silence bafoue le droit des victimes, faisant d’elles des coupables au besoin, pour protéger le criminel, non personnellement, mais en tant que représentant de cette église. Ensuite, le rapport de Feshtig nous propose une approche objective, mais nuancée d’humanité par l’inquiétude légitime du psychothérapeute. Puis la parole est donnée à Fochs lui-même, le criminel, parole multiple car l’homme se dit guidé par une voix incarnée en un « homme fait de souffle » qui l’incite à commettre sévices, viols et assassinats. Cette schizophrénie semble à la fois propre au personnage, mais aussi générée par le milieu dans lequel il exerce ses fonctions, puisque l’individu doit céder le pas à l’homme d’Eglise (Brian Evenson s’explique sur l’influence qu’a exercé sur lui l’œuvre de Deleuze et Guattari dans le remarquable entretien qu’a mené avec lui Eric Bonnargent – Bartleby, et que vous trouverez ICI).
   La structure narrative de l’œuvre est à la fois simple et rigoureuse, alternant les pressions ecclésiastiques, l’investigation psychique et le point de vue de Fochs. Le mot « anamnèse », qui introduit le rapport de Feshtig, est particulièrement intéressant, puisqu’il joint les différents niveaux de sens du récit : le plan philosophique et platonicien, l’anamnèse (ανάμνησις, action de rappeler le souvenir) étant le souvenir de l’idée de l’âme dans le ciel des idées, réminiscence nécessaire à l’incarnation de celle-ci ; le plan médical, l’anamnèse constituant le récit par le patient de ses antécédents médicaux et de ses symptômes – c’est la phase qui rassemble Festig et Fochs ; et surtout le plan religieux, l’anamnèse correspondant ici au rappel des souffrances et de la résurrection, au moment  de l’Eucharistie qui donne chair au Christ. Or, Fochs est sous l’emprise d’une voix intérieure,  ce fameux « homme fait de souffle », qu’il associe souvent au Christ, se dédouanant ainsi de l’horreur des actes commis : ils étaient justes, puisqu’inspirés par le Sauveur… Mais ses certitudes se fissurent parfois, et le doute s’installe : est-ce Dieu ou le diable ? Quelle que soit la réponse, l’Eglise choisit de protéger le criminel, dont le mensonge, bien qu’éventé, demeure la seule défense, acceptée malgré l’évidence. La parole a suffi à contredire les actes : cette prévalence du verbe n’est-elle pas le reflet des exigences de la foi ? La mise en cause de la croyance religieuse est violente et implacable : en son nom, tout est permis, y compris le pire, à condition qu’il reste inavoué. Evenson semble s’insinuer dans les pas de l’Insensé du Gai Savoir, reprenant à son compte cette question rhétorique : « Que sont donc encore les églises sinon les tombeaux et les monuments funèbres de Dieu ? » (III, 125).
   Mais au-delà de la question de Dieu, du bien et du mal s’insinue également l’énigme de l’Autre : qui est cet autre que je ne suis pas ? Ou alors, se peut-il qu’il ne soit qu’une émanation de moi ? Dans le roman, l’Autre est celui qui inspire à Fochs toutes ses exactions, et qu’il distingue de lui-même sans doute par incapacité à en assumer pleinement la responsabilité. S’opère alors une démultiplication de ses personnalités, qui prennent des visages insaisissables et non identifiables. Cependant, Fochs nie l’idée qu’il soit habité par d’autres : « Non, il n’y a personne de ce genre à l’intérieur de moi. » Le mal est donc parfaitement extériorisé, relégué hors du territoire de l’humain, presque. Il s’incarne en l’Autre impalpable,  prend souvent l’apparence d’un homme à la tête sanglante, mais se métamorphose selon les circonstances en vieillard, en malade à l’hôpital, en médecin… Impossible épiphanie ! Sans visage, il ne présente aucune possibilité de devenir un autrui absolu permettant l’existence d’un Moi – je ne puis être moi-même si l’autre n’a pas de visage reconnaissable et distinct du mien, je ne puis être libre : « Le visage où se présente l’Autre – absolument autre – ne nie pas le Même , ne le violente pas comme l’opinion ou l’autorité ou le surnaturel thaumaturgique. Il reste à la mesure de celui qui accueille, il reste terrestre. Cette présentation est la non-violence par excellence, car au lieu de blesser ma liberté, elle appelle à la responsabilité et l’instaure. Non-violence, elle maintient cependant la pluralité du Même et de l’Autre. Elle est paix. » (Emmanuel Levinas, Totalité et infini, p.222).
   L’individu, renonçant à sa responsabilité, perd ainsi sa liberté, récupérée par l’institution religieuse. Le mal triomphe dans le silence imposé ; la vérité capitule devant le système ; l’homme n’est plus qu’un rouage dans le mécanisme qui s’apprête à le broyer…

PS: ce texte, légèrement modifié grâce à JCM, est paru sur son blog Strass de la philosophie, sous le titre "Autrement Autre..."

D'autres romans et nouvelles de Brian Evenson:
La confrérie des mutilés, Le Cherche Midi, Lot 49, 2008
                                           Vitrine à San Francisco, juillet 2009 (photo personnelle)
Inversion, Le Cherche Midi, Lot 49, 2006
Contagion, Le Cherche Midi, Lot 49, 2005



A propos de La Confrérie des mutilés (ou plutôt, de sa deuxième partie, Derniers jours, les deux romans, se faisant suite, publiés en français en un volume), je vous invite à lire la magnifique analyse de Marcel Inhoff sur son blog Shigekuni (en anglais) : Bloody Hell : Brian Evenson's "Last Days"
Et, toujours pour mes lecteurs anglophones, un entretien mené sur Bookbabble par François Monti (Fric Frac Club), Marcel Inhoff et d'autres...

lundi 15 février 2010

Leonard Michaels : Conteurs, menteurs / Sylvia



« Es-tu là, Dieu étoilé ? – Elle est affaiblie, la pluie fine qui avait brisé ma sérénité. » (Jack Kerouac,  Tristessa)
« Kafka imagine un homme, avec un trou à l’arrière du crâne. Le soleil brille à travers. L’homme en question se trouve dans l’incapacité d’y jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil. Kafka pourrait tout aussi bien parler du visage de cet homme. D’autres « le percent à jour ». La partie la plus publique, la plus confuse de son corps lui est invisible. En voilà un truisme ! Il faut toutefois être un génie pour affirmer que le visage, cette chose qui embrasse, éternue, sifflote et marmonne, est un trou plus intime que nos parties intimes. Alors on tourne le dos à cet horrible trou pour se réfugier dans l’aveuglement du quotidien, l’aveuglement face à ce visage aveugle. On veut allumer une cigarette ou se servir un verre. On veut passer un coup de fil. A qui ? On ne sait pas. Évidemment. On veut appeler son visage. Celui qu’on n’a jamais rencontré. Celui que l’on est. » (Leonard Michaels, « Journal » in Conteurs, menteurs)

   Dans cette constellation de la littérature américaine d’aujourd’hui, des étoiles naissent, d’autres meurent,  d’autres enfin naissent et meurent au même moment. Ainsi, le lecteur français découvre ces jours-ci l’œuvre inédite d’un auteur disparu en 2003 : Leonard Michaels. Ce malheureux décalage entre la naissance de l’œuvre et la certitude qu’elle est déjà inscrite dans une forme de passé, puisque Leonard Michaels n’écrira plus, ne poursuivra plus cette quête amorcée pour nous, est un symbole. Les deux livres publiés en janvier 2010, Conteurs, menteurs, et Sylvia, au-delà de leurs différences (Michaels s’y révèle un écrivain protéiforme), tracent les contours d’un auteur à la fois insaisissable et tout entier engagé dans son œuvre. La frontière entre fiction et réalité (ou vie réelle, devrais-je dire) tend à s’abolir ; les convergences abondent entre auteur et personnages, entre   Mildred ,  la  Sonny  du  Journal  et Sylvia. Errant dans les méandres de la fiction, s’essayant à tous les genres, tous les registres, Michaels est probablement à sa propre recherche, l’écriture lui offrant (ou lui fournissant) un moyen de tenter de se trouver.
   Conteurs, menteurs, recueil couvrant toute l’existence littéraire de Michaels, témoigne de cette diversité dans la constance. Constitué d’œuvres rassemblées après la mort de l’auteur, écrites de 1969 à 1997, il offre au lecteur une mosaïque composée d’éclats disparates, du désespoir à une amertume teintée de dérision, de la jubilation à la tristesse. Les personnages, en quête d’eux-mêmes sinon de reconnaissance, s’égarent souvent, se trompent de chemin, se trompent les uns les autres, pris dans un réseau de convenances, de conventions, d’aspirations sociales. La violence côtoie le luxe, et, finalement, les humains  diffèrent peu, d’un milieu à l’autre. Souvent, un personnage, une silhouette nous rappellent irrésistiblement l’auteur, jeune universitaire à la recherche d’un poste à sa mesure, et prêt pour l’obtenir à un certain nombre de compromissions. Parfois, Michaels abandonne la fiction pour l’autoportrait, dans le beau texte Dans les années cinquante par exemple, cascade d’évocations juxtaposées, sans lien apparent, mais qui finissent par reconstituer une image ou plutôt une essence (un peu à la manière de Perec dans Je me souviens) :
« (…) J’ai lié connaissance avec trente-cinq singes rhésus lors d’une expérience sur l’addiction des singes à la morphine. Pour eux, j’étais celui qui lavait leur merde à grande eau.
   Avec quatre autres étudiants, nous avons vécu chez un kiné nommé Leo.
   J’ai rencontré à Detroit un homme qui possédait une mitraillette ; il prétendait avoir touché Dutch Schultz. J’ai vu un film de gangsters qui prouvait que c’était faux.
   J’ai connu deux filles intelligentes, talentueuses, en bonne santé, belles, qui ont fini par se pendre. (…) »
Cette énumération paratactique, curieusement, crée une forme d’harmonie, comme la vie qui se dessine par le rapprochement d’instants, d’expériences, qui semblent dépourvus de liens mais qui finissent par donner un rythme à l’existence…
   Ce composite de recueils mêle à la fiction des portions de réel, des bribes d’autobiographie, mais aussi des souvenirs de lectures et d’événements historiques, souvent liés à la Shoah. On croise chez Michaels Dostoïevski (dans l’évocation de son simulacre d’exécution et l’influence qu’il a eue sur son œuvre), Byron (spectateur de la mise à mort de trois voleurs, « avec grandes terreurs et répugnance »), mais aussi Jaromir Hladik, personnage du Miracle secret de Borges, qui connaît l’extase dans une cellule où il a été placé après son arrestation par la Gestapo et sa condamnation à mort, Dieu lui accordant d’arrêter le temps pour finir son œuvre.

   Le rapport entre fiction et réalité est inversé dans Sylvia. Ce texte relativement court se joue des frontières habituelles et oscille entre le réel et l’imagination, qui est l’une des formes que pourrait prendre le souvenir. « Insaisissable est la vie et ce n’est que dans le souvenir qu’elle dévoile ses traits, une fois dans le non-être » (Adam Zagajewski, Palissade Marronniers Liseron Dieu) : c’est ainsi sous le signe fragile du souvenir que s’ouvre ce livre publié en 1990 par Leonard Michaels, et qui retrace les quatre années passées auprès de Sylvia Bloch, sa première femme, qui se donne la mort en 1964. En dévoilant son intimité avec Sylvia, en révélant leurs joies (de plus en plus fugaces) et leurs mésententes, suscitées le plus souvent par des crises de folie de la jeune femme, Leonard  tente à la fois de se jouer du temps, la plume ressuscitant la femme disparue et le jeune homme qu’il était, et d’alléger la culpabilité ressentie. Mais comprendre est impossible, les crises, les colères échappent à toute analyse. Cependant, le récit se charge d’émotion, malgré les trente années passées, le ressentiment, et le quotidien se mue en tragédie. Sylvia, incernable, passe du bonheur aux hurlements : « Je ne comprends pas pourquoi tu ne m’adores pas », dit-elle à son mari. La déesse souhaitée devient une furie, le suicide apparaissant comme l’ultime châtiment infligé à l’amant. De cette œuvre naissent cependant quelques images heureuses, et l’on y croise tout l’esprit des années 60 à New-York :  Lenny Bruce, Kerouac et Ginsberg, Ornette Coleman, R.D. Laing, on lit Sade, Nietzsche et Henry James.  Mais Sylvia s’étiole, choisissant de se laisser glisser dans un désespoir sans cause réelle, et tentant d’y entraîner Leonard. Le Dieu étoilé est absent, la pluie fine a définitivement brisé la sérénité de l’homme, et celui-ci cherche son propre visage, la rencontre avec lui-même, que seule l’écriture rend possible.

lundi 8 février 2010

Miroirs, labyrinthes: Borges, L'Auteur...

                                     
                       Ibant obscuri  sola sub nocte per umbram…(Virgile, Enéïde, chant VI, v.268)

   L’œuvre de Jorge Luis Borges s’offre comme une mosaïque constituée des éclats éparpillée d’un miroir brisé. Y pénétrer relève de l’aventure : ces éclats s’associent en couloirs ombreux, à peine éclairés par l’oblique reflet du monde, dissimulant les spectres des vivants et les cortèges des morts ; les rencontres de hasard ne peuvent se fondre dans l’oubli et mêlent indistinctement la réalité du monde et la vérité des rêves. Constamment à la recherche de lieux de convergence entre le réel et l’imaginaire, entre les esprits et la matière, comme en cet aleph, point de l’espace qui en contient tous les autres, Borges scinde et réunit fiction et réalité, les entrecroisant et les fusionnant si bien que naît un univers où les rôles se confondent, opérant le dédoublement de l’auteur en personnage, et offrant au lecteur une surface réfléchissante qui paradoxalement l’absorbe pour l’intégrer à ce monde à la fois identique et différent, ancien et nouveau, proche et lointain.
   La littérature comme hypallage ? Cette idée ouvre le recueil L’Auteur, publié à l’origine en 1960, et moins connu, sans doute, que Fictions, L’Aleph ou Le Livre de sable. La Dédicace qui inaugure ce recueil mêlant nouvelles et poèmes (souvent reflets des thèmes développés dans les textes en prose) semble consacrer l’étrangeté du rapport qui s’établit entre imaginaire et réalité, celle-ci se transformant en fiction lorsque la littérature s’empare d’elle, et inversement : la fiction, le rêve deviennent réalité puisque chaque livre est « une chose de plus ajoutée au monde » (Une rose jaune, p.63). La puissance créatrice semble abolir la frontière entre la vie et la mort, telle cette rose jaune qui naît dans l’esprit du poète en même temps qu’une femme la place dans une coupe (p.63).Ainsi s’évapore le fleuve Achéron, qui sépare les vivants des morts, car « l’âme peut fuir au moment où meurt la chair » selon l’ultime  leçon de Socrate à Platon (Delia Elena San Marco, p.43). Le récit se charge d’une tension spirituelle telle qu’elle met en doute l’idée de la mort. « Un jour nous renouerons – au bord de quel fleuve ? – le dialogue incertain et nous nous demanderons  si une fois, dans une ville qui se perdait en plaine, nous avons été ceux qui furent Borges et Delia » (p.45). Cette survie de l’âme s’accompagne de l’idée que le corps s’incarne dans des frusques empruntées pour l’occasion, et que l’esprit peut changer au point de devenir étranger à lui-même, tout en se demeurant fidèle. La Dédicace abordait déjà ce thème : dans la bibliothèque plongée dans une pénombre dont seuls émergent en partie les visages des lecteurs (mon reflet imprécis dans le livre), Borges offre son livre à Leopoldo Lugones, mort vingt-deux ans auparavant. « (…) demain, moi aussi je serai mort, nos durées seront confondues et la chronologie se fondra en un monde de symboles et, de quelque manière, il sera juste de prétendre que je vous ai apporté cet ouvrage et que vous l’aurez accepté» (p.15).  Hypallage absolu qui offre la vie aux morts et aux vivants l’immortalité (mais à quel prix ? – une extraordinaire nouvelle contenue dans L’Aleph suggère que l’immortalité n’est pas  un sort enviable).
   Il existe donc un lien entre ce recueil et les autres œuvres de Borges. L’Auteur rassemble les thèmes privilégiés de l’écrivain : la figure de l’auteur, le miroir, le labyrinthe… Mais l’auteur existe-t-il vraiment ? Ou alors, existe-t-il indépendamment de l’œuvre qu’il a produite ? Souvent Borges semble soupçonner qu’il n’y pas de réalité en dehors du livre, et que cet objet facilite son incarnation, son accès à la certitude du monde. Or l’acte d’écrire fige la pensée et le rêve qui se retrouvent emprisonnés dans un morceau de réalité. Le livre est-il vraiment un miroir du monde ? Borges ne nous inflige jamais de réponse canonique… Mais si le rêve captif du livre conquiert un peu de réalité, le reflet du monde qu’offre la bibliothèque est éclaté, morcelé, ses éclats disparates ne pouvant être rapprochés, rassemblés pour former un tout. Ainsi revient au gré du hasard « le souvenir perdu, qui brillait comme une monnaie sous la pluie, sans doute parce qu’il (l’auteur) ne l’avait jamais regardé, sauf peut-être en un rêve » (L’Auteur, p.19). L’éclat du monde, paradoxalement, ne se révèle qu’à l’auteur menacé de cécité – la figure du Poète, Homère, hante certains des récits de Borges.   Mais ce miroir, cette surface qui réfléchit une image du monde, est dangereux : « J’ai connu étant enfant cette horreur de ce qui reflète ou multiplie spectralement la réalité » (Les miroirs voilés, p.29). Ces miroirs causeront la folie de Julia, amie du narrateur, qui voit en ces miroirs non son propre reflet, mais celui de l’auteur…
   Ainsi, le poète est celui qui se promène dans le labyrinthe du monde, à travers rangées de miroirs, jardins et bibliothèques, qui disparaissent à mesure qu’ils sont nommés. Mais le poète, donnant vie à son œuvre qui en un seul vers, en un seul mot peut-être, contient le monde, se condamne à mourir, pour avoir insinué que le monde n’est peut-être que du rêve :  « La réalité se confondait avec le rêve. Mieux dit, le réel était une des virtualités du rêve » (La parabole des palais, p.85). Suprême paradoxe, le poète ne survit pas à son œuvre qui pourtant lui confère l’immortalité… La personne n’est rien : seul compte le personnage qui vit et éprouve contrairement au corps presque dépourvu d’âme que joue la comédie de la vie. Les Aborigènes d’Australie, eux, croient que le monde n’est que le rêve d’un peuple de fourmis.
   Ultime dédoublement : l’être et l’auteur s’affranchissent l’un de l’autre : « Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page », se demande Borges dans Borges et moi (p.105)…
  
Borges, L'Auteur , Gallimard, L'Imaginaire, 1982. 
Je tiens à citer également le magnifique ouvrage de Jean-Clet Martin: Borges -  Une biographie de l'éternité (Editions de l'Eclat, 2006) - que je n'ai pas relu pour l'occasion par peur d'en être trop influencée!

samedi 6 février 2010

Michael Haneke et la glaciation des sentiments : Le Septième continent, Benny's video et 71 fragments...

Le septième continent (1989)
                                                                                                  

 La « trilogie de la glaciation » de Michael Haneke ( Le septième continent, 1989 ; Benny’s Video, 1992 ; 71 fragments d’une chronologie du hasard, 1994) constitue bien plus qu’une introduction à l’œuvre du cinéaste. Ses trois premiers films contiennent en puissance la plupart des thèmes développés ensuite dans  sa riche filmographie, couronnée l’an dernier à Cannes par une Palme d’Or attribuée au Ruban blanc. Les liens sont nombreux entre ses différents films, tissant un inépuisable réseau de significations : cette remarquable cohérence ne peut cependant se découvrir qu’à un spectateur acceptant l’inacceptable. En effet, dans ces œuvres à l’esthétique souvent glacée, aux couleurs froides ou presque absentes (l’Allemagne du nord, dans le Ruban blanc, ne se nuance que de dégradés de blancs, gris, noirs, créant un cadre épuré à la violence), sont abordés des thèmes effrayants, insoutenables…

   Ainsi, dans Le septième continent, la caméra semble s’immiscer dans un univers sans fantaisie : une famille autrichienne (mais qui pourrait être originaire de n’importe quel autre pays riche) que l’on découvre progressivement, par fragments presque : des silhouettes indistinctes à l’intérieur d’une voiture dans une station de lavage automatique, puis des mains s’affairant à la préparation d’un repas, une petite fille courant vers le portail de l’école, trop loin pour que l’on puisse voir son visage ; des plans plus larges ensuite, sur des corps revêtus de leur banalité quotidienne. On attend des visages, pour qu’enfin apparaisse l’individu. Mais Haneke tarde à  les montrer, car après tout, cela pourrait être n’importe qui.  Cette famille anonyme (d’ailleurs, chez Michael Haneke, il est difficile de distinguer les personnages qui portent souvent les mêmes prénoms d’un film à l’autre – Georg, Anna, et souvent interprétés par des acteurs récurrents – parmi eux, le regretté Ulrich Mühe disparu immédiatement après sa magnifique prestation dans La vie des autres, apparaissant dans Benny’s video et dans Funny Games, 1997) semble ne connaître aucune difficulté particulière : il y a bien eu un deuil (la mère d’Anna est morte, laissant un fils dont le chagrin s’extériorise, de manière inattendue et presque déplacée, lors d’un petit repas de famille) ; à l’école, la petite fille tente de faire croire qu’elle est aveugle. Mais rien de grave, en apparence. Pourtant,  le père, la mère et l’enfant s’apprêtent à quitter ce monde, sans rien laisser qu’une lettre adressée aux parents de Georg. Départ définitif et préparé avec soin, et dont la réalisation mécanique pourrait sembler sans âme. Or, c’est peut-être le monde qui en est dépourvu, puisque ce père, cette mère et cette fille, qui s’aiment, ont choisi de le quitter pour le « septième continent », qui n’est pas l’Australie dont on voit épisodiquement une affiche (mais l’image est inquiétante, n’offrant aucun horizon, juste la plage et un océan immobile car contenu par une montagne)…

   Un écran de télévision veille sur leur agonie. Devant un écran vit Benny, né, lui aussi, dans une famille de la petite bourgeoisie. Cet écran s’interpose entre lui et la réalité, à tel point qu’il ne voit plus rien sans ce médium. Les rideaux sont tirés, plongeant sa chambre dans une pénombre à la fois confortable et inquiétante ; mais il voit sur son téléviseur les images en direct de la rue qu’il filme au moyen d’une caméra placée devant la fenêtre. Comme dans la famille du Septième continent, on parle peu, voire pas du tout, et Benny se retrouve un week-end livré à lui-même. Insensiblement, il est conduit, sans que le spectateur en comprenne les raisons, à commettre un meurtre. Lui non plus ne peut l’expliquer à se parents, qui d’ailleurs n’insistent pas, repoussant leurs interrogations pour fuir la réalité de cet acte qu’ils cherchent avant tout  à camoufler. Seul le père, à la fin, ose une question, à laquelle Benny se dérobe et qui reste en suspens.  Cette réalité horrible poursuit le spectateur qui en a intercepté des images indirectes (toujours cette caméra installée par le garçon) – procédé subtil qui, s’il instaure une distance avec la réalité pour les personnages, crée une illusion de réel pour les spectateurs, qui ont l’impression d’assister à une sorte de snuff movie. .. Or, Benny, incapable de dialoguer avec son père, s’adresse à lui furtivement par le biais du camescope emporté en Egypte, lors de la fuite mise au point par ses parents. La représentation de la violence, comme dans tous les films de Haneke (sauf peut-être dans le Ruban blanc où elle est suggérée plutôt que montrée, mais toute aussi  obsédante), est directe, brutale, plaçant le spectateur dans la situation d’un voyeur – dans  Funny Games, le réalisateur pousse à l’extrême ce parti-pris. Mais accepte-t-il  cette place à contrecœur ? La réflexion de Haneke sur la violence du monde englobe le spectateur, lui donnant un rôle dynamique, l’associant à ce jeu qui n’a rien d’une catharsis, bien au contraire. L’image, froide comme dans les reportages télévisés, facilite cette intégration du spectateur au film qui prend parfois des allures de documentaire.

   D’ailleurs, 71 fragments d’une chronologie du hasard débute par des images du journal télévisé (ces inclusions d’images réelles sont un procédé que Michael Haneke utilise souvent : on l’a rencontré dans ces deux films précédents). Cette fois-ci, l’issue du film est dévoilée d’emblée par un carton qui annonce les meurtres finaux. Du coup, la trame narrative ne se concentre ni sur la préparation des meurtres, ni sur l’identité des victimes (la caméra suit le quotidien de plusieurs personnages dont nous apprenons à la fin que trois sont morts, mais lesquels ?) Ainsi sont mises en évidence les causes de la violence, qui naît selon Haneke de multiples facteurs liés à notre société : l’incapacité à communiquer avec autrui, la fragilité de la cellule familiale, à la fois prison et illusion, simple agrégat d’éléments qui y noient leur individualité, l’invasion de l’espace privé par les médias… Mais Michael Haneke ne tend pas un miroir : il pousse les situations dans leurs derniers retranchements (sans styliser pour autant) et nous invite à la réflexion, semant quelques indices, mais refusant de nous guider. Son cinéma dérange, bouleverse, incite à réfléchir et à réagir : impossible d’y rester indifférent.

La trilogie de la glaciation de Michael Haneke:
Le septième continent (1989)
Benny's video (1992)
71 fragments d'une chronologie du hasard (1994)

lundi 1 février 2010

McCarthy, Méridien de sang

                                                     Grand Canyon, South Rim (photo personnelle)
« Le ciel étoilé au-dessus de moi, et la loi morale en moi » (Kant,Critique de la raison pratique).






«La loi morale a été inventée par l'humanité  pour priver les
puissants de leurs droits en faveur des faibles. La loi de l'histoire
la dément à chaque instant. Il n'y a aucun critère absolu permettant
de démontrer qu'une loi morale est bonne ou mauvaise. » (Le juge
Holden, dans Méridien de sang, p. 314).

« Ils traversèrent des régions de pierre versicolore soulevée en
ravines déchiquetées et des empilements de rochers dressés dans des
failles et des anticlinaux retournés sur eux-mêmes renversés et brisés
comme les souches de grands troncs pierreux et des pierres éventrées
par la foudre,  infiltrations explosant en vapeur dans quelque orage
ancien. Ils passèrent des filons étagés de roche brune qui dévalait
les étroites saignées des arêtes et tombaient dans la plaine comme les
ruines de vieux murs, ces présages de la main de l'homme avant qu'il y
eût des hommes ou aucune chose vivante. » (p. 66)
  Il n'a pas de nom. D'ailleurs, rares sont ceux qui sont nommés,
dans ce roman magnifique où l'individu disparaît pour se fondre dans
une nature destructrice. L'apocalypse, pourtant, n'a pas eu lieu comme
dans La Route, cet autre roman beau et désespéré. Ici, ce sont les
hommes qui abandonnent toute humanité, se livrant tout entiers à la
sauvagerie qui n'est même plus bestialité.
  Le gamin a été jeté sur la route, fuyant on ne sait quoi, le
souvenir absent d'une mère dont il a causé la mort par sa naissance,
un père qui a tout oublié, sauf le nom des poètes, et qui ne lui a
rien transmis. Chez McCarthy, en effet, il est question de
transmission, de passage, de survie. Comment apprendre sans père, dans
un monde livré au chaos? Il faut pourtant rejoindre d'autres hommes,
s'identifier, suivre un modèle... Mais celui-ci est effrayant.
L'enfant se trouve associé par hasard à une sinistre cohorte de
chasseurs d'Indiens, qui poursuivent les Apaches et les Comanches
jusqu'au Mexique, armée irrégulière mais grassement rémunérée. Cette
errance jalonnée de meurtres barbares ne lui enseigne qu'à donner la
mort : il apprend à tuer, tout juste à se protéger, dans ce monde où
n'existent ni affection, ni même solidarité. Unis dans le crime, ces
hommes ne sont pas des compagnons;  le groupe se délite à mesure des
combats, finissant par s'entretuer.
  Aucun guide dans cette errance, aucune figure paternelle ou
rassurante. Le juge Holden, seule référence, se caractérise par son
inhumanité aussi bien morale que physique : lettré, savant même, et
curieux de tout ce qu'il découvre, il ne partage nullement ses
connaissances, conserve pour lui les observations qu'il note
soigneusement sur son carnet. C'est un esprit sans âme, incapable de
ressentir le moindre sentiment  - si ce n'est, un moment, pour un
idiot à moitié animal . Sa tête énorme, dépourvue de cheveux, est une
planète; son intelligence vive. Mais sa bestialité n'en est que plus
brutale. Les hommes ici réunis ne poursuivent qu'un seul but : tuer,
collecter les scalps et les oreilles des indiens morts, horribles
trophées dont ils s'ornent, arborant fièrement les preuves de leur
cruauté.
  L'enfant poursuit ainsi son chemin sans balise, dans un monde
hostile mais d'une beauté à couper le souffle. L'eau manque
cruellement dans ce paysage minéral qui se gorge de sang; le liquide
rouge et épais nourrit cette terre violente, immensité qui invite à se
perdre soi-même. Souvent, ces orgies sont reflétées par le couchant
qui unit le ciel à la terre ensanglantée,  rendant toute fuite
impossible. L'ennemi n'est pas en reste de violence, troupe grotesque et
morbide ayant perdu toute idée de culture – l'on pense à ces
mannequins sinistres et ridicules du « Dead Man » de Jim Jarmush.
  Peu à peu, l'homme disparaît, laissant place à l'animal, un animal
qui tuerait pour le plaisir, et les dépouilles sanglantes de ses
victimes le recouvrent de la tête aux pieds, dans une puanteur
affreuse; protégés par des peaux d'animaux en putréfaction, tels des
zombies en maraude, le gamin et ses compagnons perdent tout ce qui
faisait d'eux des humains. La phrase de McCarthy s'adapte au terrible
voyage, perdant elle aussi tout repère, longue, haletante, dans des
images d'une épouvantable beauté, et le lecteur se laisse happer par
ces visions d'horreur qui font naître une poésie paradoxale,
s'essoufflant avec les ces cavaliers d'apocalypse auquel, pourtant, il
serait impossible de s'identifier...
  Dans cette nature magnifique et tragique, l'homme n'a pas sa place
: elle semble s'acharner à le rejeter, organisme indésirable, déchet
de la création. Il tente d'y laisser des traces qu'elle refuse comme
des blessures, et elle se défend par le soleil qui dessèche, la neige
qui éblouit, l'orage qui affole, le froid qui engourdit et fait
mourir... Ainsi, les « sauvages » et les « Américains » finissent par
se ressembler dans l'horreur. Après avoir massacré le chef de la
misérable troupe et un médecin innocent, les indiens Yuma contemplent
leur butin. « Les armes et les vêtements furent étalés sur le sol et
partagés de même que furent partagés l'or et l'argent provenant du
coffre éventré et fendu qu'ils avaient traîné à l'extérieur. Tout le
reste fut empilé sur les flammes et tandis que le soleil montait dans
le ciel et miroitait sur leurs faces bariolées ils restaient assis par
terre chacun avec ses nouveaux biens devant lui et ils regardaient le
feu et fumaient leurs pipes comme aurait pu le faire une troupe grimée
de saltimbanques venus dans cette solitude se reposer loin des villes
et de la canaille qui les sifflait derrière la rampe fumeuse,
contemplant les villes où ils passeraient et les pauvres fanfares de
trompettes et de tambours et les planches grossières sur lesquelles
leur destinée était inscrite,car ces gens-là n'étaient pas moins
captifs et assujettis et ils voyaient comme la préfiguration de leur
propre fin les crânes carbonisés de leurs ennemis rougeoyer sous leurs
yeux, lumineux comme du sang parmi les braises. » (p. 345). Indiens
comme Américains ont en effet pour destin de devenir minéraux, seule
possibilité de retrouver une place dans cette nature qui attend,
immuable, ce don en matière, ces os qui viendront blanchir dans le
désert, et devenir poudre neigeuse comme le gypse.
Sedona, AZ, photo personnelle