jeudi 28 mai 2009

Les errances de Klaus Mann : chronique intime d'un exil




Comment vivre et s’épanouir dans l’ombre d’un père Nobel ? Cette approximation d’un humour hasardeux recèle en réalité une partie du drame de la vie de Klaus, fils de Thomas Mann, neveu de Heinrich, frère de Golo, d’Erika… Une dynastie d’écrivains, dont chaque membre se définit par rapport ou contre un illustre père. Les Buddenbrooks retraçaient le déclin d’une famille de Lübeck, berceau de la famille Mann : l’écriture de Klaus hésite elle aussi entre biographie et fiction.
Dans ses carnets publiés en deux tomes : 1) Les Années brunes 1931-1936, 2) Les Années d’exil 1937-1941, Klaus Mann se livre tout entier. D’abord dandy insouciant, gosse de riche au cœur d’une fête perpétuelle, il prend très vite conscience de la menace qui pèse sur l’Allemagne du début des années trente. Le tourbillon des cabarets munichois s’éloigne pour laisser place à une sourde angoisse : sans hésiter, Klaus voue son existence à la lutte contre le fascisme - ce courage politique le distingue de son père dont le départ d'Allemagne semble avoir été motivé par la peur des événements. De l’intérieur d’abord, puis contraint à l’exil, il erre d’un pays à l’autre, en Europe où il rencontre la plupart des grandes figures littéraires de l’époque, puis aux Etats-Unis.D’une écriture lapidaire, parfois réduite à quelques notes brèves mais sans concession, les Journaux de Klaus ne cachent rien, ni de ses joies (de plus en plus rares), ni de ses rancoeurs, ni de ses craintes, ni de ses expériences intimes, dans l’homosexualité et la drogue. L’objectivité est le but qu’il cherche à atteindre ; il ne s’épargne (ni ne nous tait) rien. Klaus semble prendre un malin plaisir à s’autoriser tout ce que son père s’est évertué à réprimer : sans doute était-ce la seule façon d’exister face à lui.Autoportrait d’un homme dans la tourmente, d’un artiste en quête de reconnaissance, d’un intellectuel voué à combattre le nazisme, ce Journal dessine aussi un portrait de groupe : la famille Mann, incroyable association d’intelligences et de talents, mais également les amis de Klaus, Gide, Cocteau, Crevel, William Auden, Gottfried Benn, Huxley, Fritz Lang et tant d’autres… C’est donc le miroir d’une époque à la fois difficile et riche. Klaus Mann se suicide le 21 mai 1949. Sa dernière note date de la veille, mais ne laisse rien présager de particulier : cependant, depuis quelques temps, la dépression envahit sa vie de plus en plus souvent, de même que son penchant pour le "thon" (nom qu’il donne à la morphine ou à la cocaïne). Publiés en Allemagne entre 1989 et 1991 et en 1996 en France, ces deux tomes éclairent d’autres œuvres : Le Tournant (chronique d'une époque tout autant qu'autobiographie), Mephisto (récit de la vie d’un acteur qui se compromet avec le gouvernement nazi, largement inspiré d’un homme qui a été un moment son beau-frère, Gustav Gründgens), les nouvelles rassemblées dans Speed

mardi 26 mai 2009

Celan/ Kiefer, toujours : à propos du livre de Daniel Arasse











J'ai déjà dit mon admiration pour Paul Celan et Anselm Kiefer : les deux sont indissociables, le peintre se référant très souvent au poète.
Anselm Kiefer, le beau livre de Daniel Arasse paru en 2007 aux Editions du Regard, établit avec force la parenté qui unit les deux artistes. "Ecrire un poème après Auschwitz est barbare", affirmait Adorno dans Kulturkritik und Gesellschaft. Pour Celan, l'allemand est "langue natale et langue mortelle". Comment inscrire son oeuvre poétique dans une culture dévoyée par le IIIème Reich? Bien que né à la fin de la deuxième guerre mondiale, Kiefer se trouve confronté au même dilemme, ou presque : contrairement à Celan, ses origines familiales ne le placent pas du côté des victimes mais des bourreaux. Pétri de culture germanique, il ne sait s'il doit l'oublier, la détruire ou l'assimiler. Son cheminement douloureux et passionnant est lumineusement analysé par Arasse: son archéologie de cette oeuvre à la fois tellurique et subtile y découvre, au delà du labyrinthe apparent, une harmonie ou plutôt une logique. L'oeuvre de Kiefer est un travail de deuil et de mémoire : passant par l'appropriation initiale de l'imagerie nazie - ses autoportraits au salut hitlérien ont choqué et l'ont rendu suspect de sympathies honteuses - il s'agit ensuite de "tuer le mort" pour se libérer définitivement de son emprise. A ce moment, mémoire et avenir peuvent coexister, ce dernier s'enrichissant au contact de multiples références culturelles (germaniques, égyptiennes, babyloniennes, khabbalistiques...). Kiefer les cite et les rapproche, les identifie même parfois, établissant un pont entre ces diverses manifestations de l'humain. Par exemple, "le difficile chemin de Sigried vers Brunhilde" utilise l'image du rail qui ne mène nulle part sinon à un feu lointain (le cercle de feu autour du corps de Brunhilde ou les flammes des crématoires?). Kiefer a vu le film de Lanzman, Shoah, dont les rails de chemin de fer constituent un motif inquiétant. Ses toiles, ses installations, ses bibliothèques de plomb (récupéré des ruines de la cathédrale de Cologne) regorgent de thèmes récurrents qui fournissent un véritable fil d'Ariane : Margaret/Sulamite, leitmotiv d'un poème de Celan, "Fugue de mort", qui reflète bien les préccupations de l'artiste; Isis et Osiris; le serpent (qui unit toutes les mythologies); la palette; le tournesol... Arasse les définit comme surdéterminations (au sens freudien : voir L'Interprétation des rêves). Cette oeuvre aux aspects profondément oniriques est aussi une lecture de l'univers, individuelle mais placée sous l'égide d'illustres prédécesseurs. Ainsi, la série des Ciels étoilés se réfère à Kant : "le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale en moi", inscrit-il en regard de sa toile, reprenant à peu de choses près la phrase de Kant dans la Critique de la raison pratique ("le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi").




Daniel Arasse établit donc un chemin dans cette oeuvre, ou de multiples parcours qui en révèlent à la fois la profondeur et l'intensité : de deuil en voyage, l'oeuvre de Kiefer ne peut se vivre que comme expérience pour un spectateur invité à lui donner du sens, devenant créateur à son tour...

dimanche 24 mai 2009

Le sang froid de Capote


En 2006, la sortie du film "Capote" de Bennett Miller s'inscrit au regard d'une double référence: d'abord, et évidemment, le glaçant "roman de non-fiction" de Truman Capote, "In cold blood", puis le film éponyme de Richard Brooks. Pour le premier, il représente un coup de tonnerre dans la littérature américaine, effaçant le seuil entre roman et reportage: Capote, dans sa transcription d'un sordide fait-divers arrivé dans le Midwest, offre un regard intériorisé. Pour décrire les événements et les comprendre, il adopte un point de vue inédit, démultipliant les focales. Toute la narration est faite de l'intérieur, mais pas toujours du même intérieur. Le journaliste est un témoin: Capote, lui, se transportera dans l'intimité des consciences, celle de Nancy, adolescente amie d'une des victimes, celles d'Alvin Dewey, l'enquêteur, des criminels aussi. Entre répulsion et fascination, il privilégie le récit de l'un des assassins, Perry Smith, à la fois presque analphabète et avide de reconnaissance, dont le vocabulaire choisi tranche avec l'horreur des situations évoquées.

L'un des nombreux intérêts du film est qu'il retrace non pas le fait-divers, mais la façon dont Truman Capote traite avec la réalité pour la faire passer dans la presque fiction. L'écrivain ici est manipulateur. Au-delà des classiques stratégies pour obtenir des informations, il s'immisce dans l'existence de Smith, lui donnant l'occasion de devenir un héros de roman. Celui-ci, confronté à l'idée d'une mort prochaine, distille ses confidences, comptant ainsi obtenir une aide juridique de l'écrivain. Or Capote mène le jeu : entre pitié et apitoiement sur lui-même, il manoeuvre adroitement le condamné jusqu'à en tirer l'ultime secret... A partir de ce moment, le livre n'a plus besoin de Smith pour exister; cependant, nous découvrons avec étonnement l'auteur rendant visite à son personnage, peut-être pour jeter sur lui un ultime regard juste avant que la créature de papier ne prenne définitivement sa place. Mais comment interpréter ces larmes versées?

L'art de Philip Seymour Hoffman se trouve tout entier dans ces imperceptibles changements. Lorsqu'il semble compatir, Capote ne fait que calculer le rapport d'un don, d'une marque d'amitié; pourtant, quand il pourrait demeurer loin du lieu de l'exécution, il offre un dernier tête-à-tête à celui qui s'apprête à mourir. C'est une belle métaphore du rapport de l'auteur avec ses personnages. Un personnage purement fictif ne serait qu'une émanation de son auteur, un peu de lui-même, comme on dit. Capote, lui, s'est offert un vrai dédoublement, se projetant dans Perry Smith tout en se jouant de lui. D'une personne il fait un personnage, la dépouillant de sa liberté, la soumettant à un destin. D'ailleurs, vers la fin de cette histoire, Capote semble inquiet à l'idée d'une grâce possible pour les condamnés à mort. Sans cette mort, que deviendraient en effet ces personnages? Ils perdraient probablement de leur pouvoir, de leur sens: de leur intérêt. Ravalés au simple rang d'êtres vivants, ils ne viendraient plus conclure l'oeuvre, qui n'aurait plus de raison d'exister...

samedi 23 mai 2009

Kiefer, la mémoire et le lien


(Anselm Kiefer, Tannhauser, détail, photo personnelle)
Le livre revêt une importance capitale dans l’œuvre de Kiefer. Ses pages s’insèrent dans ses toiles désolées, ses piles de plomb reposent en équilibre instable sur le sol bétonné ; ils menacent, lourdement rangés sur les rayonnages d’improbables bibliothèques… Chargés de mémoire, ils témoignent, pesants d’un passé glorieux et violent.
L’artiste, dont les travaux s’inscrivent dans une démarche labyrinthique, constamment repris, réinventés, ne cesse de porter le deuil d’une histoire destructrice. Ainsi, tout naturellement, il consacre quatre de ses toiles magistrales à Paul Celan, dont les phrases se dessinent sur le mur de la galerie Thaddaeus Ropac à Paris, en 2006 :
« Je suis seul, je mets la fleur de cendre
dans le verre rempli de noirceur mûrie. Bouche sœur,
tu prononces un mot qui survit devant les fenêtres,
et sans un bruit, le long de moi, grimpe ce que je rêvais. »
(Paul Celan, Pavot et mémoire, 1952, traduit par Jean-Pierre Lefebvre)
Tannhaüser, présenté en ce moment au musée Würth d’Erstein, s’élève gris contre un mur blanc. Pile de livres préparés pour un autodafé, que les fagots s’apprêtent à consumer, pour une cérémonie de sinistre mémoire ? Ou alors jaillissement, naissance ? Les branches s’échappant du monticule ressuscitent-elles l’âme de l’Allemagne compromise, détruite par le nazisme ? Cette sombre période est en effet omniprésente chez Anselm Kiefer. A 25 ans, il voyage dans de grandes villes d’Europe où il se photographie faisant le salut nazi. L’œuvre de Kiefer est rappel, expiation, empreinte de la conscience douloureuse d’un pays victime et coupable à la fois. Mais en célébrant Celan, le peintre (que ce mot est impropre à le définir !) renoue le lien entre les hommes ; ainsi, la « noirceur » présente à la fois dans le poème et dans la suie qui macule les amas de livres est à la fois trace du désastre et trait d’union. De la cendre renaîtra l’humanité. Reliant les esprits, intégrant toutes les techniques de représentation visuelles (photographie, peinture, sculpture…), l’œuvre crée un syncrétisme entre les arts, la littérature, la philosophie, et touche à l’universel.