mardi 29 septembre 2009

Un étrange Feu Pâle ( Nabokov dans un miroir brisé)

American Visionnary Art Museum, Baltimore, juillet 2009 (photo personnelle)




"C’était moi l’ombre du jaseur tué

Par l’azur trompeur de la vitre ;

C’était moi la tache de duvet cendré – et je

Survivais, poursuivais mon vol, dans le ciel réfléchi."


Feu pâle, long poème de John Shade en quatre chants, constitue plus que le prétexte de cette œuvre étrange, toute en ombres et en reflets. Un lecteur candide ou peu familier des malicieuses manipulations de Vladimir Nabokov pourrait pénétrer dans cette œuvre en ignorant que la fiction débute dès la première ligne : en effet, si le poème occupe apparemment la place centrale dans le livre, sa présentation et ses annotations en font partie intégrante. Ainsi, auteur (Shade) et éditeur (Kinbote) sont les deux protagonistes de ce texte intrigant qui en réalité se définit comme un roman, puisqu’il s’agit d’une fiction le plus souvent narrative. Un étrange dédoublement, car Kinbote, voisin voyeur et obsédé par l’idée de la mission à accomplir, s’introduit de force dans l’existence du poète, puis dans son œuvre, le commentaire envahissant le poème, le commentateur voyant en Shade une image de son destin - rocambolesque pour le moins.
Que de pièges, de chausses-trappes, de méandres dans cette œuvre aux multiples niveaux de lecture ! Il est impossible d’en résumer les péripéties, tant elles sont nombreuses, surprenantes et… compliquées. Mais là n’est pas l’essentiel. En effet, se tisse entre Shade et Kinbote une relation indescriptible, et peut-être peu goûtée par le poète, ou alors tout simplement fantasmée par son zélateur. Petit à petit, à mesure que le poème semble s’étioler (ses premiers vers, magnifiques, perdent peu à peu leur mystère et laissent progressivement la place à une simple autobiographie versifiée), le commentaire prend de l’ampleur, Kinbote y laissant libre cours à une sorte de délire de persécution et une identification de plus en plus nette du poème avec sa propre existence, comme s’il s’était incarné en Shade ou que celui-ci ait pu s’immiscer dans sa conscience.
Au-delà de l’érudition commune à Kinbote et à Nabokov (on retrouve dans l’œuvre la prédilection de celui-ci pour l’entomologie, la botanique, l’ornithologie, comme dans Ada ou l’ardeur) et de l’humour dont il fait preuve, Feu Pâle présente au lecteur un miroir, l’incitant à une réflexion poussée sur le processus de lecture et d’écriture. En effet, le texte de Shade n’existe que parce que Kinbote désire plus que tout le lire ; et l’écriture (romanesque, ou plutôt fantasque) naît de cette lecture. Les premiers vers du poème semblent définir cette relation : l’oiseau (le jaseur, celui qui ne cesse de parler – n’oublions pas que Nabokov a attentivement et scrupuleusement supervisé la traduction en français de son roman) traverse la vitre, survivant à sa propre mort ; une vitre plutôt qu’un miroir, car le miroir reflète assez fidèlement la réalité alors que le reflet dans la vitre est ombré, tremblé, presque effacé par la transparence même qui au lieu de révéler dissimule. Cette fenêtre sur le monde est une ouverture mais aussi une cloison, un mur sur lequel on peut se fracasser… De l’horrible danger de la littérature ! Shade d’ailleurs le paie de sa vie, assassiné par un tueur dont on ne sait qui il poursuit réellement (ne serait-ce pas plutôt Kinbote qui était visé ?). Deux destins se rejoignent ou plutôt se succèdent : la mort de Shade confère à Kinbote, le lecteur, le pouvoir de poursuivre l’œuvre à sa manière par le processus de l’interprétation.
Mais que reste-t-il à la fin ? « Le feu pâle de l’incinérateur » dans lequel le poète brûle régulièrement toutes ses ébauches ? Ou alors le face à face meurtrier auquel Kinbote continue à s’attendre ? Nabokov nous égare, mais nous rappelle que toute œuvre littéraire se nourrit de la citation des autres : il convoque ainsi Goethe, Proust, Dostoïevski, Robert Browning, Joyce et… lui-même (à travers des allusions à Lolita ou à Pnine), plaçant son roman sous le signe du plus mystérieux de ses prédécesseurs, Shakespeare :

« The moon’s an arrant thief,

And her pale fire she snatches from the sun… »

(La lune est une voleuse de grand chemin, / Sa pâle lumière, elle la fauche au soleil…, Timon d’Athènes, IV, 3).

La littérature est transmission, mais aussi tromperie, illusion ; le regard qu’elle pose sur le monde n’est jamais figé mais insaisissable. La vérité de l’auteur n’est pas celle du lecteur, elle ne vaut pas mieux non plus, mais l’une et l’autre se complètent, s’enrichissent dans une spirale vertigineuse.

mercredi 23 septembre 2009

Las Hurdes, tierra sin pan




Etrange découverte à la fin d'un DVD : dans les bonus proposés avec Viridiana de Bunuel (film auquel je consacrerai certainement bientôt un post), le court-métrage de 1932 sur Las Hurdes, région misérable d'Estramadure, à l'ouest de l'Espagne, près de la frontière portugaise. Ce film d'un réalisme tellement implacable qu'il frôle le surréalisme sous le signe duquel Bunuel a placé toute son oeuvre jusqu'à présent crée encore aujourd'hui un véritable choc...

J'en avais entendu parler il y a quelques années lors d'une émission de radio, mais avais complètement oublié son existence. C'est le hasard, donc, qui l'a offert à mes regards... pour inscrire en moi une marque indélébile. Ces images violentes (il n'y a pourtant ni bagarre, ni crime) constituent un terrible constat de la société pré-franquiste.

La région est presque inaccessible. Le cinéaste et ses techniciens s'engagent dans une véritable expédition pour l'atteindre, franchissant obstacles naturels ou humains (la dernière barrière est un ensemble d'églises à l'abandon, d'ermitages désolés). Puis la montagne, desséchée et hostile, qui ne laisse présager aucune présence humaine. Puis d'étranges écailles géantes, posées à même le sol : ce sont les toits des maisons de la plus grosse bourgade de ce territoire isolé. Aucune fenêtre , aucune ouverture n'est ménagée dans les murs de ces maisons de pierres grossièrement assemblées; la fumée ne sort par aucune cheminée, mais s'échappe des failles des cloisons. La rue principale du village (mais peut-on vraiment parler de rue?) est le lit d'un torrent, où adultes, enfants et bêtes (des porcs, uniquement) boivent à même le sol. L'instituteur du village - aux Hurdes, il y a tout de même une école - a du mal à empêcher les enfants d'y tremper le pain qu'il leur distribue, les obligeant à le manger devant lui. Les paysans misérables sont contraints d'aller à la montagne pour y chercher la terre de leurs champs, qu'ils aménagent au bord de la seule rivière de la région. A chaque crue, tout est à recommencer. Ici, pas de médecin, pas de travail : c'est une société livrée à elle-même et qui ne sait comment évoluer - le crétinisme y est fréquent, les maladies touchent toute la population. Certaines scènes sont insoutenables : une femme fiévreuse est couchée sur le sol, le visage creusé (le commentaire nous apprend qu'elle est morte deux jours plus tard); un homme figé devant l'entrée de sa maison est le père d'une petite fille qui vient de mourir. La mère n'a plus de larmes, et l'enfant est emportée dans une sorte d'auge qui servira même de bateau (car il faudra bien traverser la rivière pour arriver au cimetière, maigre prairie dont les herbes folles dissimulent les croix).

Témoignage ethnologique ou dénonciation d'une intolérable misère?

Le film, très vite interdit en Espagne à l'époque, a tout de même suscité la juste indignation de nombreux spectateurs, et a constitué un motif de révolte : son influence dans le déclanchement de la guerre civile est réelle.

Mais le plus étrange est cette fascination esthétique qu'il fait naître : on est mal à l'aise d'être un peu voyeur, de juger et surtout de ne pas comprendre cette résignation totale face à la misère.

dimanche 13 septembre 2009

Lire La Chambre de Jean-Clet Martin





Qu’y a-t-il à l’origine d’un roman ? Trop souvent, le besoin presque maladif de se raconter, de donner une importance démesurée à sa petite vie. Le piège de l’autofiction guette la plupart des auteurs d’aujourd’hui, réduisant l’écriture romanesque à un exercice nombriliste et, il faut l’avouer, peu intéressant pour le lecteur. Mais parfois, le hasard (ou le destin) favorise la rencontre avec un texte hors norme, évitant avec intelligence et brio les embûches narcissiques dans lesquelles tombent très souvent les romanciers d’aujourd’hui. La Chambre de Jean-Clet Martin fait partie de ces heureuses et trop rares surprises…
Cette chambre, lieu clos éclairé par une lucarne traversée par l’intense rayonnement du soleil, est le point de rencontre entre l’intérieur et l’extérieur, mais aussi, de façon différée, entre les trois protagonistes de l’œuvre. Propice à la réflexion, à la solitude, elle se laisse cependant pénétrer par le monde, lumières, sons, effluves provenant de l’extérieur, à la manière d’une monade. Elle conserve en elle l’empreinte des corps qui y ont vécu, à travers des traces (celles d’un cendrier, d’un verre), des objets abandonnés qui prennent au fur et à mesure une place de plus en plus grande, comme cet album consacré à Hopper, qui constitue un lien entre les personnages, mais aussi avec le lecteur. Jean-Clet Martin nous offre ainsi des repères identifiables – la peinture de Hopper, de Manet : en réalité, plus que des repères, les œuvres constituent un départ ou un aboutissement. De nombreuses scènes (j’ose ce terme cinématographique, mais il me paraît refléter la structure du roman) renvoient à Hopper : Marlène et Serge, les futurs amants dans le bar se reflètent dans les personnages de Nighthawks; Pauline, seule dans sa chambre, offre l’image à la fois sensuelle et éthérée de la jeune femme de Morning in a city



D’ailleurs, ce roman à l’écriture précise et précieuse, taillée et polie comme les faces d’un joyau, concilie sensualité et abstraction, comme Hopper dans ses toiles, à la fois stylisées et fortement marquées par la présence –ou l’absence- des corps. La matière s’allie à l’immatériel ; la vitre crée une frontière en même temps qu’un seuil. Elle isole les êtres du reste du monde, et paradoxalement donne accès à eux. Vitrine ou fenêtre, elle sépare et unit, par la transparence, le rayonnement qu’elle rend possible. Ce lien se prolonge en aura, substance immatérielle d’un corps disparu, par l’imperceptible trace laissée sur la surface brillante d’une table basse. Dans ces objets oubliés, ces marques presque effacées, les morts survivent au néant et à l’oubli.
Pourtant, le livre n’est pas un huis-clos : il propose un parcours qui s’éloigne de la chambre, de la ville, pour conduire très loin deux de ses personnages ! Cette ville sans nom nous devient presque familière : le pont Kamaran, traversé et retraversé, le fleuve aux eaux mouvantes, le bar, le musée, la bibliothèque…Chacun de ces espaces ouvre une réflexion : la bibliothèque évoque le labyrinthe borgésien, le musée est un lieu vivant, où se nouent des intrigues, où le visiteur est parfois un reflet des personnages des œuvres exposées (celles de Hopper). Les toiles du peintre s’animent, au restaurant par exemple où l’œil de Marlène est attiré par un couple qui semble sorti de Chambre à New-York. Chaque déplacement semble constituer un voyage en miniature, comme dans ce bus qui donne l’occasion d’une réflexion sur le point de vue, sur le dépaysement, et même sur la philosophie présocratique ! A travers une étonnante mise en abyme, le lecteur se trouve projeté dans le parcours romanesque des personnages : chaque page recèle une occasion de réfléchir, et Jean-Clet Martin, sans rien imposer, suggère des pistes, distille des références littéraires, artistiques, philosophiques…
Le lecteur peut y suivre son propre chemin : la première lecture de ce roman m’a véritablement happée dans une réflexion sur l’empreinte comme persistance d’un corps au-delà de la mort, comme lien avec l’être disparu. Mais la richesse et la beauté du livre de Jean-Clet Martin se dévoilent à chaque instant ; les méandres de l’intrigue épousent et révèlent nos interrogations existentielles, et, comme par magie, nous offrent des réponses.
____________________________________________________________________
Jean-Clet Martin, La Chambre, M@nuscrits, Editions Léo Scheer, 2009.
____________________________________________________________________
NB:La Chambre est le premier roman de Jean-Clet Martin, qui est philosophe, et auteur d'une vingtaine d'ouvrages. Voici d'autres lectures qui, je l'espère, vous intéresseront autant qu'elles m'ont passionnée:
100 mots pour jouïr de l'érotisme, Les Empêcheurs de penser en rond, 2004
100 mots pour 100 philosophes, Les Empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2005
Borges, Une biographie de l'éternité, "Philosophie imaginaire", Editions de l'éclat, 2006
Eloge de l'inconsommable, "Philosophie imaginaire", Editions de l'éclat, 2006 (à lire d'urgence!!!)
Et le tout dernier en date, sorti la semaine dernière:
Une intrigue criminelle de la philosophie - Lire la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte,2009.